
Francisco Bethencourt, L’histoire du racisme des croisades au XXe siècle, Traduit de l’anglais par Elena Matias, éditions Arpa, Octobre 2025, 704 p., 27,90 €.
Présentation de l’éditeur
Un ouvrage fondamental sur les causes historiques et matérielles de l’émergence du racisme.
Discrimination, ségrégation, esclavage, migrations, nettoyage ethnique… Francisco Bethencourt, historien et professeur au King’s College de Londres, offre la première analyse approfondie des causes historiques et matérielles de l’émergence du racisme en Occident.
En retraçant ses différentes formes à travers les siècles, Bethencourt démontre qu’il n’existe pas une seule et unique forme de racisme et que celui-ci a précédé toutes les théories de la race. Loin d’être naturel ou universel, le racisme s’inscrit dans des contextes locaux précis et se révèle être un puissant instrument politique au service de l’accaparement des ressources économiques et sociales par un groupe dominant.
Bien que centré sur le monde occidental, Racismes ouvre des perspectives comparatives sur la discrimination et la ségrégation ethniques en Asie et en Afrique. L’auteur examine différentes formes de racisme et explore des cas d’esclavage, de migration forcée et de nettoyage ethnique, tout en analysant la manière dont ces pratiques ont été défendues et légitimées.
Alliant rigueur, exhaustivité et pédagogie, cet ouvrage richement illustré constitue un opus majeur qui redéfinit notre compréhension des relations interethniques.
Sommaire :
Introduction
Partie I. Les croisades
Partie II. Exploration océanique
Partie III. Les sociétés coloniales
Partie IV. Les théories de la race
Partie V. Le nationalisme et au-delà
Conclusions
Notes
Depuis quand le racisme existe-t-il ? Aux racines d’un phénomène avec l’historien Francisco Bethencourt
par Youness Bousenna, publié dans Télérama le 9 novembre 2025.
Des hiérarchies apparues lors des croisades à l’explosion des théories sur les races au XIXᵉ siècle et jusqu’au fascisme, l’universitaire portugais retrace l’histoire fluctuante du, ou plutôt des racismes dans un livre ambitieux qui paraît en français. Entretien.

Illustration Marthe Pequignot pour Télérama
Retracer un millénaire de racisme en Europe, des croisades aux génocides du XXᵉ siècle : voilà le projet un peu fou de l’historien portugais Francisco Bethencourt, dans son ouvrage Racismes. Une somme fascinante de sept cents pages, qui explore la façon dont l’Europe a jadis fondé une hiérarchie raciale à l’échelle du monde, qui continue à peser sur le réel d’aujourd’hui.
Contre l’idée habituelle d’un racisme né des théories raciales élaborées au XIXᵉ siècle, l’hypothèse de votre livre soutient qu’il s’agit d’un phénomène largement antérieur. Comment cette intuition est-elle née ?
Au début des années 2000, j’ai voulu explorer les préjugés en me plongeant dans les différentes classifications raciales conçues au cours de l’Histoire, avec l’envie d’élucider une énigme. J’observais, en effet, que ces hiérarchies évoluaient selon les époques et les pays. Par exemple, un Brésilien considéré comme blanc en raison de son appartenance à une classe favorisée sera jugé comme noir aux États-Unis dès lors qu’il compte un Africain dans son ascendance. Pour comprendre une telle variation, j’ai voulu analyser le racisme européen en tant que tel, qu’il soit interne, comme celui qui a ciblé les musulmans de la péninsule Ibérique, ou externe, avec la colonisation, et en remontant largement avant que le phénomène ne dispose d’un terme pour le définir. Le mot « racisme » n’apparaît que dans les années 1890-1900, initialement pour désigner les promoteurs de la théorie raciale et de la hiérarchie des races. Il prendra son sens actuel, à savoir l’hostilité envers un groupe ethnique, seulement dans l’entre-deux-guerres. C’est aussi dans les années 1930 qu’est forgé le terme d’antiracisme.
Comment définissez-vous le racisme ?
