par Eric Mesnard pour histoirecoloniale.net
De 1966 à 1996, l’État français a procédé en Polynésie à 193 essais nucléaires, dont 46 en plein air, sans réelle protection pour les militaires et les populations. Le 17 juin 2025, une commission d’enquête parlementaire vient de publier un rapport qui met en évidence les mensonges d’État et le mépris pour la santé et l’environnement des Polynésiens1.

En 1971, sur l’atoll de Mururoa, 34 kilos tonnes explosent pendant l’opération Dione. Galerie Bilderwelt/Getty
Après 17 essais nucléaires au Sahara2, l’armée a transféré en 1966 son champ de tir en Polynésie française, sur les atolls de Mururoa et Fangataufa. Entre 1966 et 1974, la France effectua 46 essais nucléaires atmosphériques après avoir refusé de signer en 1963 le traité de Moscou qui les prohibait. Les protestations internationales, notamment de l’Australie et de la Nouvelle Zélande, finirent par contraindre, en 1974, l’État français à passer à des essais souterrains. Le dernier eut lieu le 27 janvier 1996 sous la présidence de Jacques Chirac après avoir fait procéder à six tirs souterrains.
Un mensonge d’État
Pendant quarante ans les autorités politiques et militaires ont fait croire que ces essais étaient « propres »… En 2006, après la publication d’un premier rapport d’une commission parlementaire polynésienne sur les essais nucléaires, elles admirent que ces essais avaient entraîné des conséquences sanitaires et environnementales mettant en danger les populations. Au moins six essais atmosphériques ont dysfonctionné à cause d’erreurs dans les prévisions météorologiques. Ainsi, le 2 juillet 1966, le premier d’entre eux, dont le nuage radioactif s’est dirigé vers l’archipel des Gambier au sud-est alors qu’il était prévu qu’il devrait partir vers le nord. Les modèles météorologiques élaborés pour le climat saharien n’étaient pas adaptés au climat tropical humide de la Polynésie … « On nous avait demandé de ne rien dire à la population quand nous sommes partis chercher des échantillons pour les analyser plus tard. Et surtout de n’accepter aucune denrée alimentaire locale » a, par exemple, témoigné un ancien matelot présent lors du tir Aldébaran en 1966. Sur les 41 tirs atmosphériques entre 1966 et 1974, « au moins six ont provoqué des retombées radioactives nettement supérieures aux estimations initiales » en raison de prévisions météorologiques erronées3.
Jusqu’à très récemment, les archives nécessaires sur ces « accidents » étaient verrouillées. Il a fallu un scandale, en 2021 : l’enquête du média Disclose4, en partenariat avec la cellule investigation de Radio France a révélé, à partir d’archives classées « secret défense », comment l’essai dit Centaure, du 17 juillet 1974, avait touché l’île de Tahiti. Porté par un épisode de pluie non prévu, le nuage radioactif de la bombe, qui avait explosé en plein air à Moruroa, s’est déversé à 1 000 km de là, sur Tahiti, contaminant potentiellement 110 000 personnes… Mais à l’époque, les autorités ont sciemment décidé de ne pas mettre la population à l’abri. Aujourd’hui, le commissariat à l’énergie atomique (CEA) reconnaît que sur 147 tirs sous terrains 42 avaient fuité et qu’il y avait eu des retombées radio actives sur 34 des 46 essais nucléaires en plein air.
Les irradiés du Pacifique

Environ 250 000 personnes ont été potentiellement exposées à ces essais qui ont pris fin en 1996 : 110 000 Polynésiens et 140 000 vétérans de l’armée française. Il a fallu attendre 2010 pour que la loi Morin prévoie d’indemniser les victimes de ces essais, tombées malades après avoir été exposées aux radiations. La commission d’enquête parlementaire sur la politique française d’expérimentation nucléaire5 propose d’élargir les conditions d’indemnisation car, contrairement aux vétérans de France, les Polynésiens qui demandent réparation à la suite de contaminations peinent à être indemnisés Parmi le millier de dossiers acceptés depuis 2022, seules 44 personnes ou familles ont été effectivement indemnisées. C’est peu si l’on compte les 12 000 travailleurs polynésiens directement exposés aux radiations, et les 110 000 personnes potentiellement contaminées6.
