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Édition du 1er au 15 octobre 2024

fragile statut pour les Tziganes français, par Chantal Aubry

[Le Monde diplomatique - juin 2003]
Si on dénonce souvent l'antisémitisme et parfois le racisme antiarabe, on oublie que ce sont les Tziganes qui, de toutes les victimes de discriminations, suscitent, et de loin, le rejet le plus large. Au palmarès des préjugés, ils se trouvent largement en tête : la seule arrivée de gens du voyage dans une ville suscite les pires craintes pour la sécurité des biens et des personnes. Les attentats du 11 septembre 2001 n'ont rien arrangé, pas plus que le climat créé par le ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy, et par la loi liberticide que celui-ci a fait voter à la mi-février 2003. Entre la loi Besson, qui les contraint à accueillir les gens du voyage dans des conditions décentes, et les fortes réticences d'une partie de l'électorat, mobilisée au nom de la sécurité, comment réagissent les villes concernées ? L'exemple d'Arles et de son futur lotissement met en lumière toutes les contradictions dans lesquelles se débat une municipalité, même bien intentionnée.
« Un monde sans vagabonds, telle est l’utopie de la société des touristes. »

Zygmunt Bauman

(Le Coût humain de la mondialisation, Hachette, coll. « Pluriel », 1999).

Animation habituelle d’un matin d’hiver ensoleillé dans le campement gitan, une soixantaine de caravanes alignées le long du canal d’Arles à Fos, à mi-chemin entre le musée de l’Arles antique et le quartier HLM de Barriol. Les femmes nettoient, les hommes bavardent, les voitures vont et viennent, c’est l’heure où l’on va chercher les enfants à l’école. Et tout le monde commente encore l’événement : fin novembre 2002, la première pierre du futur lotissement a été posée, juste à côté du campement. Et, depuis, ils peuvent voir les travaux avancer…

La fin du chantier est prévue en décembre 2003, avec livraison de quarante-sept logements individuels, résultat d’une conjonction d’efforts incontestablement méritoires. « Je me suis battu pendant sept ans », explique fièrement le pasteur Antonio Hernandez, président de l’association des Gitans d’Arles et pasteur de la communauté évangélique Vie et Lumière (pentecôtistes), majoritaire dans le campement. « A la longue, j’ai été écouté. Il fallait créer une association. Le résultat, beaucoup n’y croyaient pas. Parler aux sédentaires, ce n’était pas facile. J’ai eu ce privilège ! »

Le projet remonte en effet à 1996, quand la ville d’Arles (dont le premier magistrat était encore le socialiste Michel Vauzelle) décide, après plusieurs années d’atermoiements, de s’attaquer enfin au dossier. Deux personnes le prennent en main, M. Henri Tyssere, adjoint communiste à l’urbanisme, et Mme Catherine Levrault, adjointe verte à l’environnement. Pour une ville dans une situation financière notoirement difficile, l’effort était réel, car il s’agissait d’une triple contrainte : créer pour les voyageurs de passage une aire d’accueil rendue en principe obligatoire dans les communes de plus de 5 000 habitants par la première loi Besson (31 mai 1990), lancer un programme immobilier locatif pour les familles sédentarisées de Gitans catalans, installés en Arles depuis plusieurs générations, enfin prévoir des terrains familiaux pour quelques familles rom ou manouches semi-sédentaires et très précarisées.

M. Philippe Lamotte, alors directeur à l’urbanisme et à l’habitat, confie le projet, dans le cadre d’une maîtrise d’oeuvre urbaine et sociale (MOUS), au bureau d’études marseillais Lieux dits, qui, en février 1998, au terme d’un minutieux travail d’information auprès des familles et de recherche de terrains, remet ses projets. Mais, exception faite du site de Barriol pour le projet locatif, sur lequel l’accord conclu sera maintenu et les financements trouvés, les terrains proposés pour l’aire d’accueil changeront plusieurs fois de localisation, au gré des oppositions d’associations de riverains (hôteliers, grandes surfaces) hostiles par principe à toute installation de tziganes.