Je le définis moi-même comme un « préjugé lié à l’ascendance ethnique couplé à une action discriminatoire », car, en tant qu’historien, le seul préjugé ne pouvait constituer une base matérielle solide ; il me fallait une manifestation tangible pour remonter l’Histoire. Cette étude m’a ainsi permis de récuser deux idées reçues : celle voulant que le racisme soit un phénomène continu dans l’Histoire, mais aussi qu’il soit inné chez l’humain. Au contraire, je montre que le racisme apparaît lorsque des conflits se manifestent pour l’accès aux ressources ou au pouvoir. Une telle configuration est propice à des projets politiques mobilisant les préjugés pour justifier une discrimination. C’est ainsi le cas des Juifs d’Espagne, convertis de force au christianisme, qui ont soudain constitué une concurrence pour les postes de pouvoir, militaires ou civils. Une série de lois sur la pureté du sang est alors adoptée à partir de 1449 à Tolède, pour priver ces nouveaux chrétiens d’accès aux emplois publics et administratifs.
Pourquoi avoir pris les croisades comme point de départ ?
Des préjugés ethniques sont documentés dès l’Antiquité gréco-romaine, reliant généralement les types humains à une géographie, mais cela restait flou et contradictoire. Les croisades, entre le XIᵉ et le XIIIᵉ siècle, interviennent comme un moment déterminant, en marquant le début de la grande phase d’expansion de l’Europe chrétienne et latine. Elles ont conduit les Européens à gérer une mosaïque d’ethnies et de religions en recourant à des hiérarchies discriminatoires qui, là encore, s’expliquent par des rivalités d’ordre politique, notamment entre l’Église de Rome et les autres.
En quoi la colonisation du Nouveau Monde, à partir de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, en 1492, constitue-t-elle un pivot dans l’histoire du racisme ?
Il s’agit d’un bouleversement majeur, en raison du changement d’échelle de la conquête. Jusqu’ici continentale avec les croisades, elle devient mondiale. Soudain, les Européens sont confrontés à une variété nouvelle de peuples et de cultures. Cela aura deux grandes conséquences. Tout d’abord, l’échelle désormais mondiale de l’exploration change la perspective : l’Europe va se définir comme le centre du monde, contre Jérusalem qui incarnait ce point nodal jusque-là. Ensuite, elle oblige les Européens à se définir par rapport à ces autres cultures. C’est à partir de là que commence à se formuler une lecture des peuples comme répartis en quatre races, fondée sur un autre préjugé voulant que chaque continent ait des traits raciaux propres.
Je m’intéresse beaucoup à la culture visuelle de la Renaissance, et en particulier au frontispice illustré ouvrant le premier grand atlas imprimé, le Theatrum Orbis Terrarum (1570), du cartographe belge Abraham Ortelius. Cette première page personnifie les quatre continents avec quatre femmes allégoriques, selon un schéma hiérarchisé : l’Europe au sommet, la seule entièrement vêtue et coiffée d’une couronne impériale, devant l’Asie, certes ornée mais avec des vêtements transparents et des pieds nus, puis l’Afrique, dévêtue, et enfin l’Amérique, couchée et quasi nue, tenant dans une main la tête coupée d’une victime du cannibalisme. Ce document est exceptionnel, car il montre comment, en un siècle à peine d’exploration océanique, se sont cristallisés des stéréotypes raciaux qui formeront le socle de toutes les théories raciales ultérieures.
Comment l’Afrique deviendra-t-elle, au fil des siècles, inférieure à l’Amérique dans la hiérarchie européenne ?
Cette dévaluation tient à la traite esclavagiste, qui concernera plus de 12,5 millions de personnes. Les préjugés contre les Américains ont été originellement très forts, notamment en raison du cannibalisme, qui a sidéré les Européens. Mais la colonisation espagnole a trouvé un terreau sédentaire propice à la conversion au catholicisme, alors que la prise de terre n’a été que tardive en Afrique, continent où les Européens étaient mis en difficulté par les maladies. Il a existé un débat sur la mise en esclavage des Américains, mais la traite africaine était déjà culturellement enracinée. C’est aussi durant cette phase d’exploration océanique que se forge l’idée d’une suprématie liée à la blancheur des Européens, un critère jusque-là flottant mais qui s’affirme au moment de la traite esclavagiste, laquelle enracine l’idée d’une infériorité des Africains, définis par leur noirceur.
Comment la prétention à fonder scientifiquement les hiérarchies raciales émerge-t-elle ?
Paru en 1735, le Systema naturae de Carl von Linné constitue un moment fondateur. Dans cet ouvrage de classification des espèces animales et végétales, le naturaliste suédois place l’humain au sommet et tente de classer les races — reliées à des couleurs, comme le rouge pour l’Américain — à partir de traits physiques, mentaux et culturels. C’est la naissance des théories scientifiques visant à naturaliser des caractéristiques particulières, au cœur d’un XVIIIᵉ siècle obsédé par l’idée de la classification. Les Européens sont ainsi considérés comme robustes et doués de raison, les Asiatiques retors et superstitieux, les Africains impulsifs et infantiles… Les successeurs, comme le naturaliste Buffon ou le philosophe Emmanuel Kant, ne feront que s’approprier et sophistiquer le cadre posé par Linné.
