4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
f_fanon2.jpg

Frantz Fanon psychiatre, d’après le livre de Patrick Clervoy et Maurice Corcos

Le texte qui suit est une présentation sommaire de la vie et de la pensée de Frantz Fanon7, très largement inspirée d'un chapitre de l'ouvrage Petits moments de la psychiatrie en France de Patrick Clervoy et Maurice Corcos, publié aux éditions EDK, en janvier 2005. Les parties de ce livre qui ont été reprises sont encadrées par des guillemets « … », et suivies du numéro de la page. Merci à Patrick Clervoy, psychiatre, chef du service de psychiatrie de l'Hôpital d'instruction des armées Sainte-Anne de Toulon, de nous avoir autorisé cette utilisation de son texte.

« Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit,

chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable,

je me suis senti solidaire de son acte.
 »

Frantz Fanon – Peau noire, masques blancs

À Fort de France

Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925. Ceux qui l’ont connu jeune décrivent un garçon intrépide, un meneur. Il a dix ans lorsqu’il assiste, avec sa classe, à une cérémonie devant le monument dédié à Victor Schœlcher, le héros célébré pour avoir libéré les esclaves de leurs chaînes ; Fanon dira plus tard son bouleversement lorsque lui fut révélée l’histoire de l’esclavage et la déshumanisation dans laquelle la France avait tenu ses ancêtres.

« Je me suis trompé !« 

En 1940, l’Europe est en guerre et la France sous le régime de Vichy. Les Antilles accueillent l’Amiral Robert qui a quitté Brest avec une partie de la flotte de guerre française. A la fierté des Martiniquais succède vite le désenchantement : l’Amiral Robert applique avec rigueur les directives de Pétain (suppression des élections, interdiction des syndicats et des mouvements politiques …) En 1943, faisant sien le NON gaullien, Fanon rejoint les Forces Françaises Libres. Le fils d’esclave s’engage pour libérer les fils de ceux qui avaient fait enchaîner ses aïeux. À ses amis qui lui disent que cette guerre n’est pas la leur, que les Nègres n’ont rien à y faire, Frantz Fanon répond :

« Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. »

Il le fit, mais fut vite déçu. Sur le théâtre de guerre métropolitain, il constate l’indifférence des Français à l’engagement des siens. Il est Nègre et considéré comme tel. Profondément blessé, il s’écrie : « Je me suis trompé !« .

Peau noire, Masques blancs.

Fanon survit aux épreuves de la guerre. Démobilisé, il retourne aux Antilles, passe son bac, et revient à Lyon s’inscrire en Faculté de médecine. C’est une période de lectures et de rencontres.

Le sujet de sa thèse, « Essai pour la désaliénation du Noir« , reflète ses propres interrogations : «quel peut être pour le Nègre un destin qui ne soit pas celui du Blanc ? Son travail se construit comme un essai anthropologique et psychologique, développant la perspective phénoménologique d’un « exister » du Nègre qui peut être autonome et distinct des valeurs posées comme universelles par les Blancs. La thèse est refusée, pour des raisons autant de fond que de forme. Frantz Fanon change alors de sujet et rédige une thèse insipide sur « un cas de dégénérescence spino-cérébelleuse ou maladie de Friedrich« .»

« Il reprend ensuite le texte de sa thèse initiale, change son titre qui devient « Peau noire, masques blancs » et fait publier l’essai aux éditions du Seuil grâce au soutien de Francis Jeanson. C’est un texte dense, lapidaire, fait de courts énoncés dont chacun mériterait un long développement. » 1

f_fanon2.jpg

En voici la conclusion en forme de profession de foi :

« Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :

Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve.
[…] Mon ultime prière : mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !
 »

