La guerre d’Algérie ne commence pas en 1954, mais dès 1830. La conquête du pays dura près de trente ans. Brutale, sanglante, elle coûta à l’Algérie le tiers de sa population. Plusieurs insurrections troublèrent la quiétude des conquérants, jusqu’à celle de l’Aurès contre la conscription, en 1916-1917, en pleine première guerre mondiale. Du côté français, l’Algérie était « française » sans discussion. Seule grande colonie de peuplement française, elle était le fleuron de l’empire, portant une charge émotionnelle particulière. Mais jamais les Algériens ne se résignèrent. La colonisation terrienne fut permise par la codification d’une propriété privée aux bases intangibles. Elle s’empara de 40 % des terres cultivables, les meilleures. Devant la restriction des terrains de parcours, l’élevage fut gravement touché. Le vieux mode de production communautaire ne s’en releva pas. En 1868, une famine fit un demi-million de morts. Périodiquement, d’autres disettes séviront jusqu’à la seconde guerre mondiale, des bandes d’exclus de la terre errant sous le régime français.
Celui-ci, par ailleurs, modernise décisivement le pays ; mais dans la brutalité. Les Français transforment la mosquée Ketchaoua en cathédrale d’Alger. Le culte musulman est domestiqué et manipulé : la loi de 1905 sur la laïcité ne sera jamais appliquée. La domination française, c’est aussi la discrimination et le Code de l’indigénat, et toutes ces « occasions manquées » avant même que d’avoir été tentées. L’arabe, langue de culture depuis plus d’un millénaire, ne sera bientôt plus enseigné que comme… langue étrangère. En terre tenue pour française, la France ne fait pas respecter l’obligation scolaire : 5 % des enfants sont scolarisés en 1914, 10 % en 1954, moins de 30 % à la rentrée de 1962, année où le pays accède à l’indépendance. Après un siècle, les réalisations sanitaires y égalaient à peine celles conduites au Maroc par le maréchal Lyautey en moins de deux décennies. Le service militaire obligatoire, lui, avait été imposé en 1912 sans contrepartie citoyenne. Jusqu’en 1946, les Algériens n’auront aucune représentation parlementaire, alors que la minorité des Français d’Algérie élisait, elle, six députés et trois sénateurs. Mais près de 300 000 Algériens participèrent aux deux guerres mondiales, et 30 000 y perdirent la vie. Dans les assemblées régionales et locales, seuls quelques strapontins étaient réservés aux « indigènes ».
Au lendemain de la première guerre mondiale, l’émir Khaled, capitaine « indigène » et petit-fils du célèbre Abd el-Kader, leader de la résistance à l’envahisseur français (1832-1847), incarne la revendication anticoloniale, sans remettre en cause la domination française. Paris l’élimine politiquement à l’été 1923. L’entre-deux-guerres va voir se créer la Fédération des élus indigènes, notables « évolués », et l’Association des oulémas, se réclamant de l’islam et de l’arabisme. A Paris, des immigrés créent l’Etoile nord-africaine (ENA), à l’indépendantisme radical. Sous la direction de Messali Hadj, elle déborde la revendication d’assimilation-égalité exprimée par les notables. Le Parti communiste, dans un premier temps indépendantiste à la bolchevique, débouche en 1936 sur un PC algérien (PCA) aux positions proches de celles des notables. En juin 1936, avec la victoire en France du Front populaire, premier gouvernement du type « Union de la gauche » avec soutien communiste, les mouvements politiques algériens forment un premier front : le Congrès musulman. Première désillusion : celui-ci ne résiste pas à l’échec du timide « projet Viollette », visant à donner la citoyenneté à 20 000 Algériens triés sur le volet. Le gouvernement Blum renonce à déposer à la Chambre ce projet. Et il interdit l’ENA.
