Français et Algériens, c’est en nous confrontant ensemble à notre histoire que nous pourrons enfin établir des relations apaisées, confiantes, amicales.
Certaines tragédies historiques demeurent si brûlantes qu’on a tendance à les redécouvrir périodiquement. Ce paradoxe met en valeur un «passé qui ne passe pas», selon l’expression d’Henry Rousso. Presque tous les pays ont des cadavres dans le placard. Pour la France, c’est Vichy et la guerre d’Algérie.
Ce dernier événement donne lieu aujourd’hui à un «retour du refoulé». Or, dès 1958, Henri Alleg posait clairement la question et dénonçait la pratique de la torture, que le général Massu, vainqueur de la bataille d’Alger, admettra plus tard avoir été «généralisée et institutionnalisée». Depuis cette date, des articles de presse, des études scientifiques comme celles de Charles-Robert Ageron et de Charles-André Julien, des monographies comme la somme d’Yves Courrières, des livres de souvenirs, mais aussi des romans, des films de fiction et des documentaires, ont évoqué les exactions de l’armée française. Et, aujourd’hui, l’école historique française, autour de Bruno Etienne et de Benjamin Stora, poursuit cette œuvre d’investigation.
C’est néanmoins avec le récit en juin 2000 de Louisette Ighilahriz, militante du FLN torturée par des militaires français, que la guerre d’Algérie a resurgi sur la place publique. Ce témoignage poignant a connu un retentissement inhabituel, d’autant qu’il a entraîné les «regrets» du général Massu, «L’appel des douze» dans l’Humanité et enfin les aveux du général Aussaresses.
D’après Pierre Vidal-Naquet, qui avait été autrefois parmi les premiers à stigmatiser les dérives du colonialisme, cette résonance particulière s’explique par le procès Papon. Celui-ci n’a pas été seulement le fonctionnaire zélé de Vichy mais aussi le préfet de police de Paris qui réprima brutalement la manifestation algérienne du 17 octobre 1961. Papon cristallise ainsi les deux grandes fractures de l’histoire contemporaine française.
Mais la résurgence de la guerre d’Algérie correspond également à un phénomène classique de générations, les enfants demandant aux parents ce qu’ils ont fait (ou non) pendant cette période. Cette redécouverte témoigne, selon Pierre Vidal-Naquet, d’une «gigantesque envie de vérité» – envie partagée par les jeunes Algériens. Il convient de répondre à cet immense besoin de savoir. Comment? Par la repentance? Par des procès? Par une enquête parlementaire? Par la recherche historique?
Ici et là, des voix se sont élevées pour que la République reconnaisse ses torts et présente ses excuses à l’Algérie, ce qu’approuvent 59 % des Français. La repentance peut se révéler utile, notamment pour les victimes et leurs familles, et elle l’est d’autant plus qu’elle est générale et réciproque. Ainsi, les harkis ont droit, eux aussi, à ce que leur drame, qui s’est soldé par plusieurs dizaines de milliers de morts, soit officiellement reconnu. Ils ne peuvent se satisfaire de la Journée nationale d’hommages, qui leur sera consacrée le 25 septembre, puisqu’il s’agit d’une commémoration unique.
Même si elle contribue à assumer le poids du passé, la repentance n’est pas suffisante. Parce que la condamnation morale – aussi légitime et compréhensible soit-elle – n’épuise pas le sujet. Loin s’en faut. Parce qu’il faut se méfier d’une moralisation qui risque de sombrer dans la généralisation hâtive, la simplification excessive, voire le manichéisme. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants. L’histoire est plus dense, plus contrastée, plus complexe. Elle mérite un traitement sérieux, approfondi, diversifié.
Des procès entrepris contre des tortionnaires peuvent également permettre d’appréhender cette réalité. Ils concourent en ce sens à ce que Gisèle Halimi appelle le «devoir de pédagogie citoyenne». Comme l’ont montré ceux de Klaus Barbie et de Maurice Papon, ils remplissent indéniablement un rôle d’instruction, en particulier auprès des jeunes générations. Surtout que, dans le cas algérien, «la question de la torture est indissociable de la question coloniale», comme l’affirme le philosophe Francis Jeanson. Pour autant, la colonisation ne se résume pas à ce seul aspect, même s’il faut bien reconnaître qu’elle est foncièrement une contrainte.