La souffrance du colonisé en métropole

En 1951, en même temps qu’il termine ses études de médecine, Fanon fait publier dans la revue Esprit un court essai intitulé « le syndrome Nord-Africain« . « Il a probablement eu à rédiger des expertises sur des situations qui mettaient au premier plan l’expression somatique du mal-être de l’immigré maghrébin et les problèmes posés par sa sexualité. De cette expérience, il livre le constat d’une relation de soin où le médecin métropolitain reçoit le consultant maghrébin avec un préjugé racial. Il indique que le comportement du Nord-Africain – par son inadaptation au monde dans lequel il vit – provoque souvent de la part du personnel médical une attitude de défiance quant à la réalité de sa maladie, que celui-ci est perçu avec un a priori de « race feignante », qu’il triche sur ses symptômes pour n’en chercher que des bénéfices et que l’attitude préalable des soignants est avant tout de le pousser hors de l’hôpital où il est soupçonné de vouloir trouver refuge pour ne pas travailler. » 2

En Algérie

En juin 1953, Fanon est nommé médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida. A son arrivée l’hôpital est à l’image de la psychiatrie coloniale avec une séparation radicale des malades mentaux indigènes 3 et des malades mentaux métropolitains. « La conception dominante qui prévalait alors en Algérie était que le malade mental métropolitain était accessible à la guérison, mais que l’indigène était incurable, voué à la maladie, sous le prétexte que ses structures diencéphaliques écrasaient toute possibilité d’une activité corticale développée. En dépit de l’hostilité qu’on imagine, Fanon se lance dans la rénovation institutionnelle de ses services. Sous son impulsion, le pavillon des femmes européennes se métamorphose rapidement. »4

f_fanon.jpg

« Fanon se hâte ensuite d’apporter ces mêmes orientations dans le pavillon des hommes indigènes. C’est un échec. Analysant cet échec il comprend que les indigènes ne peuvent répondre à une approche socio-thérapique qui se fonderait sur un modèle occidental : si la chorale ne marche pas c’est parce que les chanteurs au Maghreb sont des professionnels itinérants qui n’appartiennent pas au groupe, si l’atelier de vannerie est déserté c’est parce que c’est une activité réservée aux femmes, si l’organisation d’une crèche à Noël n’attire personne, c’est parce que c’est une fête chrétienne et non musulmane. Il organise le pavillon autour du modèle culturel indigène et installe dans le service un café maure, les décorations font référence au patrimoine et à la culture locale et non plus aux paysages et aux monuments de France.» 4

«Parallèlement, Fanon donne une impulsion à la psychiatrie en milieu ouvert et met en place une unité qui prend en charge en un même lieu les patients d’origine métropolitaine et les patients maghrébins. Il organise la formation des personnels infirmiers ainsi que des rencontres universitaires.»5 C’est à cette époque qu’il noue des contacts avec le FLN.

L’engagement dans le F.L.N.

A Blida, Fanon a donc amorcé un vaste mouvement qui vise à repenser la psychopathologie en fonction des repères culturels des Algériens. Mais la vie de l’hôpital est profondément perturbée par le développement de la guerre de libération. Fanon reçoit un nombre important de patients dont la pathologie est directement liée aux hostilités.

« la colonisation, dans son essence, se [présente] déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques […] Il y a donc dans [la] période de calme de colonisation réussie une régulière et importante pathologie mentale produite directement par l’oppression. Aujourd’hui la guerre de libération nationale que mène le peuple algérien depuis sept ans, […] est devenue un terrain favorable à l’éclosion des troubles mentaux« .

Dans ce passage de l’ouvrage Les damnés de la terre, Frantz Fanon ajoute : « Nous [signalons] que toute une génération d’Algériens, baignés dans l’homicide gratuit et collectif avec les conséquences psychoaffectives que cela entraîne, sera l’héritage de la France en Algérie« .

