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France-Rwanda : ouvrir les archives pour établir la vérité

La France et le Rwanda restent séparés par l’un des pires drames du XXe siècle : le massacre de plus de 800 000 personnes, en très grande majorité des Tutsis mais également des Hutus modérés, par leurs voisins Hutus. Le 5 avril dernier, le président rwandais, Paul Kagamé, a formulé des accusations très graves : dans une interview à l’hebdomadaire Jeune Afrique, il a dénoncé un rôle direct de la France « dans la préparation politique du génocide » et dans « son exécution ». La France doit se montrer capable d’affronter cette page sombre de son histoire. Depuis vingt ans, un effort de vérité a déjà été réalisé mais il reste insuffisant. Il faut permettre aux chercheurs d’éclairer les zones d’ombre et à la justice de poursuivre d’éventuels coupables. C’est au nom des droits de l’Homme et de la vision qu’elle a d’elle-même que la France doit participer à cette œuvre de réconciliation. À la suite de l'éditorial du Monde de ce jour, nous reprenons deux documents de l'époque.

France-Rwanda : il est grand temps d’ouvrir les archives

Édito du Monde daté du 8 avril 2014

Vingt ans après le déclenchement du génocide rwandais, qui, en cent jours, a fait 800 000 morts, Tutsi et Hutu modérés, la guerre des mémoires continue de faire rage. Alors qu’à Kigali on commémore une tragédie dont les blessures sont loin d’être cicatrisées, c’est sur la France et ses prétendues responsabilités que le président Paul Kagamé a choisi de focaliser l’attention.

En accusant, une fois de plus, Paris d’avoir « participé à l’exécution » du génocide, l’homme fort de Kigali interrompt brutalement le patient processus de rapprochement mené par Nicolas Sarkozy et prolongé par François Hollande, auquel il a lui-même participé.

Le général Kagamé montre du doigt la France sans doute pour faire oublier les graves accusations dont il fait l’objet : déstabilisation et pillage de la République démocratique du Congo voisine, dérive autocratique marquée notamment par l’assassinat d’opposants en exil. Ironie de l’histoire, il met en cause la France, le pays occidental le plus enclin à fermer les yeux sur son mépris des droits de l’homme, au moment où Washington, le plus fidèle admirateur de ses réussites – stabilité, croissance économique… –, fronce sérieusement les sourcils.

Que le président rwandais ne soit pas le mieux placé pour poser la question du rôle de la France dans la tragédie de 1994 ne signifie nullement que cette interrogation soit illégitime. Au contraire : vingt ans après l’extermination des Tutsi, il est plus que temps, pour notre pays, de faire toute la lumière sur sa politique et l’action de ses soldats sur le terrain, pendant le dernier génocide du XXe siècle. En 1998, une mission d’information parlementaire n’avait retenu que des « erreurs d’appréciation » et des « dysfonctionnements institutionnels ».

Aucune preuve formelle n’existe de l’implication de soldats français dans les tueries. Mais des travaux d’historiens, des témoignages ont, depuis lors, multiplié les doutes, amplifié les questions et renforcé l’exigence d’un débat public. Alliée indéfectible du régime pro-Hutu qui allait commettre le génocide, la France de François Mitterrand, soucieuse de défendre son « pré carré » africain, l’a aidé jusqu’au bout à s’opposer militairement à l’offensive des Tutsi de Paul Kagamé. Jusqu’aux hallucinantes réunions, à l’ambassade de France, des extrémistes hutu organisant les massacres. Ce passé-là, qui décidément « ne passe pas », doit être interrogé ; de même que les ambiguïtés de l’opération « Turquoise », affichant une prétendue « neutralité » en plein génocide ; ou la protection dont ont bénéficié, pendant des années, d’anciens génocidaires sur le sol français.

De Vichy à la guerre d’Algérie, il a fallu des décennies pour que la France soit capable d’affronter les vérités dérangeantes et éclairer les pages sombres de son histoire. Vingt ans ont passé, et il est grand temps, même si M. Kagamé n’y aide guère, d’ouvrir les archives et de faire entrer ce génocide dans l’Histoire. Non pour l’oublier, mais pour passer des anathèmes à la complexité, des mémoires à vif aux méthodes historiques. Pour en tirer aussi toutes les leçons d’actualité sur l’impérieuse nécessité de transparence de la politique africaine de la France, du Mali à la Centrafrique.

Dossier Rwanda Génocide

Invités Jean Pierre Chrétien historien au CNRS et Renaud Girard grand reporter au Figaro, s’expriment au sujet de la guerre et des massacres au Rwanda.

Soir 3, 18 mai 1994 (8min 59s)

– Renaud GIRARD : »Il règne une odeur permanente de charogne, des cadavres gisent partout.. et il règne une ambiance de peur partout. Les Tutsis se cachent dans les faux plafonds des maisons, ils n’osent plus sortir. J’ai été arrêté à un barrage avec mon chauffeur Hutu, ils voulaient l’executer et finalement un homme l’a reconnu comme étant Hutu, je l’ai ramené chez lui, quand je suis revenu une demi heure plus tard ils avaient tués 4 hommes, et la population reste indifférente « .

– Jean Pierre CHRETIEN : »Tous les Rwandais parlent la même langue, dans le passé les Tutsis ont été favorisés, c’était l’aristocratie qui a été favorisée par les Belges. Après l’indépendance et la révolution Hutu, la république hutu à maintenu ces clivages sur les papiers d’identités, dans les administrations il y a eut alors les privilèges réservés aux Hutus … et tout cela a explosé après l’accident qui a couté la vie au président. Cette ouverture démocratique est dangereuse pour la faction présidentiellee.. ».