LES BLOCAGES COLONIAUX
Pendant toute la domination française, les avancées en direction des Algériens seront systématiquement annihilées par un groupe de pression représentant les grands colons, qui fera des angoisses des « petits Blancs », la masse de la population non indigène, son fonds de commerce. C’est cet informel « parti des colons » qui avait déjà eu raison en 1927 du gouverneur éclairé Maurice Viollette. C’est lui qui obtient, en 1948, le remplacement du gouverneur Yves Chataigneau – surnommé par lui « Ben Mohammed »- par Marcel Naegelen, célèbre organisateur d’élections truquées. C’est lui qui, en toutes circonstances, bloquera toute initiative d' »assimilation » des « indigènes » à la cité française. Le triomphe du lobby colon fut si constant qu’il ne s’explique que par sa connivence structurelle avec le pouvoir d’État à Paris : pour ce dernier, bon an mal an, les pieds-noirs représentaient la France en Algérie.
Ces blocages feront le lit de l’esprit d’indépendance. En 1937, Messali Hadj fonde le PPA : le Parti du peuple algérien. Comme l’ENA, il est à son tour interdit, en 1939. Messali est interné. Même les plus modérés des Algériens se mettent à regarder au-delà de l' »assimilation ». Durant la guerre mondiale, le PPA clandestin engrange les ressentiments, une foi messianique en un aboutissement violent s’aiguise. En 1943, un pharmacien, Ferhat Abbas, lance un « Manifeste du peuple algérien », revendiquant une république algérienne associée à la France. L’année suivante se constitue, sans les communistes, le mouvement des Amis du Manifeste et de la liberté (AML). Le PPA est son aiguillon. Messali Hadj est déporté à Brazzaville (avril 1945). Le 8 mai 1945, jour de la Libération de la France, des manifestations sont déclenchées dans le Constantinois. Ses participants réclament la libération de Messali, acclament l’indépendance algérienne. Le soulèvement est accompagné d’un mot d’ordre d’insurrection générale, improvisé par le PPA mais aussitôt rapporté. La répression est sanglante : 4 000 à 7 000 civils tombent sous les balles françaises. Dès lors, le fossé de sang ne s’asséchera plus. Le mouvement indépendantiste radical sera marqué par une obsession : transformer l’essai manqué du printemps 1945.
Comment réagit Paris ? Ses réponses vont être systématiquement conservatrices. L’ordonnance gaullienne du 7 mars 1944 édicte un « projet Viollette » élargi, désormais hors de saison. En septembre 1947, un pingre Statut de l’Algérie crée deux « collèges » de représentation, sorte de citoyenneté à deux vitesses. Mais sur place, même ce Statut est « trop » pour le « parti des colons »: au printemps 1948, les élections à l’Assemblée algérienne sont entachées de truquage généralisé, l’autorité du gouvernement déconsidérée.
L’INSURRECTION
La période 1945-1954 est une veillée d’armes. Ferhat Abbas reconstitue un mouvement modéré, l’UDMA (Union démocratique du Manifeste algérien). En leader plébéien, Messali Hadj, libéré en 1946, fait muer son PPA clandestin en un MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) légal, comptant sur les urnes pour œuvrer à l’indépendance. En son sein émerge une élite politique qui finit par dominer son comité central. On désignera bientôt ses membres sous le nom de « centralistes ». Benyoussef Ben Khedda est désigné en 1953 secrétaire général. Une OS (organisation spéciale) est créée en catimini, pour préparer le recours aux armes. Entre le CC et l’OS, centralistes et activistes, Messali s’efforce de maintenir le cap. En 1949, il s’oppose fermement au « complot berbériste », nommé ainsi à cause de l’origine de ses promoteurs, qui prônaient une nation algérienne pluraliste et moderne. Il lui substitue autoritairement le primat de l’arabo-islamisme, qui restera dès lors intangible. En 1950, l’OS est démantelée par les forces de l’ordre à coups de centaines d’arrestations. Les condamnations pleuvent. En 1952, Messali est placé en résidence surveillée à Niort. Un des chefs de l’OS, Ahmed Ben Bella, s’échappe de la prison de Blida et gagne l’Égypte, où il retrouve Hocine Aït Ahmed et Mohammed Khider. Leur heure va bientôt sonner.