«Fanon va progressivement s’engager totalement avec le FLN. Bien qu’il conserve une importante activité clinique, les événements le poussent à un nouvel engagement pour défendre, comme en 1943, « la liberté et la dignité de l’homme« ».5

La rupture

Précipité par la menace d’une répression, son hôpital étant considéré comme un lieu de refuge des combattants du FLN, Fanon présente sa démission. Le courrier qu’il adresse en 1956 au Ministre Résident est un bilan :

« […] Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. »

« Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématisée. […] »

« Les évènements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. »

« Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme. »

« La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer. »

L’engagement révolutionnaire

Fanon quitte Blida pour rejoindre Paris. Peu après, un arrêté d’expulsion est émis à son encontre. Il part pour Tunis où il ménera une double activité, psychiatrique et politique. Il fonde un centre neuro-psychiatrique de jour à l’hôpital de La Manouba où il poursuit son travail de rénovation des pratiques de soin. Parallèlement il est intégré dans le service de presse du FLN et rédige régulièrement des articles pour le journal El Moudjahid. Il voit au-delà du conflit algérien et envisage la question de la décolonisation pour l’ensemble de l’Afrique. À partir de 1959, nommé ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne, il multiplie les voyages et les conférences.

En décembre 1960, des examens de santé révèlent une leucémie. Il a encore beaucoup à dire mais il sait que le temps lui est désormais compté. Il dicte dans la hâte le livre qu’il avait en projet et qui s’intitulera Les damnés de la terre. Il y inclut un long chapitre sur les troubles mentaux liés aux guerres coloniales qui associent des observations de troubles mentaux chez les victimes de torture de la part des forces coloniales, comme des observations de troubles mentaux chez les personnels des forces de police qui commettent ces actes de barbarie.

Son état de santé s’aggrave ; il part se faire soigner aux Etats-Unis. Lors d’une courte escale à Rome, il rencontre Jean-Paul Sartre qui rédige une préface pour son livre. Il reçoit les premiers exemplaires trois jours avant sa mort. Peu avant il avait écrit dans une longue lettre à un ami : « … Nous ne sommes rien sur terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. »

Il est enterré en terre algérienne. Aujourd’hui, l’hôpital de Blida porte son nom.

Racisme et culture6

« Le racisme (…) n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble: celui de l’oppression systématisée d’un peuple. Comment se comporte un peuple qui opprime ? Ici des constantes sont retrouvées.

On assiste à la destruction des valeurs culturelles, des modalités d’existence. Le langage, l’habillement, les techniques sont dévalorisées. Comment rendre compte de cette constante ? Les psychologues qui ont tendance à tout expliquer par des mouvements de l’âme, prétendent retrouver ce comportement au niveau de contacts entre particuliers: critique d’un chapeau original, d’une façon de parler, de marcher …

De pareilles tentatives ignorent volontairement le caractère incomparable de la situation coloniale. En réalité les nations qui entreprennent une guerre coloniale ne se préoccupent pas de confronter les cultures. La guerre est une gigantesque affaire commerciale et toute perspective doit être ramenée à cette donnée. L’asservissement, au sens le plus rigoureux, de la population autochtone est la première nécessité.

Pour cela il faut briser ses systèmes de référence. L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées.

Les lignes de forces, écroulées, n’ordonnent plus. En face un nouvel ensemble, imposé, non pas proposé mais affirmé, pesant de tout son poids de canons et de sabres.

La mise en place du régime colonial n’entraîne pas pour autant la mort de la culture autochtone. Il ressort au contraire de l’observation historique que le but recherché est davantage une agonie continuée qu’une disparition totale de la culture pré-existante. Cette culture, autrefois vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression. A la fois présente et momifiée, elle atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel. La momification culturelle entraîne une momification de la pensée individuelle. L’apathie si universellement signalée des peuples coloniaux n’est que la conséquence logique de cette opération. Le reproche de l’inertie constamment adressé à « l’indigène » est le comble de la mauvaise foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît et qu’il décide d’assumer. »


  1. Page 139.
  2. Page 140.
  3. Le mot « indigène » est utilisé dans cet article, avec le sens qu’il avait à l’époque coloniale, pour désigner les Algériens, par opposition aux « Européens ».
  4. Page 141.
  5. Page 142.
  6. Extrait de « Pour la Révolution Africaine« 
Facebook
Twitter
Email