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Etienne Balibar : “la condition d’étranger se définit moins par le passeport que par le statut précaire”

Alors que les immigrés sont partout stigmatisés, le philosophe Etienne Balibar 1 s'interroge sur la notion d'étranger. Une image totalement brouillée par la crise économique. Dans un article publié dans Télérama N°3197 le 20 avril 2011 et repris ci-dessous, le philosophe tente de répondre aux questions : qui est « notre » étranger ? a-t-il changé au cours du temps ? pourquoi est-il de plus en plus considéré comme un ennemi ? Le hors-série Télérama Horizons N°4, Etrangers, une obsession européenne, disponible en kiosque, donne la parole sur ce thème à des historiens, philosophes, sociologues et écrivains.

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Etienne Balibar : “La condition d’étranger se définit moins par le passeport que par le statut précaire”

[article repris de Télérama N°3197, du 20 avril 2011]

Crise économique, montée des extrêmes droites, durcissement des politiques d’immigration, débats publics stigmatisant les réfugiés, les « clandestins », les immigrés, les Roms, les musulmans… au nom d’identités nationales menacées. Sale temps pour les étrangers, fussent-ils citoyens français ou européens. Face à cette vague inquiétante de xénophobie, il s’agit de remettre en question la façon dont nous traçons les frontières entre « nous » et « les autres ».

Qui est « notre » étranger, a-t-il changé au cours du temps, pourquoi est-il de plus en plus considéré comme un ennemi ? Le hors-série « Télérama Horizons » Etrangers, une obsession européenne (en kiosque le 27 avril) a convié historiens, philosophes, sociologues, écrivains à répondre. C’est au philosophe Etienne Balibar qu’est revenu le mot de la fin, sous la forme d’une réflexion lucide et salutaire sur l’hospitalité. L’étranger est un thème cher à l’esprit de ce polyglotte, farouchement européen. Né en 1942, entré au Parti communiste (dont il fut exclu en 1981) au moment de la guerre d’Algérie, cet intellectuel pense le monde au présent. Engagé de longue date auprès des sans-papiers, contempteur éclairé de la récente stigmatisation des Roms, Etienne Balibar défend une Europe politique où tout citoyen, étranger compris, aurait enfin le droit de cité.

  • « Chaque société fabrique son étranger et chacune à sa manière », écrit le sociologue anglais Zygmunt Bauman, que vous aimez citer. A quoi ressemble « notre » étranger ?

La langue française se singularise en ne disposant, pour désigner l’« étranger », que d’un nom, là où l’allemand et l’anglais en ont au moins deux. Ce qui rend certaines distinctions plus difficiles. Par exemple entre celui que l’anglais appelle « foreigner » (qui a une autre nationalité) et le « stranger » (qui est « autre »). On pourrait ajouter « alien » (le radicalement autre, monstrueux souvent), terme qui revêt une certaine importance dans la conjoncture actuelle, où l’étranger est souvent présenté comme un ennemi. Quand Bauman dit que toute société fabrique ses propres étrangers, il pense au « stranger », c’est-à-dire celui qui n’est pas immédiatement perçu comme membre de la communauté. Cela pose d’emblée toutes les questions difficiles : qu’est-ce qu’une communauté ? De quel point de vue y a-t-il plus de différences avec ceux qui sont à l’extérieur qu’avec ceux qui sont à l’intérieur ? Quelle est la nature de la frontière qui les sépare ?

“L’étranger est une figure ambivalente

qui cristallise des affects d’attraction

et de répulsion, voire de fascination

et de détestation.”

  • Autrement dit, comment ce « stranger » est-il fabriqué ?

Pour autant que l’humanité s’organise en communautés, la représentation que les hommes se font de leurs similitudes et de leurs différences s’incarne dans une figure d’étrangeté ou d’« étrangèreté ». Elle change sans cesse de contenu mais demeure une constante anthropologique. Pour qu’il y ait un « nous », il faut bien apparemment qu’il y ait des « autres ». L’étranger est une figure ambivalente qui cristallise des affects d’attraction et de répulsion, voire de fascination et de détestation.

