Débaptisons les collèges et les lycées Colbert !
par Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN)
Le Monde, 17.09.2017
Tous les médias ont parlé de Charlottesville, de la statue du général Lee, de la « white supremacy », etc. Mais rares sont ceux qui ont évoqué ce problème dans le contexte français. Or la question des emblèmes esclavagistes dans l’espace public se pose également dans notre pays. Elle est formulée depuis au moins trente ans par des citoyens — qu’ils viennent de l’outre-mer ou non — qui demandent que ces symboles soient retirés.
Cette exigence suscite chez certains de nos compatriotes une certaine angoisse : jusqu’où, disent-ils, faudra-t-il aller ? La réponse est claire : on ne pourra sans doute pas modifier tous les symboles liés à l’esclavage dans l’espace public, tant ils sont nombreux et intimement liés à notre histoire nationale. Mais on ne peut pas non plus ne rien faire, en restant dans le déni et dans le mépris, comme si le problème n’existait pas. Entre ceux qui disent qu’il faut tout changer et ceux qui disent qu’il ne faut rien changer, il y a probablement une place pour l’action raisonnable.
On pourrait, par exemple, se concentrer sur les collèges et les lycées Colbert, qui existent dans plusieurs villes de France. Il s’en trouve à Paris, à Lyon, à Marseille, à Reims, à Thionville, à Tourcoing, à Lorient, à Rouen et dans quelques autres villes. Pourquoi Colbert ? Parce que le ministre de Louis XIV est celui qui jeta les fondements du Code noir, monstre juridique qui légalisa ce crime contre l’humanité. Par ailleurs, Colbert est aussi celui qui fonda la Compagnie des Indes occidentales, compagnie négrière de sinistre mémoire. En d’autres termes, en matière d’esclavage, Colbert symbolise à la fois la théorie et la pratique, et cela, au plus haut niveau.
Histoire, mémoire et transmission
Ceux qui sont attachés à Colbert à tout prix, et veulent retenir de lui non pas l’esclavagiste, mais le ministre qui sut établir la grandeur de l’économie française à l’époque, agissent comme ces gens, quelque peu douteux, qui affirment qu’ils célèbrent en Pétain non pas le représentant de Vichy, mais le vainqueur de Verdun. C’est un argument quelque peu délicat. Par ailleurs, comment Colbert a-t-il développé l’économie française au XVIIe siècle, si ce n’est sur la base de l’esclavage colonial, justement ?
Mais pourquoi évoquer particulièrement les collèges et les lycées ? Parce que la question posée aujourd’hui est justement celle de l’histoire, de la mémoire et de la transmission. Si l’école républicaine elle-même renonce à ces valeurs, elle n’a plus lieu d’être. Comment peut-on sur un même fronton inscrire le nom de « Colbert », et juste au-dessous, « Liberté, Egalité, Fraternité » ? Comment peut-on enseigner le vivre-ensemble et les valeurs républicaines à l’ombre de Colbert ?
Certains commentateurs affirment qu’il ne faut pas changer ces noms, car il convient de conserver la trace des crimes commis. Mais les noms de bâtiments ne servent pas à garder la mémoire des criminels, ils servent en général à garder la mémoire des héros. C’est pour cela qu’il n’y a pas en France de rue Pierre-Laval, alors qu’il y a de nombreuses rues Jean-Moulin. Et si on veut vraiment sauvegarder la mémoire de l’esclavage, il vaudrait mieux donner à ces établissements les noms de ces héros, noirs ou blancs, bien souvent méconnus, qui luttèrent contre l’esclavage. On pense ici à des figures comme Delgrès, le héros de la Guadeloupe, ou aux habitants du village de Champagney (Haute-Saône), qui, pendant la Révolution, plaidèrent pour l’abolition. Pour ce qui est de Colbert, il faut bien sûr que son action soit enseignée – à l’intérieur de ces établissements, dans les cours d’histoire — mais non pas célébrée — à l’extérieur, sur les frontons.
Reconnu comme crime contre l’humanité
Votée à l’unanimité en 2001, la loi Taubira demande que l’esclavage soit reconnu comme crime contre l’humanité, et enseigné en tant que tel. A l’évidence, les collèges et les lycées Colbert sont au minimum en porte-à-faux par rapport à cette loi, et par rapport aux valeurs républicaines qu’ils se doivent de transmettre. Par ailleurs, en outre-mer et dans l’Hexagone, plusieurs rues ou bâtiments ont été débaptisés ces dernières années. En 2002, par exemple, la rue Richepanse, à Paris, qui célébrait ce général ayant rétabli l’esclavage en Guadeloupe, est devenue la rue du Chevalier-de-Saint-George, pour rendre hommage à ce brillant musicien et escrimeur du XVIIIe siècle. Ce changement, qui constitue une sorte de jurisprudence, a été effectué sans problème majeur.