Pour faire toute la lumière sur cette époque troublée, faut-il diligenter une commission d’enquête parlementaire comme l’ont réclamé des députés communistes et verts? Ce n’est pas à mon avis la bonne méthode. Outre qu’en vertu du règlement de l’Assemblée nationale toute procédure judiciaire mettrait fin automatiquement aux travaux d’une telle commission, j’estime que le Parlement n’a pas plus pour fonction de s’ériger en tribunal qu’en institut historique. En tant qu’organe politique, l’Assemblée nationale n’a pas pour rôle de dire – et encore moins de codifier – la vérité historique. Ce serait une grave dérive totalitaire. Reconnaissons aussi que l’institution parlementaire n’a ni le temps ni les moyens, ni le personnel ni les compétences pour procéder à une enquête scientifique. Il en va autrement pour des événements récents qui continuent d’exercer une influence directe sur notre action politique. C’est alors pleinement dans les attributions de l’Assemblée nationale d’exercer un droit de contrôle sur les activités diplomatiques et militaires du gouvernement. Ce fut le cas pour le drame rwandais. C’est actuellement la tâche de la mission d’information parlementaire sur les massacres de Srebrenica qui a effectué, en dépit des procès d’intention intentés par certains, un travail sérieux et tenace dont on se rendra compte à la publication de son rapport en octobre. Mais rien que l’étude des quelques jours ayant scellé le destin tragique de l’enclave musulmane nous a mobilisés pendant six mois. Qu’en serait-il d’une enquête chargée d’examiner huit années de guerre?
Il ne revient donc pas à la politique de se substituer à la recherche historique. Mais il est de son devoir de la faciliter et de la stimuler, afin de comprendre et d’expliquer pourquoi et comment Français et Algériens se sont déchirés, afin de rendre aux uns et aux autres la part occultée de leur mémoire. L’essentiel est de faire pénétrer la guerre d’Algérie dans la conscience collective. La «réintégrer pleinement dans notre mémoire nationale», pour reprendre les termes utilisés par Lionel Jospin au sujet des mutins de 1917.
Pour étudier l’histoire de la politique, il convient en effet de mettre en œuvre une politique de l’histoire. Cette entreprise est déjà bien avancée concernant l’Algérie. En 1999, sur proposition de Jacques Floch, le Parlement a reconnu à l’unanimité que les «opérations de maintien de l’ordre» en Algérie de 1954 à 1962 étaient effectivement une «guerre». Quant aux archives militaires, elles sont répertoriées et communicables depuis 1993. Les fonds des autres ministères, notamment les Affaires étrangères, l’Intérieur et la Justice, sont aussi largement consultables. Pour certains dossiers sensibles, des dérogations sont accordées. Et plusieurs thèses remarquables ont déjà été soutenues. Mais le mouvement doit être amplifié, accéléré et surtout «bilatéralisé».
Ouvrons nos archives. Procédons à des enquêtes. Recueillons des témoignages. Lançons des programmes de recherche. Mobilisons des équipes scientifiques. Pierre Vidal-Naquet propose qu’un musée soit consacré à la guerre d’Algérie. C’est une bonne idée qui va dans le sens de la formation et de l’information des citoyens. Multiplions ce genre d’initiatives, en y associant le plus possible des Algériens. Car il s’agit d’une «histoire commune», comme l’a souligné à maintes reprises le président Abdelaziz Bouteflika lors de sa visite en France l’année dernière.
Certes, ce travail de mémoire se révèle «difficile, car le souvenir est brûlant», mais il est nécessaire si nous voulons engager un véritable processus de réconciliation et de coopération. Près de quarante ans après la fin de «la guerre sans nom», il est temps d’entreprendre une réflexion commune sur notre passé commun. Je suis convaincu que Français et Algériens peuvent s’aider mutuellement à affronter les spectres qui hantent leur mémoire. C’est en nous confrontant ensemble à notre histoire que nous pourrons enfin établir des relations apaisées, confiantes, amicales.
Dans cette optique, confions à un comité franco-algérien d’historiens la mission d’étudier les grands problèmes de la colonisation et de la décolonisation. Sur le modèle de la coopération franco-allemande, réunissons des groupes de travail, comprenant des enseignants algériens et français chargés de concevoir des manuels scolaires présentant aux jeunes générations une vision commune d’une histoire commune. Impulsons une dynamique de recherche en multipliant les doubles directions de thèses doctorales, en accueillant des étudiants algériens, en offrant à l’Algérie la copie microfilmée des archives la concernant, en intensifiant la coopération entre les services historiques des armées des deux pays.
C’est ainsi que s’instaurera entre Algériens et Français un débat profond qu’appellent tous ceux qui s’efforcent de rapprocher ces deux peuples unis en dépit et à cause de leur histoire.