  • « Notre » étranger a-t-il changé dans l’époque récente ?

La colonisation et la décolonisation ont bouleversé le statut national et celui de l’étranger. Je me souviens de la façon dont on nous enseignait la géographie dans les années 1950. C’était l’époque de l’Union française, et la décolonisation se faisait dans la douleur. Les instituteurs utilisaient de grands planisphères sur lesquels les régions du monde apparaissaient en fonction de leur appartenance à tel ou tel grand empire colonial. Les territoires « français » étaient coloriés en rose : l’Hexagone (ou la métropole) et puis toute la France d’outre-mer. La frontière de la France, qui la séparait de l’étranger, était déjà double : vous sortiez de la métropole, ou bien vous sortiez de l’empire français. L’existence de l’empire avait pour corrélat une double façon d’être recensé comme national. Certains étaient des « citoyens », d’autres des « sujets ». Tous étaient des « nationaux », mais qui n’avaient ni les mêmes droits ni la même dignité. La décolonisation a mis fin à cette situation en lui en substituant une autre, très étrange, dans laquelle les liens relevant d’une histoire commune sont déniés. Comme si l’ancien colonisé ou colonisateur était un étranger dans le même sens qu’un autre, ce qui n’est pas vrai. Et quand cet ancien colonisé a la mauvaise grâce de vouloir séjourner en France ou de nouer avec les citoyens français des liens fondés pour une part sur cette histoire commune, c’est-à-dire sur des similitudes, on lui renvoie sa différence à la figure en lui disant : non seulement tu n’es pas comme nous, mais tu es le plus différent de tous. « Foreigner », « stranger » et même « alien » !

“Un Allemand, un Anglais ou un Polonais

n’est pas étranger dans le sens où l’est un

Algérien, un Brésilien ou un Japonais.”

  • La disparition des frontières à l’intérieur de l’Union européenne ne rend-elle pas aussi un peu plus flottante cette distinction entre le « foreigner » et le « stranger » ?

Je suis persuadé que la bonne santé ou la défaillance des institutions joue un rôle fondamental dans notre rapport à l’étranger. En ce moment, nous assistons à une crise qui met en péril la construction européenne elle-même. Néanmoins, il existe officiellement une citoyenneté européenne. Elle a abouti à ce phénomène paradoxal, qui joue lui aussi comme une double frontière ou un double statut de l’étranger : un Allemand ou un Anglais ou un Polonais n’est pas étranger dans le sens où l’est un Algérien, un Brésilien ou un Japonais. La catégorie éclate, et il existe donc des étrangers au sens juridique du terme qui sont moins étrangers que d’autres… par conséquent, d’autres qui le sont davantage.

  • Comment expliquez-vous que les Roms soient traités comme des « étrangers plus étrangers que d’autres » tout en étant juridiquement à l’intérieur de l’espace européen ?

Au cours de l’histoire européenne pluriséculaire, les Roms ou les Tziganes ont formé une sorte de communauté à distance, transfrontières. Avec les Juifs, c’est l’une des grandes minorités discriminées dans toute l’Europe. Malheureusement, la situation évolue en ce sens à nouveau. Et les nouvelles persécutions à l’encontre des Roms, qui ont marqué la politique française en 2010, me semblent devoir être replacées dans l’ensemble européen. Le rappel à l’ordre que la commissaire européenne à la Justice, Viviane Reding, a émis envers la France à ce sujet, et qui lui a valu un déluge d’insultes, était un appel aux Européens pour qu’ils prennent collectivement conscience des terribles dangers d’une dérive raciste dans chacun des Etats membres. Les passions xénophobes montent partout à la faveur de nationalismes exacerbés, eux-mêmes symptômes de la crise économique et morale que traverse l’Union européenne en ce moment. Les ingrédients étaient les mêmes dans les années 1930, même si tout n’est pas comparable. Et nous, Français, ne devons pas nous croire immunisés par notre esprit ou nos traditions républicaines. Les politiques racistes visent les immigrés, les musulmanes qui ne s’habillent pas comme il faut… On cherche des boucs émissaires parmi les communautés qui, pour des raisons historiques, semblent symboliser l’altérité inassimilable ou irréductible. La construction européenne en tant que projet démocratique n’est pas seulement fragilisée par ces pratiques, elle est remise en question.

