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Édition du 1er au 15 novembre 2024

Eric Manigaud, le travail d’un artiste
sur des angles morts de l’histoire coloniale

Le travail d’Eric Manigaud est caractérisé par ses dessins réalisés à partir de photographies d’archives. Travaillant par séries, il s'est consacré à des sujets tels que les gueules cassées de la Première Guerre mondiale, les villes bombardées de la Seconde Guerre mondiale, l’anthropométrie judiciaire au début du XXe siècle. Il a aussi travaillé sur l'histoire coloniale, avec une série sur le massacre de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961 et une autre sur l'histoire des Congo belge et français. Nous publions ici un texte de Guillaume Lasserre paru dans Mediapart à propos d'une exposition en juillet 2023 à la galerie Sator à Paris, ainsi qu'un extrait de sa série sur le 17 octobre 1961 conservée au Musée d'histoire de l'immigration.

Éric Manigaud. Congo, une histoire du colonialisme

par Guillaume Lasserre, billet de blog publié par Mediapart le 21 juillet 2023.
Source

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Infatigable archiviste du XXème siècle, Éric Manigaud utilise le dessin pour révéler les angles morts de l’histoire. Pour « Ceux qui creusent », sa nouvelle exposition à la Galerie Sator, il s’intéresse au Congo belge mais aussi français en faisant un parallèle avec le chemin de fer, dans des dessins issus des archives photographiques du MRAC de Tervuren et de sa collection de cartes postales.

À la Galerie Sator, sur le site de Komunuma à Romainville, Éric Manigaud (né en 1971, vit et travaille à Saint-Etienne) présente une nouvelle série de dessins issue de ses dernières recherches sur l’histoire coloniale européenne dans une exposition personnelle intitulée « Ceux qui creusent ». Celle-ci est presque entièrement consacrée à la colonisation belge du Congo à l’exception de quelques œuvres qui évoquent l’autre côté du fleuve Congo, territoire à l’époque colonisé par les Français qu’il aborde pleinement en présentant au même moment à la Galerie FiftyOne à Anvers un ensemble de dessins issus de la même série illustrant, sous le titre de « Congo Océan », l’un de ses projets les plus meurtriers, symbole des crimes contre l’humanité commis par le système colonial, la construction entre 1921 et 1934 de la ligne ferroviaire Brazzaville-Pointe-Noire, plus connue sous le nom de ligne du Congo-Océan. Cinq cent deux kilomètres nécessaires aux colons pour le transport de marchandises produites en exploitant les ressources d’Afrique centrale – coton, café, cacao, cuivre, zinc, ivoire, bois précieux, latex, oléagineux, … – le fleuve n’étant pas navigable en aval de Brazzaville en raison des chutes du Congo.

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Le projet français semble se calquer sur celui de la ligne de chemin de fer Kinshasa-Matadi construite côté belge entre 1890 et 1898 pour relier Kinshasa – à l’époque Léopoldville – au port de Matadi sur la côte Atlantique. La colonie française, qui a dû se résoudre à utiliser cette unique ligne ferrée équatoriale, espère ainsi rompre sa dépendance vis-à-vis du Congo belge en gagnant un débouché maritime direct. Construite en tout cas pour les mêmes raisons – favoriser le transport du commerce –, elle rencontre les mêmes difficultés et est tout aussi meurtrière.

Sur les treize années qu’a duré la construction de la ligne du Congo-Océan, entre 17 000 et 20 000 ouvriers sont morts en raison des mauvaises conditions de travail, de malnutrition et de maladie. « Le chemin de fer Brazzaville-Océan est un effroyable consommateur de vies humaines1 » écrit André Gide dans son « Voyage au Congo », le journal du périple qu’il entreprend en Afrique Équatoriale française en compagnie de Marc Allégret de juillet 1925 à mai 1926, publié l’année suivante. « Maintenant je sais : je dois parler » écrit-il encore dans ce qui constitue l’un des premiers réquisitoires contre le colonialisme. Brazzaville fait face à Kinshasa, de l’autre côté du fleuve Congo. La ville est le siège du gouvernement général de l’Afrique Équatoriale française qui, de 1910 à 1958, regroupe quatre colonies au sein d’une même fédération : Gabon, Moyen-Congo, Tchad et Oubangui-Chari qui deviendra la République Centrafricaine.