Entre-temps, la gauche plurielle s’étant quelque peu divisée localement, la municipalité a changé, si bien que la « patate chaude » a échoué dans les mains du très circonspect Hervé Schiavetti, le nouveau maire communiste. Et les négociations s’éternisent. A tel point qu’Arles reste, comme beaucoup d’autres villes de France, toujours en panne d’aire de stationnement. Scénario classique, encore que son projet locatif place l’antique cité provençale (en compagnie de Montpellier et de Martigues pour le Grand Sud) dans le peloton des villes vertueuses en matière d’habitat sédentarisé.

Ne pas mécontenter l’électeur, ne pas repousser les populations tziganes dans des lieux de relégation, loin de tous commerces et services sociaux, c’est, là comme ailleurs, et plus que jamais, la quadrature du cercle. « Le délai fixé par la loi Besson étant le 1er janvier 2004, nous serons en retard. Mais le terrain est trouvé », assure M. David Grzyb, nouvel adjoint à l’urbanisme, qui porte aujourd’hui le dossier. Reste à convaincre les riverains… « Les gens du voyage ont besoin de s’arrêter dans des conditions normales, convient M. Schiavetti. Mais, pour l’opinion, ils ne sont pas rassurants, du fait de leur image et des pratiques qui sont les leurs. Notre position est par définition contradictoire, mais nous nous efforçons de réunir les différents protagonistes et d’entendre chacun. »

Position contradictoire à laquelle aucun élu, qu’il soit ou non doté d’un minimum de volonté politique, ne peut échapper. Plus que des habitants riverains, il a désormais à faire face à l’opposition des hôteliers et des grandes surfaces installées sur les zones d’activité à proximité desquelles les aires d’accueil sont très souvent prévues. En Arles, les Gitans catalans sédentarisés depuis plusieurs générations sont relativement moins mal tolérés qu’ailleurs. Certains d’entre eux habitent d’ailleurs en ville dans le vieux quartier de La Roquette ou dans les HLM du quartier de Barriol.

« La position des Arlésiens est très ambivalente, remarque Mme Séverine Lhez, de l’association Yaka de Gitana, qui a joué et continue de jouer un rôle d’interface indispensable dans toutes les opérations de relogement 1. Il y a du racisme comme partout ailleurs, mais le succès musical d’une des familles locales (les Gipsy Kings) et le goût fort répandu pour la musique et la culture flamencas tempèrent en partie cet ostracisme. Il reste cependant que leur altérité est toujours perçue comme menaçante. »

Proche des Saintes-Maries-de-la-Mer, haut lieu de pèlerinage gitan, Arles n’est pas pour autant la halte la plus fréquentée (l’aire de grand passage de la région, très détériorée, se trouve à Miramas). Et le microcosme arlésien semble presque épargné par la bourrasque sécuritaire qui secoue le reste de l’Hexagone. « Les problèmes de sécurité publique sont des problèmes que les élus doivent traiter, assure pour sa part M. Schiavetti. Si la droite « fait de la mousse » au niveau national, au niveau local, cela ne change pas beaucoup. Arles est une terre d’immigration qui a une capacité très forte à intégrer. Elle cristallise tout, y compris les Gitans… »

Dénonciations haineuses et expulsions musclées

Même zèle intégrateur à Martigues, dans la cité du Bargemont, un lotissement de trente-neuf maisons achevé en 1995, où sont logées des familles manouches, elles aussi sédentarisées depuis longtemps. A quelques kilomètres du centre-ville, certes, mais dans la pinède, avec aire de stationnement et parking distinct pour les caravanes des locataires. « La municipalité a tenu à construire des maisons « comme les autres » », tient à préciser le directeur de l’habitat, M. Pierre Cerdan, qui prend ainsi ses distances avec le concept d’habitat dit adapté, appliqué ailleurs, notamment, dans une certaine mesure, en Arles.