Au sein du MTLD, l’affrontement, très dur, entre « centralistes » et « messalistes » explose fin 1953. A l’été 1954, la scission est entérinée par deux congrès concurrents du parti, dont l’éclatement est vécu comme un traumatisme. Dès juin, d’anciens cadres de l’OS avaient jeté les bases du futur Front de libération nationale, le FLN, sous l’égide du « Comité des six ». Mostefa Ben Boulaïd, Mohammed Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf, Mourad Didouche seront rejoints deux mois plus tard par Krim Belkacem. Avec les « extérieurs » du Caire (Aït Ahmed, Ben Bella et Khider), ils formeront les neuf « chefs historiques » de la « révolution algérienne ». C’en est fini du primat messaliste du politique, qui fait désormais place à la sacralisation de la seule « lutte armée ». L’été 1954 se passe en tractations préparatoires. Une ALN (Armée de libération nationale) est constituée, chargée de la mise à feu. Le 1er novembre, ceux que l’on nommera les « Fils de la Toussaint » passent à l’acte. Les attentats n’embrasent pas pour autant d’un coup toute l’Algérie. Le gouvernement Mendès France, par la voix de son ministre de l’intérieur Mitterrand, réagit par une fin de non-recevoir musclée.
Il faut attendre le soulèvement populaire du Nord-Constantinois, le 20 août 1955, pour que l’insurrection devienne nationale. La répression y fait des milliers de morts. L’Oranie, plus influencée par le PCA, commence à bouger. Au printemps 1955, les « centralistes » ont rallié le FLN. Courant 1956, l’ensemble des mouvements politiques algériens le rejoignent. Troisième et dernier « front » algérien, le FLN autoritaire ne sera cependant jamais une fédération librement consentie de partis. Les adhésions n’y seront acceptées qu’à titre individuel. Seul le MNA (Mouvement national algérien), créé fin 1954 par Messali, le dirigeant historique désormais minoritaire, refusa de s’y agréger. D’où une cruelle guerre algéro-algérienne. Au FLN, une nouvelle figure émerge : Ramdane Abbane, sorte à la fois de Lazare Carnot et de Jean Moulin de l’Algérie. Il organisera le congrès de la Soummam (20 août 1956), mettant sur pied l’organigramme de l’ALN et les institutions du FLN : son exécutif, le CCE (Comité de coordination et d’exécution), et un parlement de la résistance, le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne).
Le 6 février 1956, le président socialiste du conseil, Guy Mollet, accède aux revendications des manifestants européens d’Alger : Robert Lacoste est nommé « ministre résident ». Objectif : mettre fin aux « troubles », dans ce que personne ne veut encore appeler une guerre. Le 12 mars, le Parlement vote les pouvoirs spéciaux sur l’Algérie au gouvernement, qui décide de faire appel au contingent. La France s’enfonce dans une guerre qui va profondément marquer les jeunes appelés, entre le mal-être qu’elle entraîna et la découverte du tiers-monde. Et générer la plus grande commotion nationale qu’ait connue le pays depuis l’affaire Dreyfus et Vichy. Toute la société française va dès lors être concernée, et bientôt fracturée, sur la « question algérienne ».
Les premiers contacts algéro-français, en 1956-1957 resteront inaboutis. Les Français s’en tiennent au triptyque chronologique cessez-le-feu, élections, négociations. Les Algériens posent comme préalable la reconnaissance par la France de l’indépendance de l’Algérie. Les prometteuses tentatives enclenchées avec la Tunisie par Alain Savary, secrétaire d’Etat socialiste aux affaires tunisiennes et marocaines, ne résistent pas à l’arraisonnement, le 22 octobre 1956, de l’avion dans lequel six chefs historiques du FLN se rendaient, de Rabat à Tunis, à une conférence maghrébine s’apprêtant à faire œuvre de compromis historique. Le compromis avorte. Savary démissionne du gouvernement Mollet. Paris a encore une fois basculé du côté de l’intransigeance des colons : foin de compromis politique, le rôle assigné à l’armée est de « gagner » une guerre de reconquête coloniale.