– Renaud GIRARD : »La FRance a soutenu le gouvernement hutu, et a empêché le FPR de s’emparer de KIGALI..Il a été dit que des soldats français ont participé aux opératons de « nettoyage » aux cotés des soldats rwandais… ».

– Jean Pierre CHRETIEN : »IL y a nécessité de clarté politique pour parvenir à un accord et à la reconstruction du pays. ».

– Renaud GIRARD : »On a essayé d’ouvrir des corridors humanitaires, les chefs de milices ont d’abord accepté puis au dernier moment ils ont dit non. ».

Voyage au bout de l’horreur

par Jean Chatain, L’Humanité, le 30 avril 1994

L’HORREUR, c’est d’abord une odeur. L’odeur de corps suppliciés, en voie de décomposition. Angoissante quand on s’approche. Apre et donnant le vertige lorsqu’on se trouve au bord du trou. La preuve avec celui découvert dans le secteur de Kiziguro.

A quelques dizaines de mètres de la route, un énorme trou au milieu des arbres. Au fond, plusieurs centaines de cadavres. D’en haut, on distingue nettement les vêtements aux teintes vives ainsi que la coloration blafarde et cendrée des visages et des mains. Au-dessus de ce magma humain, une femme gît dans une pose grotesque et obscène.

Gamaliel Segnicondo, enseignant à l’école primaire, témoigne: «Les massacres ont commencé à partir du 8 avril (la mort du président rwandais remonte au 6 au soir). Depuis deux jours, les gens venaient se réfugier à la paroisse (l’église et les bâtiments environnants). Les «padre» étaient partis.» D’après lui, ils ont été près de huit cents à rejoindre ce «refuge». Ils ont été massacrés dans l’église. Silence. «On a sauvé en tout et pour tout treize personnes. Une est morte par la suite. Il ne reste que douze survivants.» La plupart des morts sont des Tutsis. La plupart car d’autres ont été tués aussi en raison de leur appartenance politique. Certains étaient des Hutus.

«Tous ont été tués à la machette, au bâton ou avec une barre de fer. Juste un coup sur le sommet du crâne, insiste Gamaliel. Pour certains, on avait pris soin, avant, de leur lier les mains. Pendant ce temps, j’étais caché car je savais que j’étais sur la liste. Puis, j’ai appris l’existence de ce trou. C’est là qu’ils jetaient les cadavres même si certains étaient encore vivants.» A l’approche des troupes du Front patriotique rwandais (FPR), les massacreurs s’enfuient. Alors Gamaliel décide d’agir pour sauver des vies: «J’ai été à la paroisse chercher des fils électriques. Avec un Blanc, un Suisse, on les a tressés pour faire un câble. Grâce à lui, nous en avons retiré huit qui étaient vivants. Ils sont parmi les douze dont je vous ai parlé.»

Gamaliel l’affirme: «Ce sont les milices MRND (le parti au pouvoir) et CDR (formation la plus extrémiste créée par les partisans de la dictature) qui ont perpétré ces massacres. Avant de fuir, ils ont ensuite détruit la paroisse et l’hôpital. Le FPR est arrivé ici le 14 au soir. Aujourd’hui, nous n’avons plus de médicaments. Nous mourons de la malaria.»

Ce charnier n’est qu’un parmi tant d’autres dans cette région. Mais il est le premier que je découvre. Hébété par le choc, je demande un peu stupidement à un des combattants du FPR si les craintes d’épidémie ne devraient pas conduire à boucher le trou le plus rapidement possible. Avec un sourire amer, l’officier me répond: «Nous y pensons. Mais nous voulions d’abord montrer ça à des journalistes. Il y a des choses qu’il faut connaître. Sinon, on ne nous croirait peut-être pas.»

Ce charnier existe, je l’ai vu, et puis après? Les premiers cadavres se trouvent à cinquante mètres au-dessous de moi. Je les regarde, mais ne peux les photographier. Un flash est inutile à cette distance. Il faudrait au moins un projecteur et un téléobjectif. Au Rwanda, il n’y a plus d’électricité depuis des semaines… Autant dire que la photo-preuve est matériellement impossible aujourd’hui. Ce charnier, il faudra bien un jour pourtant le combler avant que les conditions ne soient réunies pour produire «la» démonstration irréfutable devant la postérité.

Alors, cette atrocité sera-t-elle gommée de la mémoire? Après tout, il y a bien en Europe des gens qui nient les chambres à gaz et les crimes nazis contre l’humanité! Si l’on peut nier un génocide, pourquoi n’en réfuterait-on pas un autre? Y aura-t-il un jour des «révisionnistes» rwandais et un Faurisson africain?

Je découvrais le lendemain que cette fixation sur le puits de Kiziguro a quelque chose de dérisoire. A Rukara, non loin de là, les milices gouvernementales ont fait entrer 1.500 et 2.000 morts dans un trou similaire. Au bas mot, 700 à 800 cadavres (comment les compter?) pourrissent au soleil ou fermentent dans l’ombre intérieure des maisons.

Leur vision est repoussante, insoutenable. Quelques kilomètres plus loin, dans la paroisse de Mukarange, il y a ce bûcher improvisé où pendent bras et jambes, ainsi que des corps qui semblent s’obstiner à ne pas brûler. Un de mes interlocuteurs me dit: «Les morts, on n’a pas fini de les trouver. Dans les paroisses, c’est facile, on sait qu’ils sont là. Mais dans les forêts, combien sont-ils?»

Il a raison. De la voiture, je repère les cadavres gisant dans les fossés. De la bananeraie voisine, une puanteur horrible s’élève. Partout, l’odeur de la mort semble régner dans ce pays…

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