« C’est une manière paternaliste de recréer de la discrimination ; ici, les gens ont appris à payer leur loyer, leur eau, leur électricité comme tout le monde », renchérit M. Denis Klumpp, directeur de l’Association régionale d’études et d’actions auprès des Tziganes (Areat 2), qui sert de relais auprès des familles par le biais d’un centre social installé dans la cité et assure par ailleurs la gestion de l’aire de stationnement. Une gestion réputée à poigne, et qui prétend ainsi éviter détériorations et occupations abusives des aires d’accueil destinées aux voyageurs, souvent squattées par les semi-sédentaires. « On sait parfaitement que c’est l’insuffisance d’équipements d’accueil et les conditions de logement qui sont surtout responsables de la précarisation d’une grande partie des populations de voyageurs, explique M. Klumpp. La loi Sarkozy 3 aura au moins l’avantage de forcer les municipalités à réaliser enfin les aires de stationnement, si elles veulent pouvoir expulser légalement les voyageurs qui ne respecteraient pas les terrains privés de leurs communes, ce que les deux lois Besson ne sont pour l’instant pas parvenues à faire. »

Vue de l’esprit ? Prévision exagérément optimiste ? La question mérite d’être posée, surtout si l’on considère que la seconde loi Besson contenait déjà des dispositifs de dissuasion contre le stationnement sauvage, ce qui n’a pas pour autant poussé les municipalités réticentes à s’équiper d’aires de stationnement.

En tout cas, à quelques kilomètres de là, le discours est autrement agressif : « Je n’ai aucune tendresse pour ces gens-là. Ils vivent à nos crochets, ils vivent de rapine, il faut que ça s’arrête. » Cette dénonciation haineuse contre le « fléau » que représenteraient les gens du voyage, concentré de clichés dignes de Vichy, c’est M. Paul Girot de Langlade, préfet de Vaucluse, qui n’a pas craint de la faire, lors d’une réunion publique avec des élus de son département, le 17 octobre 2002. Blanc-seing accordé par avance aux expulsions musclées, ce dérapage résume assez bien le nouveau climat politique. Il renvoie clairement au contexte – celui de la loi Sarkozy – et rappelle qu’un certain nombre de préfets ne se sont jamais embarrassés de scrupules pour fournir aux maires « expulseurs » les forces de police nécessaires, que ces expulsions soient légales ou qu’elles ne le soient pas. Le fait que le ministre de l’intérieur ait tenté par la suite de tempérer les propos de son préfet ne change guère le fond du problème.

Et l’évidence s’impose : la situation des gens du voyage, qui évoluait lentement depuis 1969, époque où la loi leur avait enfin donné un statut, amorce, au contraire, pour cause de pression économique et de repli sécuritaire, une régression dont toutes les associations s’inquiètent à juste titre. Depuis septembre 2002, ces dernières se sont d’ailleurs mobilisées, multipliant motions et manifestations contre les articles 19 et 19 bis de la loi Sarkozy, qui, en prévoyant des sanctions particulièrement sévères contre les infractions au stationnement, revient à créer un « délit d’existence » pour les gens du voyage. S’est ainsi créé le collectif du 24 septembre, qui regroupe des associations très diverses, où se côtoient tziganes et non-tziganes 4, et des manifestations ont eu lieu à Paris et dans plusieurs villes de France, le 11 et le 27 janvier 2003.

Organisée exclusivement par les gens du voyage, la seconde a réuni cinq mille personnes. Au-delà de la question la plus immédiatement polémique, celle du stationnement des voyageurs, directement dans le collimateur de la loi Sarkozy, c’est aussi l’ensemble des droits de populations particulièrement précarisées qui sont en cause : accès à l’éducation, à la santé, au logement, à l’emploi, lutte contre les exclusions et les discriminations de toutes sortes, sauvegarde, enfin, d’un mode de vie et de traditions que la France de M. Sarkozy voudrait voir disparaître. Assimilés en tant que groupe à des délinquants, ils expriment de plus en plus leur inquiétude : « Depuis cet été, je ne me sens pas bien, j’ai mal pour nos enfants, témoignait un manifestant du 11 janvier. Nous ne sommes pas responsables des maux de ce pays. Nous ne voulons pas vivre les persécutions que nos parents ont connues. » Un autre ajoutait : « Les sédentaires devraient comprendre que les signaux qui s’allument ne sont de bon augure pour personne. »

