Faut-il, en France, une loi de pénalisation ?
co-délégués du groupe de travail
Mémoires, histoire, archives de la LDH
Dans la continuité de la dénonciation des massacres d’Arméniens de 1894-1916 par ceux qui avaient, à la même époque, pris la défense du capitaine Dreyfus, Anatole France, Pierre Quillard, Jean Longuet, Georges Clemenceau, Jean Jaurès, et le président d’alors de la LDH, Francis de Pressensé, le groupe de travail Mémoire, histoire, archives de la LDH a pris l’initiative de cette journée d’étude pour débattre des mesures les plus appropriées pour faire avancer la connaissance du génocide des Arméniens. Elle faisait suite à la publication du livre La loi peut-elle dire l’histoire ? Droit, justice et Histoire1 et d’un dossier de la Revue arménienne des questions contemporaines, intitulé « Légiférer sur la contestation des génocides : débats et enjeux2 ». La journée a été organisée en collaboration avec cette revue et avec le soutien du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH).
La connaissance et la reconnaissance des faits étaient pour les organisateurs un préalable indispensable. L’historien Raymond Kévorkian a expliqué que les connaissances sur cette question ont fait de grands progrès depuis vingt-cinq ans. Les archives de l’Allemagne impériale, très liée à l’époque aux autorités ottomanes, sont très riches. Celles du ministère de la Guerre ont malheureusement été détruites à Fribourg en 1944 (il y avait quelque 12 000 soldats allemands alors en Turquie), mais celles du ministère des Affaires étrangères contiennent beaucoup de renseignements, bien davantage que ne l’avait dit le missionnaire Lepsius qui les avait consultées après la première guerre mondiale et avait notamment occulté l’implication lors du génocide des conseillers allemands auprès de l’armée ottomane. Il y a aussi les archives des États-Unis, non seulement celles de leur ambassadeur à Constantinople de décembre 1913 à janvier 1916, Henry Morgenthau, dont les dépêches échangées avec les consuls et missionnaires américains en Turquie de mai à novembre 1915, mais aussi les archives consulaires qui contiennent des données régionales précises et ont été publiées par l’universitaire britannique Ara Sarafian.
En ce qui concerne les archives ottomanes, des pas importants ont été accomplis dans la possibilité de les consulter, en particulier en 2005 ont pu être étudiées celles de l’organisme qui a organisé la déportation, le « Directorat pour les tribus et les émigrés ». Les correspondances entre les valis (gouverneurs de province) et le ministre de l’Intérieur Talat Bey (devenu Talat Pacha en 1917) ont pu également être étudiées. L’historien turc Ayhan Aktar, par exemple, a publié récemment une étude sur la correspondance du gouverneur du vilayet de Mossoul, Rechid, avec Talat Bey qui le nomme en mars 1915 gouverneur de celui de Diyarbakir où il sera chargé de l’extermination des convois d’Arméniens. Alors que, dans les années 1990, aucun historien turc ne travaillait encore sur cette question, ce n’est plus vrai aujourd’hui. Depuis 1994, de nombreux documents ont été publiés par les archives du premier ministre turc qui permettent de connaître avec précision les décisions de déportation et la transmission des ordres. Il reste à étudier la mise en œuvre de l’extermination physique des déportés arméniens, ce qui implique d’avoir accès aux documents de l’Organisation spéciale, le Teşkilat-i Mahsusa, directement rattaché au comité central jeune turc. Or, on a découvert en 2010, grâce au travail d’une jeune historienne turque, fille d’un colonel, que ces archives de l’Organisation spéciale existent bien et qu’elles sont conservées à Ankara sous l’autorité de l’état-major. Leur étude permettra de confirmer la localisation et l’organisation des détachements chargés des massacres.