Le rapport du Dr Christian Sueur, responsable jusqu’en décembre 2017 de l’unité de pédopsychiatrie du Centre Hospitalier de Polynésie française, laisse entendre que les essais nucléaires atmosphériques ont entraîné des répercussions génétiques sur les descendants des vétérans du Centre d’Essais du Pacifique (CEP) ayant participé à ces essais, et plus largement sur les populations locales. « Dans son rapport, le praticien relève des pathologies liées à des déficiences génétiques, susceptibles d’avoir été provoquées par des retombées radioactives sur les « cellules germinales » des grands-parents, avant de se transmettre sur plusieurs générations. La grande majorité de ces enfants ont en effet des aïeux qui ont travaillé sur place à l’époque des essais nucléaires et dont les parents sont nés à cette période. Fait troublant, plus de 70 % de ces enfants ont des parents mais aussi des frères et sœurs qui ont développé des pathologies telles que leucémies, cancers du rein ou de la thyroïde. Autant de pathologies radio-induites, c’est-à-dire des maladies considérées comme pouvant être liées aux retombées radioactives.7»
Les 45 recommandations du rapport de la commission parlementaire adopté au Parlement à l’unanimité de ses membres (à l’exception du Rassemblement national qui s’est abstenu) concernent outre la santé, de multiples domaines dont l’environnement.« (…) Si le démantèlement des installations a signifié le renoncement de la France aux essais nucléaires en rendant techniquement impossible leur reprise rapide, une quantité importante de matières radioactives demeure présente sur le site … les puits creusés sous les atolls comprennent toujours des produits de fission résultant des explosions souterraines, ainsi que des déchets nucléaires divers qui y ont été entreposés … malgré les actions de nettoyage déjà entreprises, la surface des atolls et des lagons requiert toujours une attention particulière. D’après les informations communiquées à votre rapporteur par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN), cinq kilogrammes de plutonium environ seraient piégés dans les sédiments au fond des lagons de Moruroa et Fangataufa (…)8 ».
Le 9 octobre 2018, le dirigeant indépendantiste polynésien Oscar Temaru a déclaré qu’une plainte avait été déposée devant la Cour pénale internationale contre la France pour crimes contre l’humanité : « Nous le devons à toutes les personnes décédées des conséquences du colonialisme nucléaire (…) Pour nous, les essais nucléaires français ne sont que le résultat direct d’une colonisation. Contrairement au discours français, nous n’avons pas accepté d’accueillir ces essais, ils nous ont été imposés avec la menace directe de l’établissement d’une gouvernance militaire si nous refusions.9 »
« Le temps des remerciements est révolu », écrit la députée de Polynésie, Mereana Reid Arbelot (GDR, Polynésie française), rapporteure de la commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire. « La France a plus que jamais le devoir d’assumer son passé, le cas échéant en reconnaissant ses fautes à l’égard de la Polynésie française, sans nier leur réalité ni minorer leur ampleur ».
- RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation,
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/rapports/ceesnuc/l17b1558-ti_rapport-enquete.pdf ↩︎ - Le 13 février 1960 eut lieu à Reggane, au Sahara algérien le premier essai nucléaire qui fut suivi de 3 autres tirs à l’air libre. À chaque fois, les tirs ont exposé la population à des retombées radioactives. Une partie de la contamination perdure à la surface du sol, sans compter les déchets radioactifs enfouis volontairement sous le sable. Aucun bilan sanitaire sérieux n’a été tiré. À partir de novembre 1961, 13 autres tirs souterrains ont été effectués, à environ 150 km de Tamanrasset. Ces tirs ont également entraîné une grave contamination de l’environnement et des personnes.
https://www.criirad.org/13-02-2025-essais-nucleaires-en-algerie-un-lourd-heritage/ ↩︎ - Jade Lindgaard, « Essais nucléaires en Polynésie : La France a le devoir d’assumer son passé », Médiapart, 18 juin 2025. Essais nucléaires en Polynésie : « La France a le devoir d’assumer son passé » | Mediapart ↩︎
- Essais nucléaires en Polynésie : l’opération à 90 000 euros du CEA pour discréditer l’enquête de Disclose ↩︎
- https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce_essais_nucleaires ↩︎
- Cécile de Kervasdoué, Polynésie française : sortir du traumatisme nucléaire, 13 juin 2025.
Polynésie française : sortir du traumatisme nucléaire | France Culture ↩︎ - Suliane Favennec, « Essais nucléaires en Polynésie : les petits-enfants oubliés de la bombe », Le Parisien, 21 janvier 2018. Essais nucléaires en Polynésie : les petits-enfants oubliés de la bombe – Le Parisien ↩︎
- Proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française. Rapport n° 244 (2011-2012) de M. Roland Courteau, fait au nom de la commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire, déposé le 11 janvier 2012. Proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française – Sénat
↩︎ - Polynésie : plainte contre la France pour crimes contre l’humanité auprès de la CPI ↩︎
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