C’est pourquoi, dans le cadre de cette rentrée 2017, nous, citoyens, professeurs, élèves, parents d’élèves, demandons au ministre de l’éducation nationale d’engager une réflexion, en concertation avec les personnalités qualifiées, les associations, les syndicats et les établissements concernés, afin que les symboles qui célèbrent Colbert dans ces institutions éducatives soient remplacés par d’autres noms qui valorisent plutôt la résistance à l’esclavage. C’est aussi cela, la réparation à laquelle nous appelons le ministre de l’éducation nationale.
Signataires : Christophe d’Astier de la Vigerie (éditeur), Fritz Calixte (philosophe, directeur du journal « Haïti Monde »), Isabel Castro Henriques (historienne), Juliette Chilowicz (secrétaire générale de la Fédération indépendante et démocratique lycéenne), Christine Chivallon (anthropologue), Catherine Clément (philosophe), Rokhaya Diallo (journaliste, documentariste), Didier Epsztajn (rédacteur en chef du site « Entre les lignes, entre les mots »), Mireille Fanon-Mendès France (ancienne présidente du groupe d’experts de l’ONU sur les personnes d’ascendance africaine), Olivier Le Cour Grandmaison (philosophe), Victorin Lurel (ancien ministre des outre-mer), Jacques Martial (directeur du Memorial ACTe), Harry Roselmack (journaliste), Patrick Silberstein (directeur des Editions Syllepse), Michel Surya (directeur des Editions Lignes), Lilian Thuram (footballeur)
Suite à cette tribune, le quotidien l’Humanité a publié les contributions de Françoise Vergès, politologue, titulaire de la chaire Global South(s) à la Maison des sciences de l’homme, à Paris; Alain Ruscio, historien, spécialiste de la décolonisation ; Louis-Georges Tin, président du Cran, et Marcel Dorigny, historien, membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. L’Humanité, 03.10.2017
Le symbole de ce que fut l’esclavage colonial
par Françoise Vergès, politologue, titulaire de la chaire Global South(s) à la Maison des sciences de l’homme, à Paris
Les polémiques et controverses autour des monuments et noms de rues ne datent pas d’hier. Ce qui est remarquable dans le cas du débat soulevé par la demande du Cran de débaptiser les lieux publics du nom de Colbert, c’est qu’il fait encore apparaître déni et ignorance de l’histoire de l’esclavage. Auxquels il faut ajouter mépris et indifférence au racisme négrophobe, à l’importance de l’esclavagisme dans la construction du capitalisme français et colonial, et au rôle joué par l’impérialisme français dans la création d’inégalités globales. Deux expressions qui ont pour seule fonction de recouvrir automatiquement tout débat et dont la malhonnêteté a plusieurs fois été démontrée sont aussitôt utilisées : « politiquement correct » et « repentance ». Mais, c’est d’abord le refus d’admettre ce qu’ont représenté traite et esclavage pour l’histoire, la culture, le droit et la politique en France qui s’exprime ; d’admettre que des héros du « récit national » ont soutenu la déportation d’Africains et leur esclavage, que le racisme négrophobe est né sur le bateau négrier, et que la situation déplorable des outre-mers qui ont connu l’esclavage est notamment liée à ces siècles d’histoire.
Colbert, présenté comme un « grand homme d’État », fut, puisqu’il faut le rappeler, le promoteur du Code noir. Promulgué en 1685, cet édit rassemble les lois, décisions royales et textes juridiques « relatifs au gouvernement, à l’administration et à la condition des esclaves ». Appliqué dans toutes les colonies esclavagistes françaises, il ne sera aboli qu’en 1848 ! Parmi tous ses articles, celui qui définit l’esclave comme « bien meuble » symbolise au plus près ce que fut l’esclavage colonial : concrètement, un homme, une femme, un enfant esclaves étaient comptés au même titre qu’une table, un cheval ou un mulet dans le patrimoine du propriétaire d’esclaves.