« Les dérapages verbaux témoignent d’un climat de plus en plus tendu, sur fond de régression des libertés, et cela touche l’ensemble de la population, mais on ne s’en aperçoit pas encore. Pour l’instant, ce sont les gens du voyage et quelques autres catégories, dites marginales, qui sont désignés comme boucs émissaires », prévient de son côté M. José Brun, de l’association Regards, et par ailleurs chef de projet à Tsigane-Habitat (Indre-et-Loire). « Tout est de plus en plus dur : trouver des terrains, trouver des financements. Plus aucun projet n’arrive à passer. Tout est bloqué. On est en train de reproduire les schémas anciens. On nous laissera le fond des forêts, les terrains inondables, les terrains dont personne ne veut, les lieux de relégation. »

Définitivement votée les 12 et 13 février 2003 par les députés, qui en ont encore aggravé certains aspects, et par les sénateurs, la loi pour la sécurité intérieure s’articule expressément, pour ses articles 19 et 19 bis concernant les populations itinérantes, sur l’application de la loi Besson du 5 juillet 2000, retardée et déjà contestée, avant même sa mise en oeuvre, par un certain nombre de maires, notamment en Ile-de-France.

Selon cette seconde loi Besson, tous les départements devaient se doter dans les dix-huit mois (soit au plus tard le 1er janvier 2002) d’un schéma pour l’accueil des gens du voyage, élaboré par le préfet et le président du conseil général, en concertation avec les représentants des communes concernées (communes de plus de 5 000 habitants), des gens du voyage et d’associations, réunis en commission consultative 5. En cas de non-respect des délais, le préfet pouvait, en théorie, adopter seul le schéma et réaliser l’aire prévue au nom et pour le compte de la commune.

Rien de tel ne s’est passé. « Le dispositif des aires d’accueil est bien en route, assure-t-on au ministère du logement. La concertation s’est avérée d’autant plus nécessaire avec les maires que, sans coopération de leur part, la mise en place aurait été impossible. Mais, cette fois, les schémas départementaux devaient être signés d’ici à fin février. Le ministre a demandé qu’ils le soient. C’est le signe de la volonté du gouvernement de les mettre en oeuvre. » Sur le terrain, pourtant, personne n’y croit, l’effet de la loi Sarkozy étant plutôt de renforcer l’hostilité des maires à la loi Besson…

Or cette dernière n’a été que très peu appliquée. Ainsi, en région parisienne, 560 places ont été créées en dix ans, alors que les besoins varient entre 6 000 et 8 000. Pour la totalité du territoire français, il n’y a actuellement que 10 000 places disponibles (8 000 selon l’Areat), alors que les besoins sont estimés à 60 000 (30 000 selon l’Areat). Ces différences de chiffres résultent de l’estimation de la population tzigane elle-même, qui varie de 300 000 à 800 000 personnes – selon les associations, puisque le recensement, considéré comme discriminatoire, n’est pas autorisé.

L’insuffisance d’aires d’accueil entraîne un autre dysfonctionnement grave : les maires qui se sont engagés ont eu souvent plus de problèmes que ceux qui n’en ont pas aménagé. Dans un contexte de pénurie d’offres, ils ont fait face à un afflux excessif sur leur aire de stationnement, ce qui a créé des difficultés là même où on espérait les régler. Tension avec les habitants, problèmes de scolarisation, branchements sauvages pour l’eau et l’électricité, détériorations : c’est de toute évidence la mauvaise gestion collective de l’itinérance qui est surtout en cause.