  • Doit-on en déduire qu’une grande partie de l’opinion est raciste, ou bien qu’on a institutionnalisé le racisme ?

C’est une question très délicate. L’Histoire nous a enseigné qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance meurtrière des sentiments xénophobes de masse. Toute illusion sur ce point nous empêche d’affronter le problème politiquement. D’un autre côté, je ne crois pas que les peuples soient essentiellement xénophobes. D’autres facteurs sont déterminants. Economiques notamment : le capitalisme mondialisé précipite des fractions croissantes de la classe ouvrière, et de ce qu’on nomme en anglais la « middle class », dans l’insécurité, le chômage, ou plus généralement dans une condition sociale qui dévalorise les individus à leurs propres yeux et nourrit du ressentiment. Dans le même temps, l’arrogance des riches, pour qui la crise semble une aubaine, atteint des proportions inouïes. Et aucune force démocratique ne semble pouvoir ou vouloir y faire obstacle. Comment s’étonner que les classes qui votaient à gauche il y a vingt ou quarante ans soient susceptibles de voter FN aujourd’hui ? Il ne faut pas l’accepter mais ce n’est pas en les abreuvant de propagande sur les droits de l’homme que l’on renversera la situation. A cela s’ajoute un autre facteur : je l’ai appelé naguère le syndrome de l’impuissance du tout-puissant. En France, l’Etat et l’administration sont « tout » : ils prétendent protéger les nationaux de problèmes réels ou imaginaires – l’ouverture du marché mondial, les flux migratoires – alors qu’ils n’en ont pas la clef. Chez les citoyens, cette impuissance d’Etat provoque une très profonde angoisse. En réprimant ouvertement des groupes stigmatisés par la race, la nationalité ou la religion, l’Etat procure à une partie de la population au moins le sentiment qu’elle demeure privilégiée, protégée des risques. C’est là que le slogan de « préférence nationale » dévoile toute sa nocivité. Car ce mécanisme engendre l’attente qui l’alimente. Les prétendus préférés, qui ne voient pas leurs conditions de vie s’améliorer ou leur avenir et celui de leurs enfants se déboucher, ne peuvent que demander plus de préférence, donc plus de discrimination. Et aujourd’hui, cette demande existe, on ne peut pas le nier. Mais elle pourrait être contrée par un véritable projet de citoyenneté sociale, fondé sur les intérêts communs de tous, nationaux ou étrangers.

“Après avoir été réduite en Europe

par la conquête des droits sociaux,

l’insécurité radicale se recrée autour de

nous, sous des formes très éclatées.”

  • Vous employez l’expression « prolétaires au sens strict » pour désigner les travailleurs sans-papiers. Que voulez-vous dire ?

C’est un clin d’œil à ma vieille formation marxiste… Ce que Marx voulait dire par ouvriers = prolétaires, c’est que leur situation était caractérisée par le risque permanent de perdre leur place dans la société et leurs moyens de subsistance. Aujourd’hui, la situation a beaucoup changé. Après avoir été réduite en Europe par la conquête des droits sociaux, l’insécurité radicale se recrée autour de nous, sous des formes très éclatées, et sous une double forme. Celle de la migration : nous utilisons en Europe des travailleurs ultra-précaires, les prétendus clandestins en sont l’exemple le plus net, l’illégalité de leur statut permettant leur surexploitation. Et celle de la paupérisation transgénérationnelle : un jeune pour qui les chances de trouver du travail et a fortiori une situation stable sont réduites ou nulles est aussi un prolétaire. Une des conditions de prospérité du capitalisme est précisément de détruire le plus possible les statuts fixes et garantis. Au sens strict, le prolétaire est celui qui ne peut pas s’installer, qui campe dans la cité. Certains sont « nomades », d’autres « sédentaires », mais tous sont fondamentalement précarisés.