Ces éléments viendront compléter ce qu’apprennent les archives du Patriarcat arménien de Constantinople, qui avait été partie civile en 1919 dans 275 poursuites de criminels en Turquie, et contiennent quelque 30 000 documents issus des dossiers d’instructions. Ce fonds, d’abord évacué à Manchester en 1922 puis confié au Patriarcat arménien de Jérusalem, contient de nombreux témoignages de survivants sur ce qui se passait dans les convois, le nombre de déportés et de gardes armés et le nom des officiers qui dirigeaient les escadrons de l’Organisation spéciale, etc. (sur les convois de 2 000 à 5 000 personnes, il y a presque toujours eu un ou deux survivants). Pour comprendre l’idéologie des décideurs du génocide, les travaux de l’historien turco-américain Şükrü Hanioğlu sur les archives de plusieurs membres du comité central jeune turc sont importants pour comprendre comment ils ont importé les idées d’État national en vigueur à l’époque en Allemagne. Il reste à mieux connaître la seconde décision importante dans l’accomplissement de ce génocide, après celle de février 1915 décidant les arrestations, déportations et massacres, celle prise vraisemblablement en mars 1916 d’exterminer les quelque 800 000 personnes déportées dans des camps du désert de Syrie (dont seules 130 000 survivront), décision dont on sait qu’y étaient hostiles trois des neuf membres du comité central jeune turc au pouvoir. Et aussi à étudier le cadastre ottoman, qui devait être rendu public en Turquie en 2005, mais sa consultation a été bloquée par un militaire membre du Haut conseil de sécurité. D’importants progrès ont été faits depuis vingt cinq ans, prolongés par de nombreux travaux historiques, en Turquie, aux Etats-Unis et en Europe.
Au nom de la Ligue des droits de l’Homme, son président, Pierre Tartakowsky, a proposé la création d’une institution publique d’information et de formation des enseignants pour transmettre au public d’aujourd’hui la connaissance de ce génocide.
Mais faut-il pénaliser en France la négation du génocide dont les Arméniens ont été victimes dans l’empire ottoman ? La réponse ne va pas de soi. Une loi a été adoptée par le Parlement en 2012, suite à une annonce faite par le président Sarkozy lors d’une visite en Arménie, malgré une importante opposition parmi tous les groupes parlementaires et chez les historiens, mais elle a été finalement censurée par le Conseil constitutionnel. Le sujet a été de nouveau évoqué dans le contexte des élections présidentielles. Mais la question de l’utilité et de l’opportunité d’une telle loi, qui viendrait s’ajouter à la loi de reconnaissance de ce génocide adoptée par le Parlement français en 2001, mérite d’être sérieusement débattue.
Les enregistrements vidéos des échanges de la journée
– Partie 1 : http://www.youtube.com/watch?v=CMx93A5di6g
- Ouverture de la journée d’étude par les co-organisateurs
- Boris Adjemian pour la Revue arménienne des questions contemporaines
- Gilles Manceron et Emmanuel Naquet, LDH
- Gérard Noiriel pour le CVUH
- Le point historiographique sur les massacres des Arméniens et leur qualification, par Raymond Kévorkian
- L’engagement des dreyfusards et des démocrates sur ce sujet et l’importance du premier génocide du XXe siècle par Gilles Manceron et Emmanuel Naquet
– Partie 2 : http://www.youtube.com/watch?v=EW4AQgqiXYA
- La « loi Gayssot », son historique et les débats qu’elle a suscités, par Danièle Lochak
- Le cas de la proposition de « loi Boyer », par Vincent Duclert
- Retour sur la censure de la « loi Boyer » par le Conseil constitutionnel, par Sévane Garibian
– Partie 3 : http://www.youtube.com/watch?v=8JC7-T6nT8c
- L’enseignement en France de cette question, par Laurence De Cock
- Faire connaître au public aujourd’hui le génocide arménien : proposition d’une institution publique d’information et de formation des enseignants, par Pierre Tartakowsky
- Les enjeux actuels dans la société française et en Turquie, par Michel Marian
– Partie 4 : http://www.youtube.com/watch?v=SfAomUuEyeI
- Table ronde : Les enjeux de la pénalisation en France de la négation du génocide arménien. Quelles mesures pourraient mieux faire connaître son histoire ?
avec Boris Adjemian, Jean-Pierre Chrétien, Sévane Garibian, Dzovinar Kevonian, Henri Leclerc, Michel Marian, Nicolas Offenstadt, Emmanuel Terray, Sophie Wahnich - Conclusions, par Anne Jollet