Voyager, mais avec un port d’attache

Le second volet, celui de l’habitat, ne repose pour l’instant, comme on l’a vu à Arles, que sur la volonté locale, hors de tout financement adapté, sinon celui de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (dite loi Gayssot, votée le 13 décembre 2000 6, particulièrement en région parisienne. Pourtant, tous les schémas réalisés abordent la question des terrains familiaux et de l’habitat mixte. « C’est un nouveau plan de lutte contre les exclusions, explique-t-on au ministère du logement. Dans une phase de transition, les voyageurs doivent pouvoir se sédentariser afin d’accéder aux droits, à l’école, aux soins. Ce n’est pas une sédentarisation où on ne bouge plus, mais plutôt un port d’attache, un point d’ancrage géographique où on sait pouvoir venir en cas de besoin. Avoir un habitat, ce n’est pas arrêter le voyage. »

Architecte indépendant et concepteur de l’un des premiers projets de relogement réussi à Toulouse (Ramonville, 1989), M. Luc Monnin est plus radical : « La sédentarité, c’est une réalité spatiale, mais pas sociale, affirme-t-il. C’est une réponse à une pathologie, à une situation psychologique de stress, d’hygiène déficiente, de mauvaises conditions de vie. Une fois soignée cette pathologie spécifique à l’état de précarité, et correctement relogés, les Tziganes retrouvent l’aptitude à se développer. L’enjeu de survie est dépassé, ils sont capables de revoyager plusieurs mois par an. » Donc de maintenir, malgré la disparition progressive de certaines de leurs activités traditionnelles (ferraille, rempaillage, métiers liés à la cueillette), cette culture nomade qui allie « pluriactivité » et « saisonnalité ». Avec l’apparition de nouvelles activités, telles que ravalement de maisons, travaux de peinture, réparation d’outils chirurgicaux, d’appareils de manutention, etc.

Fondamentalement, reste que, contrairement à la conception républicaine de la citoyenneté, les nomades restent appréhendés comme une minorité dans l’Etat. Et que la France est l’un des seuls pays occidentaux à imposer aux itinérants des documents administratifs tels que le carnet et le livret de circulation, renouvelable tous les trois mois, et faisant état d’informations spécifiques, comme le teint de la peau ou le nom des parents. Une discrimination dans la discrimination qui, comme l’explique la sociologue Jacqueline Charlemagne, « crée des différences à l’intérieur même de cette population : ceux qui sont dans une extrême précarité (saisonniers, marchands ambulants) ont le carnet de circulation ; les autres, moins marginalisés (inscrits aux registres du commerce, salariés), bénéficient d’un livret ».

Circonstance aggravante : au moment même où un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) révèle un état de faim et de pauvreté généralisé dans les minorités rom des futurs Etats membres de l’Union européenne, l’afflux de celles-ci contribue à déstabiliser, en France, un statut déjà fragile. Il fournit en outre, sur fond de clichés anciens, le prétexte à des amalgames dans lesquels ne se reconnaissent ni les voyageurs ni les sédentaires ou semi-sédentaires, tous de nationalité française depuis plusieurs générations. Et il nourrit d’autres conflits, ceux-là entre communautés, à un moment où il est important pour elles de se fédérer.

D’autant que le phénomène pentecôtiste 7, apparu dans les vingt dernières années, a profondément altéré les équilibres anciens. « L’association Vie et Lumière a un pouvoir énorme, concède M. José Brun. Elle est la seule à pouvoir réunir 70 000 personnes en un seul rassemblement. Sa force, au contraire de l’Eglise catholique, qui a « raté le train », c’est que tous les pasteurs sont des voyageurs. » Vie et Lumière en France ne compte pas moins de 1 300 pasteurs (dont aucun sédentaire), tous reconnus par la Fédération protestante de France. Sectaire pour les uns, mafieuse pour d’autres, cette polarisation comporte en tout cas un danger évident : celui du repli culturel et spirituel, là où l’ouverture est plus que jamais nécessaire.

Ainsi, même s’ils affectent parfois d’en encourager la fréquentation, les pasteurs se méfient de l’enseignement public – car il favorise trop, à leurs yeux, l’ouverture vers le monde extérieur. La plupart préfèrent que les populations de voyageurs dont ils ont pris la charge restent sous leur influence. Si une nouvelle génération, plus ouverte, apparaît, les pasteurs de l’ancienne génération restent souvent rétrogrades. Très jaloux de leurs coutumes, de leur culture, ils redoutent que les femmes et les jeunes filles acquièrent un peu d’autonomie en se scolarisant. On sait pourtant à quel point cette question de l’autonomisation des femmes est cruciale pour l’évolution du groupe tout entier.

