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Fatima Besnaci-Lancou et Claude Liauzu : les harkis, prisonniers de mémoire

Il faut lever l'opprobre qui pèse sur ces anciens soldats autochtones supplétifs de l'armée française en Algérie. Par Fatima Besnaci-Lancou, présidente de l'association Harkis et droits de l'Homme, et Claude Liauzu, professeur à Paris-VII. Libération, le mardi 02 août 2005.

A Madagascar, le président Chirac a pris ses distances avec la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 impose la reconnaissance dans les programmes scolaires du «rôle positif de la colonisation» ; et avec les commémorations en l’honneur de l’OAS en rappelant «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial». A sa majorité d’en tirer les conclusions et de revenir sur la faute qu’a été le vote de cet article de loi, qui a suscité en France des protestations grandissantes, bien au-delà du milieu des historiens, et en Algérie des réactions très vives. Il n’est que temps d’abroger cet article. C’est là une condition nécessaire pour fermer «la boîte à chagrin algérienne». Elle n’est pas suffisante, il faut aller plus loin et cela non seulement à Paris mais aussi à Alger. Selon les mots de Chirac, «on doit assumer son histoire, ne pas oublier les événements ni nourrir indéfiniment aigreur et haine».

Des mémoires blessées ne peuvent que cultiver les rancoeurs. La légitimité de l’indépendance de l’Algérie ne doit pas laisser dans l’ombre la douleur des pieds-noirs qui ont perdu une terre, leurs biens, leurs cimetières, ni la détresse des appelés lancés dans une guerre sale, ni le massacre et le bannissement des familles de harkis, poursuivies parfois au-delà de la mort. Ainsi, la dépouille d’un Français, ancien harki, venue de Normandie pour être inhumée dans sa terre natale des Aurès a été refoulée au printemps dernier. Le défunt bénéficiait pourtant aussi de la nationalité algérienne. Harki ! Ce cas n’est pas rare. Qui ignore l’importance symbolique du repos en terre d’islam ? Pourquoi cette humiliation, se demandent ses enfants ? Dans un autre contexte, à l’occasion de la visite à Batna du conseil municipal de Rouen, un des élus, un seul, Brahim Sadouni, auteur de Destin de harki 1, considéré comme persona non grata, s’est vu interdire le sol algérien. Harki !

Pourquoi Paris laisse-t-il faire ? Est-ce pour préserver des intérêts économiques et diplomatiques ? Ne serait-ce pas simplement de l’indifférence, quand l’on sait que la première commémoration en l’honneur des anciens harkis remonte au 25 septembre 2001, quarante ans après ! Le cynisme, cette communauté de destin en connaît bien le goût, tellement amer qu’il lui faudrait des générations pour s’en débarrasser.

La «boîte à chagrin algérienne» n’est pas facile à fermer. En France, le silence officiel a laissé le champ libre aux guerres de mémoire. En Algérie, la mémoire officielle est ressentie de plus en plus comme un alibi justifiant le pouvoir des pères du Maghreb, le Maghreb des pères, où les jeunes ne trouvent pas leur place.

Dans ce paysage confus, les surenchères se multiplient. L’association Harkis et droits de l’homme a, dès le 28 février, désapprouvé par un communiqué de presse les articles de la loi du 23 février qui les associent, à leur corps défendant, à la réhabilitation du colonialisme et des anciens membres de l’OAS. La seule décision pouvant leur rendre justice est de reconnaître les responsabilités de la gauche comme de la droite dans cette guerre, dans les pouvoirs spéciaux attribués à l’armée, la responsabilité de l’Etat dans la fin tragique de cent trente-deux ans de domination française.

Il n’est pas d’abus de mémoire ni d’occultation qui résiste à un peu d’histoire. Qui sont donc les harkis ? Le terme vient de l’arabe harka, qui signifie mouvement. Les harkis sont les soldats de certaines unités supplétives autochtones recrutés par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Leur contrat était très précaire, hors du droit civil, d’une durée d’un mois, révocable à tout moment. Cette appellation recouvre une réalité complexe et hétérogène. Il y eut ceux qui étaient des instruments du colonialisme, bien sûr. D’autres, anciens soldats et gradés, ont pu être sensibles à la «fraternité des tranchées», à certaines valeurs de la vie militaire. L’importance des troupes coloniales lors des guerres mondiales et outre-mer est une évidence.

