Françoise Héritier: «Un passé que nous pensions révolu»
«Je m’en suis voulue de ne pas avoir réagi à la manière de Christine Angot [ Libération le 7 novembre ] d’être cette belle et haute voix qu’appelait de ses vœux la ministre Christiane Taubira dans son interview à Libération la semaine dernière. Sans doute était-ce, de ma part, de la modestie mal placée, mais je ne me sentais pas légitime pour répondre. Christine Angot a fait ce que nous aurions dû tous faire, je lui dis bravo. Il ne faut pas laisser la place à tous ceux qui disent halte à l’étranger, au Noir, au basané, à celui qui est différent de nous. La référence à la banane nous projette dans un passé lointain que nous pensions révolu, celui de la « bonne colonisation », avec le chocolat Banania… Nous retrouvons aussi à l’œuvre des logiques parfois de gauche, parfois philosophiques, qui jouent du débat sur l’identité.
« Je pense qu’il est temps, à l’école, que l’éducation civique rappelle le respect que l’on doit aux autres, quelle que soit la couleur de la peau. A partir de notre singularité et celle des autres, nous devrions pouvoir apprendre aux enfants qu’elles débouchent sur de l’universel, à tous les niveaux. Voir ainsi dans l’autre l’universel, et donc le même, plutôt que le radicalement autre.
« Sans nous interroger, nous faisons de la différence quelque chose qu’elle n’implique pas : un rapport de supérieur à inférieur qui va toujours ou presque dans le même sens – différence sexuée, différence d’âge (avec ses basculements temporels), différence de couleur, d’origine, de religion, de niveau d’éducation, de métier… Comme si était transmise à tout être humain l’idée qu’une société ne peut qu’être hiérarchisée à partir des différences jugées signifiantes par une culture.
« J’ai du mal à expliquer le contexte actuel. On peut sans doute le mettre en liaison avec d’autres faits, comme la montée du Front national. Pourquoi cette idéologie marche-t-elle ? Il faudrait des armées de sociologues et d’anthropologues pour analyser la situation. Certes, il y a aujourd’hui en France des gens qui souffrent, ce que l’anthropologue, Colette Pétonnet, appelait « le fond du panier ». Mais la moyenne des Français vit plutôt correctement, elle a même du bonheur à vivre. Quand je voyage en France, ce bonheur de vivre au quotidien me saute toujours aux yeux.
« Sans doute sommes-nous passés d’un temps où primait la solidarité nationale à un temps marqué par le repli sur son intérêt. La fronde contre les impôts en est l’illustration. Une partie de la population se plaint de l’augmentation des taxes, mais nous payons bien moins d’impôts que dans les années 60… On voudrait s’acquitter d’un devoir de solidarité nationale à hauteur de ce qu’il nous rapporte (« j’en veux pour mes sous »).
« Je pense que ce sens perdu de la solidarité nationale va de pair avec une baisse de la civilité ordinaire. Un feu rouge grillé, une moto qui monte sur un trottoir… autant de petits faits qui nourrissent aussi une perte de sens moral. Tout est ainsi lié…
« Dans les années 60, l’anthropologue Colette Pétonnet, que je relis en ce moment, travaillait sur le relogement des populations des bidonvilles dans les grands ensembles urbains. Elle montre comment ces populations ont été coupées de tout, obligées de repartir de zéro. Il était indispensable à ces personnes de récréer de la sociabilité entre elles, mais cela leur fut très difficile, et parfois elles n’y réussirent pas.
« Certes, il est nécessaire et indispensable de pourvoir aux besoins élémentaires d’une population (logement, eau, chauffage…), mais il est tout aussi urgent de conserver une forme de sociabilité, d’entretenir un rapport de convivialité avec les autres. Je pense aussi qu’il serait primordial d’apprendre aux gens à s’aimer eux-mêmes et à s’aimer pour ce qu’ils sont. Au-delà des désirs de fortune et de possession de biens matériels, nous sommes faits de la sédimentation de toutes nos expériences quotidienne. Il faut les reconnaître comme telles. Et c’est ce bonheur au quotidien qu’il faut valoriser et apprendre aux enfants à reconnaître chez autrui. »