Fatima pour mémoire
En octobre 1986, à l’occasion des 25 ans de la répression de la manifestation de 1961, j’écrivais ce qui suit dans la presse algérienne : « J’ai dix ans. Devant moi, un homme marche sur le trottoir au milieu d’autres hommes, avenue de la République à Aubervilliers. Il porte un sac sur l’épaule, un de ces sacs bon marché, imitation cuir, dans lesquels on rangeait sa gamelle.
Plus loin, deux policiers immobiles scrutent les visages. Ils arrêtent l’homme,
fouillent son sac sans ménagement. L’homme baisse la tête et se laisse bousculer sans réagir. Il lève maintenant les bras au ciel. L’un des policiers le palpe, ouvre sa veste, soulève le chandail puis ses mains descendent, desserrent la ceinture. Le pantalon tombe aux pieds de l’homme pétrifié. Des gens rient, d’autres baissent la tête à leur tour. Je n’ai jamais oublié cet Algérien inconnu, pas plus que l’humiliation, l’impuissance qui nous rendaient solidaires.
J’ai onze ans. Sous nos fenêtres, un soir, un barrage de police. Deux jeunes gens en Vespa tentent d’échapper au contrôle. Une rafale arrose la façade. Les deux jeunes ne se relèveront pas. Trop mats de peau… On apprendra plus tard qu’il s’agissait d’enfants d’immigrés italiens.
J’ai douze ans. Un visage sur les murs, celui de l’innocence assassinée. Le
visage d’une gosse de cinq ans, Delphine Renard, défigurée par la bombe que
l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) destinait à André Malraux, le ministre
de la Culture du général de Gaulle. Puis la manifestation de Charonne, deux
jours plus tard, Charonne où Suzanne Martorell, une voisine, amie de ma mère,
perdra la vie. J’étais dans la rue, le 12 février 1962, un point minuscule dans la
foule immense venue lui rendre hommage. Vingt années plus tard, j’ai voulu
revenir sur ces émotions vives d’enfant de banlieue, me souvenir de cette peur, le soir, quand notre mère nous quittait, mes sœurs et moi, pour retrouver
d’énigmatiques personnages qui participaient au comité anti-OAS du quartier.
Le bouquin que je projetais d’écrire devait s’appeler «Delphine pour mémoire».
J’ai commencé par lire tout ce qui s’était publié à propos de « Charonne », puis,
consultant les archives des journaux à la Bibliothèque nationale, je suis tombé
sur la date du 17 octobre 1961, qui marque le plus grand massacre d’ouvriers, à Paris, depuis la répression de la Commune, en 1871. Il m’a fallu du temps pour prendre la mesure de l’événement, pour comprendre l’ampleur du refoulement. Peu à peu, la station de métro « Charonne » a laissé la place à la station «Bonne Nouvelle ». Une correspondance qu’il m’aura fallu vingt années pour la parcourir.
J’ai suivi dans les journaux du temps passé la litanie des morts anonymes.
Chaque jour de ces terribles mois de septembre, d’octobre et novembre 1961, à la page des faits divers, quelques lignes non signées :
« Les cadavres de trois Algériens ont été repêchés au pont de Bezons. La police a ouvert une enquête ».
« Un promeneur a découvert le corps d’un Algérien dans un taillis au bois de
Vincennes ».
Articles anonymes sur des anonymes. On leur avait ôté la vie, on effaçait leur
nom. Et c’est en réaction à cette amnésie volontaire, organisée, que les premiers chapitres de mon livre titré Meurtres pour mémoire se sont appelés Saïd Milache, Kaïra Guelanine, Lounès Tougourd.
Au métro Charonne, le 8 février 1962, la police du préfet Maurice Papon n’a
pas tué neuf manifestants anonymes. Non, elle a tué Daniel Féry, Anne Godeau,
Jean-Pierre Bernard, Suzanne Martorell, Edouard Lemarchand, Raymond
Wintgens, Hyppolite Pina, Fanny Dewerpe, Maurice Pochard.
Le 17 octobre 1961, la police du préfet Maurice Papon n’a pas assassiné, cent,
deux cents Algériens anonymes. Elle a assassiné Belaïd Archal, pour mémoire Achour Boussouf, pour mémoire Fatima Bédar, pour mémoire
Des dizaines d’autres encore, des dizaines de lignes à remplir pour rendre leur
identité à chacune des victimes, afin que l’oubli ne soit plus possible ».
Ces noms, je les avais trouvés en consultant les archives des journaux, à la
Bibliothèque nationale ou à Beaubourg.