Mais tous les protagonistes n’ont pas eu la possibilité de choisir : la violence française a été accompagnée d’enrôlements forcés, et la propagande de guerre a tiré parti de l’image de ce «loyalisme». Le FLN, lui aussi, a tout autant usé de la terreur comme moyen de pouvoir sur la société : on citera seulement le massacre des partisans de Messali Hadj, qui a fait 374 morts en mai 1957 dans le village de Melouza. Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS en 1962, écrivait le 8 novembre 1956 dans son Journal 1955-1962 (Seuil) : «Les prétentions des rebelles sont exorbitantes, décevantes, elles comportent des interdits de toutes sortes, des interdits dictés par le fanatisme le plus obtus, le racisme le plus intransigeant, la poigne la plus autoritaire… Défense de faire appel au toubib (?), à la sage-femme (?), au pharmacien (?). Et puis, il faut recevoir selon notre tradition hospitalière nos braves invités qui prennent des allures de héros et d’apôtres tout comme les grands saints de l’islam d’illustre mémoire… Il ne reste aux femmes qu’à youyouter avec entrain en l’honneur de la nouvelle ère de libération qui semble pointer pour elles à l’horizon qui barre inexorablement nos montagnes sombres.»

De plus, les vengeances personnelles, assassinat d’un proche, haines ancestrales, code de l’honneur ont aussi parfois imposé de s’enrôler dans un camp ou dans l’autre. On est loin des grands choix idéologiques tels que les présentent les discours nationalistes. Combien de familles sont traversées par des allégeances opposées ? Combien d’individus ont traversé les camps ? Les harkis ont subi le vae victis, malheur aux vaincus.

Victimes de la haine des vainqueurs, soumis à des supplices épouvantables, privés de toute dignité, traqués, combien sont morts lors de «l’été rouge» ? Ceux qui ont pu parvenir ici, malgré le pouvoir gaulliste, qui a tout fait pour les en empêcher, ont été parqués dans des sortes de réserves indiennes, maintenus dans une dépendance coloniale, perçus par une bonne partie de la gauche comme des suppôts du colonialisme et par la France profonde comme des tribus indignes de la citoyenneté à part entière. Cependant, les nouvelles générations ont bénéficié de la scolarisation : une élite s’est constituée, qui, à l’image des enfants issus de l’immigration, a entrepris un travail de mémoire, de réhabilitation de la figure humiliée du père.

Comment ne pas voir que, dans les deux cas, ces paysans souvent pauvres, non scolarisés, ont été victimes des nationalismes français et algérien ? Même origine sociale et ethnique, même ségrégation par la population dominante, même déchirure identitaire ! C’est le sort de tous les êtres et groupes frontières. C’est le sort de ce chrétien venu de l’islam, de ce citoyen français qui se voulait aussi algérien, du grand écrivain Jean Amrouche, mort lui aussi à la veille de l’indépendance, auteur de Un Algérien s’adresse aux Français. «Les hybrides culturels sont des monstres. Je me considère donc comme condamné par l’Histoire. Le Jean Amrouche qui existe aujourd’hui, algérien cent pour cent par le sang ; né de père et de mère kabyles, appartenant à la famille musulmane et cependant élevé dans la religion catholique, avec comme langue principale (bien que le kabyle soit aussi ma langue maternelle) le français, ce Jean Amrouche n’a aucun avenir.»

Mais en 2005, les conditions ne sont plus les mêmes. «La guerre est faite à deux/L’un est mort/Et l’autre aussi», comme le dit Siham Jabbar, écrivaine irakienne. N’est-il pas temps que les vivants comprennent que cette guerre les traverse tous, qu’ils ont tous du fellaga et du harki, de l’immigré ou de l’émigré en eux ? Que des convergences s’affirment à partir de mémoires partagées ? Que les millions de passeurs de rives obtiennent enfin d’être reconnus comme des fruits de cette histoire ?

  1. Editions Cosmopole, 2002.
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