Les arguments qui s’opposent à la demande du Cran sont connus, ils sont les mêmes depuis que les peuples des outre-mers qui ont connu l’esclavage et des groupes et des associations en France réclament la pleine reconnaissance du rôle de l’esclavage dans la construction de la société française. Il y a l’argument de l’équivalence — tout le monde pratiquait l’esclavage —, celui de la responsabilité partagée — les Africains étaient esclavagistes — ; de la preuve de la grandeur de la civilisation européenne — les pays européens furent les premiers à abolir l’esclavage — ; de la fausse contextualisation — à l’époque, tout le monde soutenait l’esclavage. Démontrer leur imposture demanderait de longs développements, mais la seule lecture du Code noir devrait suffire. Or, elle ne suffit pas, parce que la vie des Noirs, ça ne compte pas. De même, il est déplorable que, en 2017, il faille toujours reprendre des faits et des chiffres pour démontrer que traite et esclavage furent des crimes. Mais, on le sait, faits et chiffres n’ont pas ici d’importance, car ce qui est récusé, c’est d’admettre toute l’horreur des siècles de traite et d’esclavage. Ce n’est pas plus compliqué que cela.
Depuis septembre 1991, la statue de Joséphine de Beauharnais au jardin de la Savane à Fort-de-France a perdu sa tête. Elle fut l’épouse de Napoléon Bonaparte, ce héros national français qui rétablit l’esclavage en 1802, fit la guerre aux esclaves insurgés de Saint-Domingue, dont les troupes infligèrent une défaite militaire à ses armées, et qui écrasa dans le sang l’insurrection menée par Louis Delgrès en Guadeloupe. Couverte aussi de peinture rouge, évoquant le sang du crime, l’impératrice décapitée interpelle visuellement le passant, signalant un autre récit que celui glorieux de l’Empire. Une plaque explicative n’aurait pas suffi.
L’antiracisme, l’anticolonialisme ont d’autres combats à mener
par Alain Ruscio, historien, spécialiste de la décolonisation.
L’esclavage et la colonisation sont à coup sûr deux moments parmi les plus sombres de notre histoire : cette constatation, qui n’est certes pas partagée par tous aujourd’hui encore, aurait paru totalement scandaleuse à nos aïeux. C’est pourquoi, fièrement, ils ont attribué par centaines des noms de rues, ils ont érigé par dizaines des statues à de faux héros, militaires sabreurs, politiciens colonialistes, idéologues racistes. Question préalable : si on accepte le principe de débaptiser, de déboulonner, de détruire tous les symboles de ce passé-là, par quoi, par qui, commencer ? Faut-il demander à la municipalité bien-pensante de Neuilly de se débarrasser de la statue équestre du duc d’Orléans, qui commanda une des expéditions meurtrières de la conquête de l’Algérie ? Ou à la Ville de Paris de mettre à bas celle de Francis Garnier, qui ouvrit les portes du Tonkin (nord du Vietnam) à l’armée française, prélude à un siècle de malheurs pour ce pays ? Faut-il lancer un commando contre la statue de Jules Ferry, certes père de l’école publique (François Hollande le rappela naguère), mais aussi le premier homme politique qui osa, du haut de la tribune de la Chambre, évoquer des « races inférieures » ? Faut-il dénoncer l’appellation « place du Maréchal-de-Lattre », ce militaire qui, le premier, ordonna l’usage du napalm au Vietnam ? Franchissons une étape : il serait bienséant de détruire toutes les fresques qui ornent la façade de l’ancien musée des Colonies, aujourd’hui de l’Immigration, car elles mêlent indistinctement « indigènes » et animaux sauvages, selon une association d’idées qui ne gênait pas grand monde en 1931. Il faudrait également, et d’urgence, débaptiser l’hôpital Broca, car ce sinistre « savant » des années 1850-1870 dépeça des corps, pesa des cerveaux… pour « prouver » que les Blancs étaient plus intelligents que tous les autres humains. Et pourquoi pas renommer le boulevard d’Indochine boulevard du Vietnam (avouons que ça aurait de la gueule), car l’Indochine fut une création coloniale…
Mais une question vient à l’esprit : qui en déciderait ? Des politiciens ? Hors de question. Des historiens ? Mais choisis par qui, selon quels critères ? Des comités mixtes regroupant les descendants des anciens maîtres et des anciens esclaves, des colonisateurs et des colonisés ? Aïe ! Un savant dosage entre ces trois catégories ? Inimaginable.
L’antiracisme, l’anticolonialisme ont, à mon avis, d’autres combats à mener. Un vrai effort pédagogique est sans aucun doute nécessaire autour des lieux, parmi bien d’autres, que nous venons de citer. Imaginons une éducation nationale qui inclurait dans ses pratiques des circuits au cours desquels les enseignants pourraient, sans agressivité, rappeler ce que firent ces statufiés ? Imaginons des maires consacrant dans les bulletins municipaux une rubrique de démystification des « héros » de la traite négrière ou des conquêtes coloniales.