UNE GUERRE HORRIBLE
Dès lors, celle-ci devient atroce : « ratissages » sans merci, incendies massifs de mechtas (villages algériens), massacres de bétail et empoisonnements de puits, viols répétés, que les rapports militaires français désignent sous l’euphémisme d' »indélicatesses » commises par la troupe, déracinement brutal de populations civiles, jusqu’à la torture institutionnalisée dans les DOP (dispositifs opérationnels de protection), sans compter les exécutions sommaires de « fuyards abattus lors d’une tentative de fuite », dites « corvées de bois ».
Le FLN-ALN use, lui aussi, des moyens les plus brutaux : il liquide les opposants politiques, « traîtres » ou autres collaborateurs, et s’engage bientôt dans une politique de terreur à l’encontre des populations européennes. Mais, des atrocités de masse françaises, plus industrialisées, qui touchent l’ensemble du peuple algérien, le FLN engrange seul les bénéfices. Car la France est la puissance occupante, et le FLN devient, de fait, le porte-parole effectif de l’immense majorité des Algériens, même s’il a entrepris localement une guerre de conquête sanglante contre diverses populations rétives, favorables au vieux MNA ou à la collaboration avec la France (les harkis). Rapidement, l’appareil militaire nationaliste autoritaire du FLN concurrence l’appareil militaire paternaliste coercitif colonial dans le contrôle du peuple algérien.
L’année 1957 représente l’apogée pour l’ALN : jusqu’à l’été, elle a l’initiative en terrain rural. Mais, à Alger, le mot d’ordre de « grève des huit jours » (28 janvier-4 février) déclenche une brutale répression, sous la supervision du général Massu, auquel le gouvernement Mollet confère les pleins pouvoirs. Le plus attachant des chefs historiques du FLN, Larbi Ben M’hidi, est capturé, torturé puis assassiné début mars. Les paras français gagnent la « bataille d’Alger », y démantèlent les structures du FLN. Le CCE s’enfuit en Tunisie. Pendant qu’à Paris agonise la IVe République, le CCE civil désigné au congrès de la Soummam est remplacé sous la pression par un directoire militaire supervisé les « 3B » (les « colonels » Belkacem Krim, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Ben Tobbal). Ce « premier coup d’Etat », comme dira le dirigeant du FLN Saad Dahlab, est entériné par le CNRA au Caire (20 août 1957), trafiqué par les clans militaires. Sous la férule de Boussouf, des services de renseignement et de sécurité sont mis sur pied, qui deviendront la colonne vertébrale du futur pouvoir d’Etat. Abbane est marginalisé. Le 27 décembre 1957, ce politicien jacobin et gêneur est attiré par les « 3B » dans un guet-apens au Maroc, et étranglé .
LE RECOURS À DE GAULLE
En novembre 1957, Paris fait adopter une loi-cadre sur l’Algérie qui confirme tous les blocages coloniaux. Le 13 mai 1958, des dizaines de milliers de manifestants européens acclament de Gaulle à Alger, ouvrant la voie à son retour sur la scène politique. Le général semble, au début, se rallier au cours dominant, tant parmi les Européens d’Algérie que parmi les militaires français, dit de l' »intégration ». Il intensifie parallèlement guerre et réformes. Son « plan de Constantine » vise à moderniser l’Algérie et à raboter les aspérités les plus choquantes du système colonial. Il compte sur l’émergence d’une « troisième force », entre indépendantistes et collaborateurs du système colonial. Elle se dérobera vite. Les sondages d’opinion, en France, l’orientent progressivement vers une solution distante de l’Algérie française. Les manifestations citadines des Algériens de décembre 1960 l’impressionnent. Il entreprend alors de s’affranchir de l’Algérie, « ce boulet », pour que la France « épouse son siècle » (lire page IV). Il lui faudra pour cela vaincre l’opposition des Européens d’Algérie, qui, dès janvier 1960, avec la « Semaine des barricades », se sentent trahis par de Gaulle. Faire, aussi, céder les officiers promoteurs de l’Algérie française, réduire une tentative de putsch menée par deux anciens chefs d’état-major en Algérie (les généraux Salan et Challe) en avril 1961 ; lutter, enfin, contre l’OAS (Organisation de l’armée secrète), où se réfugieront un conglomérat d’irréductibles du maintien de l’ordre colonial, devenu, en métropole, l’ultime investissement du vieux nationalisme français.
