L’allocution de Robert Badinter au Sénat
Mercredi 4 mai 2011
Nul ici sur ces bancs ne remet en cause l’existence du génocide arménien. Chacun a conscience de la cruauté du souvenir pour les victimes, et aujourd’hui pour leurs descendants. La vie m’a appris ce que pouvait signifier ce qu’était le déni de mémoire, le refus de l’existence de ce qui fut. Chacun d’entre nous mesure ce que le révisionnisme peut signifier, il est un des multiples visages de la haine.
Comme le rappelait la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) à propos de l’affaire Garaudy : « La contestation des crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les juifs et d’incitation à la haine à leur égard. »
Autrement dit, le débat qui se tient ici ne porte pas sur l’existence ou non du génocide arménien. Mais il soulève en revanche une question préjudicielle de constitutionnalité majeure, valable non seulement pour le génocide arménien, mais aussi pour ce qu’il est convenu d’appeler les lois mémorielles, que je qualifie pour ma part de « lois compassionnelles ». Je pense, outre à la loi de 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien, à la loi Gayssot de 1990, à la loi Taubira de 2001 tendant à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité.
Comme l’a rappelé en effet la mission Accoyer sur les lois mémorielles, « le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales ». Deux principes fondamentaux s’opposent à cela, rappelés aussi bien par la communauté des historiens dans leur appel pour la Liberté pour l’histoire du 13 décembre 2005 que par la communauté des juristes dans leur Appel contre les lois mémorielles du 23 novembre 2006 :
- Il n’appartient pas au Parlement de dire l’histoire et de la graver ainsi dans le marbre de la loi. L’histoire est une science qui doit progresser avec les historiens.
- Il appartient encore moins au Parlement d’être le juge de cette histoire et de qualifier par avance ce qui relève du seul office du juge.
En l’espèce, l’intervention du Parlement serait d’autant moins légitime qu’elle vise des événements historiques vieux d’un siècle, qui se sont déroulés en Asie mineure, et dont, heureusement, les Français n’ont pas été acteurs, ni comme victimes, ni comme bourreaux.
Le Parlement, nous législateurs, sommes tenus par la compétence que nous confère la Constitution. C’est ce que rappelait le doyen Vedel dans sa dernière étude, publiée dans les Mélanges Luchaire, précisément consacrée à la loi du 29 janvier 2001 et pour qui la lecture seule de l’article 34 suffisait à la condamner constitutionnellement.
De ce point de vue, la loi Gayssot, bien que ne pouvant échapper elle-même à la critique, présentait deux caractéristiques bien distinctes du texte ici discuté : d’abord, et hélas, des Français ont été victimes du génocide nazi ; ensuite, et comme l’a rappelé la Cour de cassation dans sa décision du 7 mai 2010, elle pouvait s’appuyer sur le Statut du tribunal de Nuremberg et sur l’autorité de la chose jugée des décisions rendues par ce tribunal.
On voudrait donc aujourd’hui ancrer sur la loi anticonstitutionnelle de 2001 une nouvelle loi réprimant sa violation. Il s’agit dès lors ni plus ni moins que d’ajouter de l’inconstitutionnalité à l’inconstitutionnalité en formulant une sanction pénale contre une loi elle-même inconstitutionnelle.
Mais, au-delà de la faute constitutionnelle, je tiens à vous prévenir de la faute politique qui serait ici commise. Nos amis arméniens se tromperaient en voyant un progrès dans la défense de leur cause avec l’adoption de cette nouvelle loi. En voulant armer le texte initial de 2001, c’est son annulation que vous obtiendrez.
Même si le Conseil constitutionnel n’est pas saisi par nos soins, il ne manquera pas de l’être à l’occasion de la première poursuite engagée sur son fondement par la voie de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité), qui n’existait pas en 2001. Or je vous rappelle que le fait de n’avoir pas été soumise au Conseil n’accorde aucune immunité à la loi de 2001. Le Conseil peut se prononcer sur la constitutionnalité d’une ancienne loi à l’occasion de l’examen d’une nouvelle loi qui la « modifie ou la complète ». Ce qui est bien le cas de celle-ci.
En votant ce texte aujourd’hui, vous ne pourrez donc n’avoir qu’une certitude : son invalidation dans un délai qui pourrait être très court par le Conseil constitutionnel. Je vous laisse juge des conséquences pour la cause arménienne qu’engendrerait pareille censure.
Ne croyez pas pour autant qu’en ne votant pas ce texte les Arméniens de France seraient démunis face à d’éventuelles attaques racistes à leur endroit qui prendraient la forme de la négation du génocide de 1915. Car si l’historien est libre de ses recherches et de ses conclusions, il n’est pas libre de ses méthodes. Les faussaires de l’histoire, et j’en sais quelque chose avec Faurisson, ne sauraient prospérer.
D’ailleurs, vous le savez tous ici, puisque cela figure dans le rapport de la Commission des lois : Bernard Lewis a déjà été condamné par le tribunal de grande instance de Paris le 21 juin 1995 pour avoir écrit que le génocide arménien manquait de « preuve sérieuse » parce qu’il avait occulté les éléments contraires à sa thèse et donc « manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence ».
À mon tour donc, je nous invite ici à faire preuve de la même objectivité et de la même prudence et à ne pas succomber aux sirènes de la compassion qui desserviraient la cause arménienne par nous tous ici partagée.
Si la digue des principes constitutionnels devait céder aujourd’hui, c’est à un raz de marée victimaire auquel vous serez exposés, à une surenchère mémorielle, à ce que Pierre Nora qualifiait de « victimisation généralisée du passé ».