Si tous se rejoignent sur la suprématie européenne, ils admettent aussi la perfectibilité des autres races. L’anatomiste Georges Cuvier, qui soutient l’hypothèse polygéniste [une théorie selon laquelle les races sont issues de plusieurs créations de l’humanité, s’opposant au monogénisme, ndlr], affirmera au contraire que ces traits raciaux sont inchangeables, car attribués dès la création. Enfin, la révolution scientifique que constitue la théorie de l’évolution présentée par Charles Darwin dans L’Origine des espèces (1859) aura un effet décisif. Si Darwin refuse l’idée polygéniste et considère que l’humanité vient d’une origine commune et a évolué sur le temps long, l’importation de sa théorie pour lire les sociétés humaines va donner lieu au « darwinisme social », avec l’idée d’une dégénérescence possible de la race lorsqu’elle ne s’adapte pas. Cela nourrira les thèses sur la décadence de l’Europe, où s’engouffreront le fascisme italien et le nazisme.
Vous soulignez que ces débats scientifiques deviendront particulièrement dangereux à partir du milieu du XIXᵉ siècle, lorsque la démocratie et les idées révolutionnaires menaceront l’ordre traditionnel…
En effet, l’idée d’une inégalité naturelle des différents peuples va servir à s’opposer aux aspirations à l’égalité qui se font notamment jour lors de la vague de révolutions du Printemps des peuples de 1848. C’est ainsi que s’explique le retentissement de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), d’Arthur de Gobineau, contempteur de l’égalitarisme, qui sera plus tard une référence intellectuelle du nazisme. Les théories raciales nourrissent ainsi les idéologies antidémocratiques, en remplaçant le conflit de classes par un conflit de races.
Du génocide des Herero perpétré par l’Allemagne en Namibie (1904-1908) à celui des Arméniens en Turquie (1915-1916) et à la Shoah, le XXᵉ siècle marque-t-il l’aboutissement d’un millénaire de racisme européen ?
Au début du XXᵉ siècle, les deux grands types de racisme observés durant un millénaire en Europe connaissent leur apogée : le racisme externe, au moment où le monde entier est sous domination coloniale européenne, et le racisme interne, en particulier de nature antisémite. Les génocides sont nés du cocktail très toxique qu’a constitué la fusion de l’idée de nation avec celle de race, qui était jusque-là pensée à l’échelle des continents. L’appartenance allemande combinait ainsi l’antisémitisme avec l’aryanisme, une idée très en vogue à partir de la fin du XIXᵉ siècle : le nationalisme du IIIᵉ Reich reposait entièrement sur des constructions raciales.
Après les tragédies du XXᵉ siècle, une « norme antiraciste » prévaut désormais, écrivez-vous. Êtes-vous optimiste ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, un changement historique s’est produit : le racisme est unanimement considéré comme un crime. Cette rupture a été entérinée dans le droit par la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à l’ONU en 1948, ensuite traduite dans de nombreuses législations à travers le monde. Si le racisme subsiste évidemment, sa manifestation explicite est punie par la loi : il ne faut pas négliger cet acquis. Cela dit, je suis aujourd’hui moins optimiste qu’il y a quinze ans. Le discours ouvertement raciste du président américain Donald Trump aurait été impensable à l’époque où j’achevais ce livre [initialement paru en 2013, ndlr]. Nous vivons donc dans une situation où des divisions anciennes de l’humanité entre civilisé et barbare, individu libre et esclave, sédentaire et nomade, ont baissé de façon radicale, mais demeurent profondément ancrées culturellement.
FRANCISCO BETHENCOURT EN QUELQUES DATES
1955 Naissance à Lisbonne.
1992 Thèse sur l’Inquisition, soutenue à l’Institut universitaire européen de Florence.
1996 Directeur de la Bibliothèque nationale potugaise, à Lisbonne.
1998 Directeur du Centre culturel Calouste Gulbenkian, à Paris.
2005 Nommé professeur au King’s College de Londres.
2013 Publication originale de Racismes (éd. Princeton University Press).
2025 Sélection du projet européen « Nouvelle matérialité chrétienne, 1450-1750 », qu’il pilotera de 2026 à 2030.