Côté algérien, l’appareil militaire s’impose paradoxalement au sommet du FLN au moment même où celui-ci perd l’initiative sur le terrain des armes. En 1960, l’ALN est exsangue, victime des SAS (sections d’administration spécialisées) et de leur scoutisme militarisé, des « camps de regroupement » qui déracinèrent plus de deux millions de personnes, de l’offensive du général Challe qui désorganisa rudement les maquis en 1959-1960, et de la dramatique pénurie d’armes causée par l’étanchéité des barrages électrifiés frontaliers. Mais, politiquement, le FLN a engrangé les bénéfices des épreuves endurées par le peuple algérien. Le 19 septembre 1958, le CCE s’est transformé en gouvernement provisoire de la révolution algérienne (GPRA). Il s’impose internationalement comme l’embryon d’un futur Etat. En Algérie, il s’était d’emblée imposé comme contre-Etat. De même en métropole, où sa Fédération de France contrôle de près les immigrés, contre ses rivaux messalistes. Etat, le FLN le fut beaucoup plus qu’il ne fut une « révolution »: en matière de société et de mœurs, il fut plutôt conservateur, sinon parfois réactionnaire.
LES DISSENSIONS ALGÉRIENNES
Du fait des barrages frontaliers, le sommet de ce FLN-Etat reste profondément coupé du peuple et de la base combattante. L’asphyxie de l' »intérieur » provoque chez les chefs des maquis la grogne contre une direction accusée de rester « planquée ». En corrélation avec les ressentiments des maquis, le FLN-ALN va être constamment secoué par des luttes fractionnelles ou régionales, qui accentuent en retour la tendance à l’autoritarisme. Fin 1958, quatre « colonels » de wilaya (circonscription administrative et militaire du FLN) envoient des maquis un rapport critique violent au GPRA. Le renseignement militaire français exploite à merveille ces dissensions. Dans ce contexte, sous la houlette d’un « colonel » paranoïaque, Amirouche, procès expéditifs et purges sanglantes sont menés au sein de l’ALN contre d’imaginaires « traîtres », désignés à dessein par les services français, qui contribuent à la décimer. Le chef de la wilâya 4 (Algérois), Si Salah, tente alors de négocier l’arrêt des combats, par-dessus le GPRA, avec de Gaulle (juin 1960, lire page IV). C’est un coup d’épée dans l’eau, mais la voie est ouverte vers les premiers pourparlers, qui se tiendront à Melun.
Au sommet du pouvoir, les « 3B » se regardent en chiens de faïence. Chacun redoute que l’un des deux autres l’emporte. Cette compétition laisse insensiblement le champ libre à un client de Boussouf, en fait son rival discret. L’homme, Houari Boumediène, est jeune, efficace et intelligent. A l’été 1959, paralysé par ses divisions internes, le GPRA se dessaisit de ses pouvoirs au profit d’un conclave de dix « colonels », qui prépare à sa main la convocation d’un conseil national à Tripoli, fin 1959-début 1960. Le « deuxième coup d’Etat » au sein du FLN est en route, qui crée un état-major général, confié au colonel Boumediène. Le robinet des armes vers les maquis coupé par les barrages, son « armée des frontières », en Tunisie et au Maroc, engrange les armements provenant surtout du monde communiste, de Chine en particulier. Boumediène en fait une garde prétorienne surarmée.
