France-Algérie, la mémoire lourde
Parce qu’elle s’y inscrit et l’écrit au quotidien, parce que le récit de son action pèse autant que sa réalité, parce que l’imaginaire est l’un de ses ressorts, la politique entretient avec l’Histoire des rapports jaloux, volontiers manipulateurs, voire incestueux.
En France plus qu’ailleurs, dit-on. « Nous sommes un pays de mémoire lourde. Nous passons une partie de notre temps à commémorer nos libérations et nos victoires, mais aussi nos haines civiles, à remuer le couteau dans la plaie vive de nos rancunes, à reconstruire le passé au gré de nos passions », écrit ainsi l’historien Michel Winock, dans Parlez-moi de la France (Perrin, 2010).
Il n’est guère d’épisode de notre histoire contemporaine où cette mémoire lourde soit plus évidente que dans le douloureux chapitre de la guerre d’Algérie.
François Hollande vient d’en apporter une nouvelle démonstration. On pouvait pourtant difficilement imaginer communiqué plus lapidaire que celui publié par l’Elysée, la semaine passée : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »
C’est presque aussi sec et minimaliste qu’un constat d’huissier, validant les recherches menées depuis une vingtaine d’années par quelques historiens courageux et tenaces. Et évitant – trop prudemment diront certains –, de pointer du doigt responsables ou coupables, en l’occurrence la police parisienne et ses chefs de l’époque, à commencer par le préfet Maurice Papon.
Mais il a suffi que le président de la République rompe un silence officiel d’un demi-siècle pour déclencher les foudres de la droite. Il est « intolérable de mettre en cause la police républicaine et avec elle la République tout entière », a dénoncé Christian Jacob, le président du groupe UMP à l’Assemblée, sans se soucier de savoir ce qui fut le plus « intolérable », les faits ou leur occultation, au prix d’un mensonge d’Etat.
Candidat à la présidence de l’UMP, François Fillon n’y est pas non plus allé par quatre chemins : « J’en ai assez que tous les quinze jours, la France se découvre une nouvelle responsabilité, mette en avant sa culpabilité permanente. » La présidente du Front national, Marine Le Pen, lui a emboîté le pas : « Je commence à en avoir soupé de ces représentants de la France qui n’ont de cesse que de la salir », avant de qualifier de « bobard » la terrible répression du 17 octobre 1961 et d’« acte de lâcheté absolue » le communiqué présidentiel.
Rien ne surprend vraiment dans ces réactions pavloviennes. Ni la défense aveugle des œuvres complètes du général de Gaulle, en dépit de ses parts d’ombre. Ni la condamnation de la « repentance » (cette « mode exécrable » que dénonçait déjà Nicolas Sarkozy en 2007), sans s’aviser qu’il n’y en a précisément pas trace dans le communiqué de M. Hollande. Ni la vitupération contre l’anti-France, ou peu s’en faut, qui est depuis toujours l’un des procès simplistes dont raffole l’extrême droite.
Il est vrai que la vérité de la tragédie algérienne blesse cruellement la mémoire – ou plutôt les mémoires. « Tragédie » ? Raymond Aron employait le mot dès 1957. Comment qualifier autrement cette histoire de violence, de mort et de mépris qui s’est écrite pendant cent trente ans : depuis les longues années d’une conquête féroce qui coûta à l’Algérie, en 1830 et 1860, le tiers de sa population, puis d’une colonisation brutale où le moindre soulèvement se soldait par une implacable répression, jusqu’à ces huit années d’une « guerre » qui n’osa dire son nom qu’en 1999, trente-sept ans après la proclamation de l’indépendance algérienne.
Si aucun de ceux qui l’ont vécue – et bien souvent leurs enfants – n’a oublié les drames de cette séparation sanglante, beaucoup n’en ont pas fait le deuil, murés dans d’indicibles souvenirs, enfermés dans des mythes rassurants autant que dans les silences officiels des responsables des deux pays.
Pour la France, cela aura été le second grand traumatisme national du siècle, après l’effondrement de 1940. Pas seulement pour le million de rapatriés dont l’Algérie était la patrie, à défaut d’avoir su y construire une nation. Mais aussi pour les deux millions d’appelés qui eurent 20 ans dans les Aurès. Enfin pour l’ensemble d’un pays qui vécut là, entre massacres et torture, le dernier épisode d’une histoire coloniale – et d’une puissance impériale – où la République avait trouvé l’un de ses fondements et la France une part de sa « grandeur ».
En outre, aujourd’hui encore, comment ne pas voir dans le refoulement de ce drame l’origine de ce que l’historien Benjamin Stora a appelé « le transfert de mémoire » : l’importation, en « métropole » d’une mémoire coloniale où se mêle la peur du « petit blanc » et le sentiment d’abandon qui lui est lié, son angoisse identitaire face à l’islam, son racisme anti-maghrébin et les crispations identitaires antagonistes qui en résultent.
Pour l’Algérie, le traumatisme fut tout aussi profond, même s’il était celui d’une libération. La violence du nationalisme algérien – contre la France bien sûr, mais aussi contre une partie des Algériens, dissidents ou harkis – la suprématie alors conquise par ceux qui imposaient une conception policière de l’action, le boulet d’une histoire officielle immuable, tout cela a engendré les drames et les paralysies dont l’Algérie reste, aujourd’hui encore, prisonnière.
Comme ce fut longtemps le cas à propos de Vichy, la vérité fait mal. Il fallut un demi-siècle pour que Jacques Chirac dise, en 1995, la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel’d’Hiv et dénonce la collaboration avec l’occupant nazi. Il aura fallu aussi longtemps pour que François Hollande reconnaisse la réalité de ce sinistre 17 octobre 1961.
Paul Ricœur faisait précisément de la « reconnaissance » la condition de ce « petit miracle, une mémoire heureuse ». La France et l’Algérie en sont encore loin, mais le travail des historiens, autant que la lucidité des dirigeants tracent la voie. Français et Algériens ont un trop long passé commun, fût-il dramatique, pour ne pas savoir inventer un avenir partagé et assumé.