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**(Ré)apprendre à voir : le pouvoir des images

C’est au lycée qu’Éric Manigaud choisit d’étudier l’art. « Ce n’était pas à l’origine mon intention de devenir artiste, mais enseignant[Yves Joris, « Eric Manigaud : Kunst heeft niet de bedoeling om wanden te versieren », Art Coach, mai 2023.
] » confie-t-il. Il sera agrégé d’arts plastiques en 1996. « J’étais non seulement émerveillé mais aussi fasciné par la diversité du monde artistique. (…) À cette époque, le dessin n’occupait pas encore une place centrale dans ma vie, même si nous devions dessiner au moins une cinquantaine d’esquisses à partir de modèles chaque semaine. J’ai dû abandonner les cours de photographie et de vidéo en partie par manque de temps ».

Éric Manigaud travaille à partir de sources archivistiques témoignant des épisodes violents dans l’histoire contemporaine. La plupart du temps, il s’agit de photographies montrant un fait souvent caché ou méconnu qu’il agrandit par le dessin pour mieux le révéler. Il travaille ici à partir des archives du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren en Belgique, désormais rebaptisé Africa Museum, et de sa propre collection de cartes postales – elles représentent une source de documentation facilement accessible –, un matériau photographique de la fin du XIXème et du début du XXème siècles qu’il numérise pour produire la diapositive qui sera ensuite projetée au crayon sur une feuille de papier et dont le trait sera nuancé à la poudre de graphite. L’image est reproduite à l’identique, seule l’échelle change. Elle est à chaque fois beaucoup plus grande que l’originale.

La réalisation s’inscrit dans un temps long. Il faut compter environ deux mois pour l’exécution d’un dessin de grand format. « J’ai de longues matinées2 » confie l’artiste. « Je travaille souvent cinq heures d’affilée le matin. Les après-midis sont généralement plus courtes ». Ce travail protocolaire et laborieux permet de se débarrasser de l’objectivité photographique, autorisant un autre regard pour interroger l’histoire récente par l’image qu’il s’agisse des terribles conséquences de la bombe nucléaire à Hiroshima à partir de photographies longtemps prohibées ou du massacre du 17 octobre 19613 à Paris. L’œuvre d’Éric Manigaud invite à l’expérience physique en nous forçant à nous remémorer par immersion certains moments peu glorieux de notre histoire. À l’heure de la profusion des images, l’artiste nous (ré)apprend à voir ce qu’on ne regardait plus ou ce qu’on ne voulait pas voir. À ceux qui lui reprochent de produire des images souvent insoutenables, il répond par une citation de Picasso : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi4 ».

**Le colonialisme, une histoire européenne

Les images que retranscrivent les dessins exposés à la Galerie Sator sont dures, très dures. La détérioration de leur support, renforcée par le passage au dessin, désamorce un peu l’histoire. Ce sont des prisonniers enchainés par le cou comme on attache les chiens, torse nu pour la plupart. Quelques-uns sont assis à l’avant du groupe dont la majorité reste debout. Ils sont flanqués de deux soldats de la Force Publique composée principalement d’Africains non Congolais au service des sociétés d’exploitation et de Léopold II. Ils n’hésitent pas à attaquer des villages lorsque la production de caoutchouc n’est pas assez élevée ou lorsque les populations locales refusent de travailler, violant, mutilant… Pour éviter qu’ils ne se servent de leur arme pour aller chasser, leurs supérieurs européens imposent un système de contrôle des munitions qui veut que chaque balle utilisée corresponde à un civil tué. Une main coupée prouve le décès.

Alice Seeley Harris (1870-1970) réside avec son mari, John, au Congo de 1898 à 1905. Ce couple de missionnaires baptistes britanniques prend conscience des atrocités commises et va utiliser la photographie pour dénoncer cette violence auprès des sociétés européennes. Il ne s’agit cependant pas pour eux d’une remise en cause de la colonisation dont ils sont persuadés des bienfaits. Les mutilés, comprenant l’importance de l’image, viennent eux-mêmes se faire photographier.