Un effort est à faire dans une autre direction. Depuis quelques années, un rééquilibrage a été tenté (je parle pour Paris, l’exemple que je connais le mieux). La plaque du pont Saint-Michel à la mémoire des victimes algériennes du 17 octobre 1961, celle place de Charonne, l’inauguration de la place Maurice-Audin, de l’esplanade Pierre-Vidal-Naquet, furent des actes de simple justice historique. Pourquoi ne pas poursuivre dans cette voie ? L’auteur de ces lignes a rappelé récemment que des esprits libres avaient, dès les années 1930, proposé d’ériger une statue à l’émir Abdelkader ? Et si on reprenait cette idée, autrement plus chargée de symboles que toutes les destructions réclamées ?
Il faut retirer Colbert de l’espace public
par Louis-Georges Tin, président du Cran.
Évidemment oui. Pour nous qui sommes français et descendants d’esclaves, ce débat ne devrait même pas exister. Ce devrait être une évidence. Colbert, le ministre de Louis XIV, est à l’origine du Code noir, qui a rendu légal ce qui était illégal dans le droit français. Il est aussi le fondateur de la Compagnie des Indes, de sinistre mémoire. En matière de crime contre l’humanité, il représente à la fois la théorie et la pratique. Comment peut-on célébrer un pareil monstre ? J’entends tous les conservateurs (à gauche comme à droite) monter au créneau pour défendre leur idole. Toute la fachosphère s’y met. Philippot, Ménard, Zemmour, Finkielkraut, Bouvet également. On m’explique que Colbert a fait par ailleurs de très belles choses (le Code des eaux et forêts, le Code de la marine, etc.). Mais on pourrait le dire de quantité d’auteurs de crimes contre l’humanité. Hitler, disent les néonazis, ne peut être réduit à la Shoah. Il a aussi redressé l’économie allemande, il a construit des autoroutes. Ce n’est pas faux, mais c’est odieux. C’est considérer que ces « bonnes actions » compensent largement les millions de vies qu’il a détruites. Et que, au fond, ces vies ne comptent guère. Il s’agissait « juste » de juifs. C’est abject.
J’entends de prétendus historiens de droite ou d’extrême droite qui nous expliquent que, à l’époque, tout le monde trouvait l’esclavage normal. C’est faux. Les esclaves (si on veut bien s’intéresser à leur avis) ne trouvaient pas cela normal. Le Parlement de Paris s’est opposé au Code noir en disant qu’il était contraire au droit français, au droit naturel, au droit divin. Au XVIe siècle, déjà, Charles Quint avait organisé la conférence de Valladolid justement pour examiner cette question, qui ne lui semblait pas claire. Au XVIIIe siècle, on désignait très souvent l’esclavage comme étant « l’infâme trafic ». Sous la Révolution, les habitants de Champagney ont plaidé pour l’abolition. Donc, non, on ne peut pas dire que tous les Français étaient à l’époque des salopards, que tous trouvaient l’esclavage légitime. C’est à la fois insultant et faux.
J’entends des commentateurs qui affirment que nous voulons effacer l’histoire. C’est absurde, c’est l’inverse. Aujourd’hui, il y a en France plus de vingt lycées Colbert. Sur leur fronton, il est écrit « Colbert, liberté, égalité, fraternité ». Or il était l’ennemi de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Il faut enseigner Colbert (à l’intérieur des lycées), mais non pas le célébrer (à l’extérieur des lycées, sur les frontons). Aujourd’hui, on fait l’inverse, on n’enseigne pas le monstre, mais on le célèbre.
J’entends des patriotes qui affirment que tout ce débat crée de la division au sein de la nation. Division il y a, en effet, parce que les élites ont choisi des héros qui divisent. On ne peut pas créer de l’unité quand les héros des uns sont les bourreaux des autres. Les noms de rues doivent célébrer des héros, pas des salauds. Aujourd’hui encore, le drapeau de la Martinique est le blason de Colbert, imposé en 1766. C’est-à-dire que, chaque année, le préfet célèbre la fête nationale, le 14 juillet, en hissant le drapeau esclavagiste devant les descendants d’esclaves. Et on voudrait que les descendants d’esclaves applaudissent à leur propre humiliation ?
On ne peut pas tout changer, mais on ne peut pas ne rien changer. C’est pourquoi nous proposons que, à tout le moins, on débaptise les lycées et les collèges Colbert. L’esclavage est un crime contre l’humanité. La loi française le reconnaît. On ne peut pas condamner le crime et célébrer le criminel.
Il serait plus judicieux de donner du sens que d’effacer
par Marcel Dorigny, historien, membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage.