  • Peut-on dire alors, en extrapolant, que l’on rend tous les précaires « étrangers » ?

La bourgeoisie qui tenait encore le haut du pavé dans les années 1950 avait des objectifs politiques qui passaient par la construction d’une communauté nationale, ce qui supposait des compromis sociaux et une politique culturelle intégrative. Aujourd’hui, en dépit de la rhétorique nationaliste, les détenteurs du pouvoir ne raisonnent plus ainsi. Les managers et les spéculateurs ne se soucient plus de négocier un compromis social dans leur propre pays, ils se fichent pas mal que le fossé se creuse entre les niveaux de vie ou que l’éducation de masse tombe en ruine. Ils comptent sur la télévision « berlusconisée » pour fabriquer du consensus.

Dans ces conditions, on fabrique des étrangers de l’intérieur, au moins autant qu’on contrôle ceux de l’extérieur. La condition d’étranger se définit de moins en moins par le passeport et de plus en plus par le statut précaire.

  • Vous appelez à une « régulation démocratique des flux migratoires ». Qu’entendez-vous par là ?

Je ne crois pas à l’utilité de slogans tels que « Abolissons les frontières ! » et « Liberté de circulation totale ! ». La frontière est, comme l’armée ou la police, une institution non démocratique qui accompagne paradoxalement la souveraineté du peuple. Dès lors, la question cruciale est celle de la nature des contrôles et de qui les exerce. En ce qui concerne la régulation des flux migratoires, il revient à l’Etat ou à des communautés d’Etats de fixer les modalités de franchissement des frontières, mais il faudrait que les intéressés, de part et d’autre de la ligne de démarcation, aient voix au chapitre. Or les autorités de pays comme la France qui ne pourraient pas vivre sans main-d’œuvre immigrée refusent absolument de discuter avec les Etats africains ou les associations de migrants des modalités d’obtention des visas ou des politiques d’immigration. Il serait pourtant souhaitable d’organiser avec eux un statut du migrant dans le monde de demain. D’autant qu’en fait, les économistes le savent, l’avantage est réciproque, même si l’ajustement des besoins n’est pas automatique. Cela suppose que tous les Etats du monde et leurs opinions publiques prennent conscience de l’intérêt qu’il y aurait à cette coopération, plutôt que d’aller dans le mur des situations d’exception. Voilà ce que j’appelle démocratisation : d’abord la fin de l’unilatéralisme.

“Partout où il y a des pouvoirs,

il faut que les citoyens interviennent.”

  • Dans l’Europe d’aujourd’hui, peut-on espérer le sursaut d’une citoyenneté active ?

L’exercice de la citoyenneté est mal en point et je n’ai pas de recette miracle. Juste deux idées, encore très abstraites. La première, c’est que l’intensité de la participation démocratique n’obéit pas à un principe de vases communicants. Ce n’est pas parce qu’on conférerait des pouvoirs réels au Parlement européen qu’on détruirait la démocratie régionale ou nationale. Au contraire, la citoyenneté se perd ou se gagne partout en même temps. Partout où il y a des pouvoirs, il faut que les citoyens interviennent, non seulement individuellement mais si possible comme opinion publique organisée. Là où il y a de l’Etat, il faut du peuple.

Ma deuxième idée, c’est que la citoyenneté n’est pas quelque chose qu’on vous donne mais qui se construit collectivement. Et notamment dans les conflits. Notre société est minée par la violence, la défiance et l’antagonisme mais ne sait plus accepter les conflits, les organiser et en négocier les issues. Je crois aussi qu’il existe des formes de citoyenneté active qui consistent à désobéir, comme le font les Français qui aident les immigrés clandestins traqués. Qu’ils appartiennent à des mouvements ou soient simplement des employés, des médecins, des enseignants et des parents d’élèves, ils résistent dans le sens le plus noble et civique du terme. En tant que citoyens, nous leur devons et leur devrons beaucoup.

Propos recueillis par Catherine Portevin et Mathilde Blottière

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