Lui sait qu’il faudra un jour négocier avec les Français. Il n’en tire pas moins à boulets rouges contre les « civils » chargés de négocier, à partir du 20 mai 1961. A l’été 1961, deux pôles s’entredéchirent : d’un côté une légalité civile constitutionnelle incarnée par le GPRA, présidé par Ben Khedda, de l’autre une volonté tenace de prendre le pouvoir à partir de l’armée des frontières. Les pourparlers initiaux (Evian 1) avaient achoppé au début de l’été, ils reprennent à l’automne, après la renonciation par de Gaulle à la souveraineté française sur le Sahara. Un protocole d’accord est entériné en février par le FLN. Les négociations (Evian 2) aboutissent aux accords du 18 mars 1962, et au cessez-le-feu du 19. Un exécutif provisoire algérien s’installe, sur fond d’attentats sanglants de l’OAS, derniers feux de la présence coloniale française en Algérie.
Au FLN, le retour des chefs historiques emprisonnés depuis 1956 fait éclater les déchirements. Le CNRA, en mai-juin, se termine par un clash ouvert à propos du pouvoir à ériger. Deux blocs s’opposent plus que jamais : celui du GPRA civil, soutenu notamment par le « groupe de Tizi-Ouzou », représentant une partie des maquis ; et, autour du « groupe de Tlemcen », l' »armée des frontières » de Boumediène et Ben Bella, appuyée sur d’autres éléments maquisards. Pendant que la situation sombre dans l’anarchie, que règlements de compte et pillages se multiplient, que les pieds-noirs fuient ce qui était leur patrie, mais pas leur nation, le peuple algérien réapprend à vivre en pansant ses plaies et en pleurant ses morts.
L’INDÉPENDANCE
Le 3 juillet, après référendum, l’indépendance est proclamée. Le GPRA est accueilli dans l’enthousiasme à Alger, pendant que le cartel Ben Bella-Boumediène fourbit ses armes. Le 30 juin, Ben Khedda, président du gouvernement, destitue l’EMG. Peine perdue : le rapport des forces n’est pas en faveur du GPRA. Le 22 juillet, le « groupe de Tlemcen » proclame unilatéralement un « bureau politique » du FLN. L' »armée des frontières » entre en Algérie. Largement supérieures en nombre et en armement aux troupes de la wilaya 4, qui veulent les arrêter, les forces de Houari Boumediène s’ouvrent dans le sang la voie sur Alger. Début septembre, celui-ci s’y installe avec Ben Bella. Ce fut le « troisième coup d’Etat » algérien – en attendant les suivants. Sous le fragile fusible d’un dirigeant historique (Ben Bella), la guerre avait installé un appareil militaire aux commandes. Le peuple, lui, n’avait pu que manifester son désarroi, sous le signe du slogan désespéré : « Huit ans, ça suffit ! » Le FLN de guerre avait joué sa partie. Il devint un parti unique, subordonné à une bureaucratie militaire qui allait être l’alpha et l’oméga de l’Algérie.
Les Européens avaient quitté le pays pour la « métropole ». Globalement, la France pensa avoir tourné la page. C’était compter sans les multiples liens algéro-français qui allaient rejouer à l’avenir. Il y avait eu « un long mariage qui, pour avoir été forcé, n’en avait pas moins produit une sorte de « confusion des sentiments » ». Ainsi Jacques Berque écrivit-il pendant la guerre : « La France et l’Algérie ? On ne s’est pas entrelacés pendant cent trente ans sans que cela descende très profondément dans les âmes et dans les corps. » « C’était vrai de notre génération, celle qui a su trancher les liens. Est-ce encore vrai aujourd’hui pour les nouvelles générations ? », se demandait récemment, dans ses Mémoires, le grand historien algérien Mohammed Harbi.
Gilbert Meynier