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Le triple portrait de femmes aux mains coupées réalisé à partir d’une de ces photographies est insoutenable. Une scène d’équarrissage de troncs dans une forêt du Bas-Congo, une autre montrant des enfants ouvrant des cosses de cacao, une autre encore des prisonniers au travail maintenus les uns aux autres par une chaine qui passe par chacun des colliers de métal qu’ils portent. Et puis un diptyque montre des vues du chantier de Congo-Océan : deux plans larges, presque des panoramiques, où les ouvriers sont si petits qu’ils ressemblent à des fourmis. Bizarrement, un diptyque représentant des crocodiles et même l’image d’une paisible grenouille, reproductions de cartes postales que les colons envoyaient en Belgique alors que les exactions étaient quotidiennes, attestent de la banalité des sévices. Léopold II renonce à la propriété du Congo en 1908. Il meurt l’année suivante. Le Congo passe sous administration belge mais il faudra attendre 1920 pour entrevoir un changement. Avec la Première Guerre mondiale, la Belgique ne pouvait se passer des ressources et des richesse de l’Afrique.

En présentant le Congo belge de Léopold II à Paris et le Congo français de la IIIème République à Anvers, Manigaud démontre qu’il s’agit d’une seule et même histoire, les systèmes coloniaux reposant sur la même triple domination : politique, économique et culturelle. « Des milliers de réfugiés qui avaient franchi le fleuve Congo pour fuir le régime de Léopold finirent par le retraverser pour échapper aux Français. La perte de la population dans la forêt équatoriale riche en caoutchouc contrôlée par la France est estimée, exactement comme dans le Congo de Léopold, à environ cinquante pour cent[6]» écrit Adam Hochschild dans son ouvrage « les fantômes du Roi Léopold II »5. Le passage du fleuve Congo est une terrible désillusion car la persécution est la même d’une rive à l’autre du fleuve. Il n’y a pas de colonisation heureuse portée par une quelconque mission civilisatrice. « Je ne crois pas que les crimes au Congo belge ne concernent que les Belges, pas plus que je ne crois que les crimes au Congo français ne concernent que les Français6 » explique Manigaud. « C’est une histoire européenne, celle des empires ».

Dans cet atlas de l’indignité humaine que compose Éric Manigaud au fil de son œuvre, l’histoire du colonialisme a maintenant une place sur laquelle il sera difficile de ne pas revenir tant celle-ci se révèle mortifère et écocidaire. Pour l’heure, l’artiste commence une nouvelle recherche pour une série sur les mineurs de Saint-Etienne, où il vit. L’histoire du XXème siècle ne manque pas d’angles morts.


Sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris



Eric Manigaud, ElieKagan#1, 2017, crayon et poudre graphite sur papier, 163 cm x 163 cm. Collections du Musée d'histoire de l'immigration
Eric Manigaud, ElieKagan#1, 2017, crayon et poudre graphite sur papier, 163 cm x 163 cm. Collections du Musée d’histoire de l’immigration

Dans la série Octobre 1961, Éric Manigaud s’est saisi des manifestations algériennes du 17 octobre 1961, partant de photographies de presse, de Georges Azenstarck, Elie Kagan ou de celles utilisées par Jacques Panigel pour son film Octobre à Paris. « Je voulais depuis longtemps travailler sur la guerre d’Algérie, explique l’artiste. C’est un sujet dont on a encore du mal à parler. Cela m’intrigue : pourquoi ce refoulé ? J’ai été conforté dans mes intuitions : on confond encore aujourd’hui le 17 octobre 1961 et la violence policière à la station de métro Charonne en février 1962. Cela en dit long sur notre mémoire trouée » (Eric Manigaud cité par Mercier Clémentine, « Desseins aux plombs », Libération, 25 mai 2018).

Eric Manigaud, Elie Kagan#3, 2017, crayon et poudre graphite sur papier, 124 cm x 169 cm. Collections du Musée d'histoire de l'immigration
Eric Manigaud, Elie Kagan#3, 2017, crayon et poudre graphite sur papier, 124 cm x 169 cm. Collections du Musée d’histoire de l’immigration
  1. André Gide, Voyage au Congo, Paris, Gallimard, 1927, 249 pp.
  2. Ibid.
  3. Guillaume Lasserre, « Éric Manigaud, le trait tragique de l’histoire », Un certain regard sur la culture, 3 juin 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/240518/eric-manigaud-le-trait-tragique-de-l-histoire
  4. Simone Terry, « Picasso n’est pas officier dans l’armée française », entretien, Lettres françaises, Paris, 24 mars 1945, p. 5.
  5. Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold, Un holocauste oublié (King Leopold’s Ghost), Mariner Books,1998, traduction française, Paris, Belfiond, 1998, 442 pp.
  6. Yves Joris, op. cit.
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