Quelques semaines après la parution de ce texte dans le mensuel Actualités de l’Émigration et d’un résumé dans le journal l’Humanité du 17 octobre 1986, je reçus une lettre signée de Louisa Bédar. L’une de ses collègues de bureau lui avait fait lire mon article, et Louisa s’étonnait de découvrir le nom de sa sœur, Fatima, en conclusion de mon article. Elle me demandait ce qui m’avait conduit à le faire figurer dans la liste des victimes de la répression policière alors qu’elle pensait que son aînée avait volontairement mis fin à ses jours. La douleur était toujours présente, mais depuis un quart de siècle, le silence s’était fait sur son souvenir. Je me mis aussitôt en rapport avec Jean-Luc Einaudi qui travaillait à son livre La Bataille de Paris consacré à cette journée portée disparue, et que les éditions du Seuil éditeront cinq ans plus tard, en 1991. L’enquête qu’il entreprit permit à la famille de Fatima de percer le mystère qui entourait la mort de cette jeune fille de quinze ans.
Fatima Bédar est née à Tichy en Kabylie le 5 août 1946 et a vécu les cinq
premières années auprès de sa mère, tandis que son père, Hocine, travaillait sur les gazomètres de Saint-Denis, là où aujourd’hui s’élève le Stade de France. Il quitte une première fois son village pour venir faire la cuisine dans un restaurant de Bejaïa. Il traverse la Méditerranée pour aller se battre contre les Allemands avec ses camarades du 3e Régiment de Tirailleurs Algériens. Fait prisonnier le 17 juin 1940, il s’évade du camp de Chevagnes, près de Moulins avant d’être rapatrié en Algérie d’où il repart, en février 1943, sous l’uniforme des forces de libération. Campagne de Tunisie, campagne d’Italie, débarquement à Saint-Tropez, remontée vers les Vosges enneigées, prise de Stuttgart. Médailles militaires épinglées à la vareuse, il revient, pour se marier cette fois, dans une Kabylie qui enterrait les milliers de morts de la répression menée par les troupes françaises, le 8 mai 1945, le jour même de la capitulation de l’Allemagne nazie.
De retour en métropole, il apprend le métier de chauffe-four, au Gaz de France,
tout en préparant l’accueil de son épouse et de son enfant. La famille se retrouve dans un bidonville, près du quartier Pleyel, avant de déménager dans un immeuble en dur, rue du Port à Aubervilliers. Au mois d’avril 1961, alors qu’une sœur, Louisa, ainsi qu’un frère, Djoudid, ont rejoint Fatima, tout le monde s’installe dans un pavillon de Stains. Fatima rêve de devenir institutrice, elle en a les capacités, mais les préjugés de l’époque la dirigent vers le Collège
d’enseignement commercial féminin de la rue des Boucheries, à Saint-Denis.
L’économie a besoin de sténodactylos, de mécanographes. Hocine soutient le
combat pour l’Indépendance. Lorsqu’il se rend aux réunions clandestines, il a pris l’habitude d’emmener Fatima. La présence d’une gamine tenant son père par la main détourne la suspicion des gardiens de la paix. Fatima comprend le
berbère et ne perd rien des arguments qui s’échangent. Sûrement est-ce lors de ces rencontres que s’éveille sa volonté d’être utile. Le 17 octobre, Fatima
demande à sa mère l’autorisation de se joindre aux manifestants. Une dispute
éclate quand elle se voit opposer un refus. Elle noue ses cheveux comme on
l’exige au collège, met sa plus belle robe, sa ceinture rouge, sa veste en daim,
emplit son cartable de ses livres de cours, puis elle quitte la maison pour la
dernière fois. Pendant près de quinze jours, sa mère, enceinte de sa troisième
fille, Zohra, ne cessera de sillonner les rues de Stains et de Saint-Denis,
emmenant Djoudid dans ses marches sans fin. Le 31 octobre, un ouvrier qui
travaille sur la septième écluse du canal de Saint-Denis, près de la gare,
découvre le cadavre de Fatima et ses longs cheveux dénoués. Hocine se déplace à la morgue où il reconnaît sa fille au milieu de quinze autres noyés. Terrassé par la douleur, il se rend ensuite au commissariat où, alors qu’il ne sait ni écrire ni lire, on lui fait signer un procès verbal attribuant le décès de Fatima à un suicide, comme pour amplifier le malheur de l’absence. «On n’en parlait plus», se souvient Louisa. «Son nom dans le journal, c’était un bouleversement, comme un tremblement de terre». Interrogée par ses enfants vingt-cinq années plus tard, la mère évoque Fatima en ces termes : «J’ai une fille qui est morte quand les policiers français jetaient les Algériens à la Seine». Hocine est tout aussi précis: «Eh oui, qu’est-ce que tu veux, elle voulait aller à la manifestation».
A l’automne 2006, la dépouille de Fatima Bédar a quitté le cimetière de Stains
où elle reposait depuis quarante-cinq ans et ses restes ont été déposés le 17
octobre de cette année-là dans le carré des Martyrs de son village natal, non loin de la tombe de sa mère. «On a ramené ta fille, elle est revenue près de toi», a simplement dit Zohra alors que le vent de Kabylie emportait ses mots vers les montagnes.