D’un autre côté, des jeunes tziganes comme MM. Vincent Ritz et José Brun (31 ans), de l’association Regards, ou Mme Céline Larrivière, de l’association Les gens du voyage, associations composées intégralement de voyageurs, représentent un avenir encore incertain, mais bien réel. « Nous voulons manifester notre existence, apporter un regard différent, exprimer notre façon de voir, même si, parfois, notre propos est dérangeant. » Le reproche le plus couramment fait à ces jeunes associations non subventionnées (« ce qui est une garantie d’indépendance ») est de ne pas être représentatives : « Nous, on parle de légitimité, pas de représentativité, répliquent-elles. A nous de former des architectes et des cadres pour demain. »

Ce qui ne les empêche pas, malgré les obstacles, de vouloir avancer ensemble, y compris avec Vie et Lumière. « Il ne faut pas se laisser influencer par ceux qui voient d’un mauvais oeil l’émergence du protestantisme. L’idée est de garder l’essentiel de la culture, de préserver l’identité tout en sachant s’ouvrir au monde extérieur. Mettre les différences en veilleuse. Avancer ensemble, prendre en compte tous les métissages, fédérer tous les tziganes, qu’ils soient voyageurs, sédentaires et semi-sédentaires, qu’ils soient manouches, roms, gitans, yéniches, sintis, qu’ils habitent le nord ou le sud de la France, qu’ils soient catholiques, protestants évangélistes ou laïques. Sans méconnaître pour autant l’utilité des associations qui travaillent depuis longtemps « auprès » des voyageurs. Mais sans se priver non plus de remettre en cause leur néopaternalisme… » Qui osera encore traiter les Tziganes de « voleurs de poules », sinon eux-mêmes, mais par dérision ?

  1. Créée en 1996 par le photographe Mathieu Pernot, qui a publié plusieurs livres sur les roms d’Arles et sur le camp de Saliers, l’association a beaucoup aidé à la sensibilisation aux problèmes des familles roms les plus démunies. Elle mène des actions dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’habitat.
  2. Créée en 1968, elle s’occupe notamment du relogement des tziganes, de l’aménagement et de la gestion des aires d’accueil, avec également des activités de formation, d’études et de conseil dans le domaine socioéducatif (2, rue de la République, 13001 Marseille).
  3. Votée définitivement le 13 février 2003, elle comporte un grand nombre d’atteintes aux libertés fondamentales, sous couvert de renforcer la sécurité intérieure et de juguler la montée de la délinquance.
  4. ANGVC, Arpomt, ARTNF, ASDT, Centre culturel gitan, Etudes tziganes, Les Français du voyage, ONAT, Regards, Unisat, Uravif.
  5. Pour la réalisation de ces schémas, qui déterminent les zones d’implantation des aires, qui peuvent être communales ou intercommunales, le gouvernement Jospin avait prévu une enveloppe de 1,7 milliard de francs sur quatre ans pour les subventions à l’investissement et a porté leur taux de 35 % à 70 % du coût des travaux. L’aide à la gestion des aires est de 1 660 euros par an et par place, soit environ 50 millions d’euros par an. Les communes ont deux ans pour réaliser les aires après la publication des schémas.
  6. Dont l’article 55 oblige les communes de plus de 50 000 habitants à construire des logements sociaux pour atteindre, d’ici à vingt ans, une proportion de 20 % de l’ensemble de leur habitat, faute de quoi elles seront mises à l’amende. Le gouvernement Raffarin a notamment remis en cause cette disposition.
  7. Apparu au début du XXe siècle parmi les méthodistes noirs aux Etats-Unis, le pentecôtisme compte maintenant 150 millions de croyants, répandus dans tous les tiers-mondes. Sa spécificité doctrinale est de considérer comme actuels les dons de l’Esprit saint – « parler en langues » (expression verbale apparemment incompréhensible qui se veut louange de Dieu), guérison, prophétie, exorcisme, etc. – tels qu’ils sont rapportés dans le récit de la Pentecôte des Actes des Apôtres.
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