Depuis plusieurs semaines nous assistons à une offensive visant à extirper de la toponymie des villes de France les noms de personnages historiques ayant joué un rôle dans la longue histoire de la colonisation et, surtout, de la traite négrière et de l’esclavage colonial. Il y eut, au début des années 2000, une vive campagne pour demander l’effacement du nom de Richepance (le général qui rétablit l’esclavage en Guadeloupe sous Bonaparte en 1802) du paysage parisien ; ce qui fut obtenu, le chevalier de Saint-George ayant remplacé le général. Mais la dénonciation de Richepance — que l’on peut aisément comprendre, compte tenu des massacres de 1802 en Guadeloupe — n’a pas été étendue à Decrès, le ministre des Colonies, qui pourtant a été la « tête politique » de cette expédition, et dont le nom est toujours porté par une rue parisienne… Là est, en effet, le cœur du débat : supprimer quelques noms de rues, de places ou d’édifices a-t-il un sens au-delà du symbole ? La cible actuelle de ces revendications se focalise sur le nom de Colbert, le fameux contrôleur général des finances de Louis XIV : il serait à l’origine, par le Code noir, de la barbarie esclavagiste dans les colonies françaises. Outre le fait que Colbert est mort en 1683, deux ans avant la promulgation du Code noir, qu’en est-il de Louis XIV, aux ordres duquel Colbert agissait ? Faut-il déboulonner la statue du Roi-Soleil de la place des Victoires ? Et celle de la cour d’honneur du château de Versailles ? Et la statue de Louis XIII de la place des Vosges, ce roi qui, le premier en France, légalisa la traite négrière ?
On le voit, se lancer dans une grande politique d’épuration serait sans limites et frôlerait rapidement l’absurde. Pour se limiter à l’espace parisien, cœur de l’empire colonial, le chantier serait immense. Si on se fixait pour finalité d’extirper du paysage les noms des acteurs de l’histoire coloniale liée à celle de l’esclavage, force est de constater que la tâche serait immense et bouleverserait le paysage de la capitale… Par exemple, faut-il maintenir une rue et une station de métro au nom de Dugommier ? Ce personnage, certes général en chef de l’armée d’Italie en 1793 et maître d’œuvre de la reconquête de Toulon contre les Anglais, fut avant tout un grand propriétaire d’esclaves en Guadeloupe, partisan affirmé du maintien de l’esclavage au moment où les Amis des Noirs en contestaient la légitimité ; envoyé en Martinique, fin 1789, à la tête d’un détachement militaire chargé de mettre à la raison les colons royalistes, il s’illustra par cette harangue à ses soldats, qui à elle seule vaut programme : « Soldats, vous êtes ici pour briser les chaînes du Blanc, sans desserrer celles du Noir ! » Député des îles du Vent en 1792, il continua, à Paris, ce combat pour maintenir intact l’esclavage… De même, faut-il conserver la rue, la place et la station de métro au nom de Dupleix, conquérant des Indes orientales ? Faut-il maintenir la rue Mahé-de-La-Bourdonnais, du nom de l’organisateur des colonies françaises de l’océan Indien, avec bien entendu la mise en place de plantations esclavagistes dans ces îles ?
Il serait aisé de faire le tour de Paris et de dresser une très longue liste des rues, places, avenues et autres lieux qui perpétuent la mémoire des acteurs de la colonisation à l’époque de l’esclavage, et plus longue encore pour la seconde colonisation, de 1830 aux indépendances des années 1950-1960, à commencer par la rue Caillié, près de la place de la Bataille-de-Stalingrad, qui honore celui qui a ouvert l’Afrique à la « pénétration » française, en fait à la conquête coloniale et cela, deux ans avant la prise d’Alger.
Ainsi, il me semble clair qu’une politique de « purification » de la toponymie urbaine ouvrirait la voie à un remaniement général des espaces urbains de la capitale, mais également de nombreuses villes (et des ports atlantiques…) et qui aboutirait à un effacement de l’histoire et de la mémoire de cette histoire. Plutôt que supprimer, déboulonner, effacer ou éradiquer, mieux vaudrait donner à tous ces noms un commentaire explicite ; le passant pourrait ainsi mieux appréhender le sens donné à un quartier au moment de sa conception : à Paris n’y a-t-il pas un « quartier égyptien » lié à l’expédition de Bonaparte ? Un quartier consacré aux colonies d’Amérique, dans le 18e arrondissement ? Un quartier évoquant l’Afrique du Nord ? Ainsi, il me semble qu’il serait plus judicieux de redonner du sens, plutôt que d’effacer.