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Édition du 1er au 15 novembre 2024

Entre la France et l’Algérie,
« une histoire d’amour
qui a sa part de tragique » ?

Dans une tribune publiée par Le Monde, le politiste Paul Max Morin a mis en cause les déclarations du président de la République lors de son voyage en Algérie du 25 au 28 août 2022, en particulier celle selon laquelle, entre la France et l'Algérie, « c'est une histoire d'amour qui a sa part de tragique ». Selon lui, cette « réduction de la colonisation à une “histoire d'amour” parachève la droitisation d'Emmanuel Macron sur la question mémorielle ». Il l'a écrit dans une tribune que Le Monde a publiée dans son édition du 2 septembre 2022, mais que, après des protestations de l'Élysée, le journal a supprimée peu après de son édition en ligne. Ci-dessous, le texte de cette tribune et le rappel de quelques faits.

TRIBUNE

Réduire la colonisation en Algérie à une « histoire d’amour »
parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle



par Paul Max Morin, politiste, publié par Le Monde le 1er septembre 2022 dans son édition datée du 2 septembre.

La mise en avant du passé colonial, lors de la visite du chef de l’Etat français en Algérie, a une nouvelle fois servi de vitrine pour simuler des avancements vers une « réconciliation », estime le politiste Paul Max Morin.

Emmanuel Macron s’est rendu pour la deuxième fois en Algérie, du 25 au 27 août, en tant que président de la République française, afin de « renforcer la coopération franco-algérienne face aux enjeux régionaux » et de « poursuivre le travail d’apaisement des mémoires ».

Ne nous y trompons pas. L’enjeu principal de ce voyage fut de négocier l’approvisionnement en gaz face à la menace de coupures des gazoducs russes. De ces négociations, nous ne saurons rien ou très peu. La question des mémoires, en revanche, a une nouvelle fois servi de vitrine pour simuler des avancements vers une « réconciliation ». Mais en cinq ans, la colonisation sera passée, dans le verbe présidentiel, d’un « crime contre l’humanité »
(2017) à « une histoire d’amour qui a sa part de tragique » (2022).

Les déclarations de 2017 positionnaient le candidat à la présidentielle en homme neuf, capable d’assumer le passé colonial, renvoyant de fait ses concurrents à leur propre incapacité. L’Algérie devenait la jambe gauche du président du « en même temps ». Depuis, la droitisation du paysage politique français a amené Emmanuel Macron à durcir sa ligne. Ainsi, en octobre 2021, il recyclait l’idée que la France aurait fait l’Algérie, déclarant : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. » En janvier 2022, il reconnaissait le massacre « impardonnable pour la République » des victimes de la rue d’Isly [à Alger, en 1962], soutiens de l’Organisation de l’armée secrète.

Violence et asservissement

Qu’elle ait été prononcée spontanément ou non, la réduction de la colonisation à une « histoire d’amour » parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle. Elle s’inscrit dans la continuité d’une idéologie coloniale qui n’a jamais cessé d’utiliser des euphémismes pour masquer les réalités sociales et politiques. Ces déclarations constituent de plus une rupture majeure avec celles des anciens présidents français en visite en Algérie. En 2007, Nicolas Sarkozy déclarait que « le système colonial était injuste par nature » et qu’il « ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation ». Le 19 décembre 2012, François Hollande reconnaissait devant les parlementaires algériens « les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien ».

L’annonce de la création d’une nouvelle commission d’historiens, cette fois franco-algériens, est également problématique. Elle laisse entendre que le travail de recherche et de précision sur les faits n’aurait pas été effectué. Fort heureusement, les historiens et les historiennes des deux côtés de la Méditerranée n’ont pas attendu la parole présidentielle pour travailler. De Charles-Robert Ageron à Raphaëlle Branche, en passant bien sûr par Benjamin Stora ou Mohammed Harbi, trois générations d’historiens se sont succédé. En 2014, Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault publiaient Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962 (La Découverte), un ouvrage collectif regroupant autant de spécialistes français qu’algériens. Ce travail se poursuit dans les nouvelles générations.

Ces chercheurs ont qualifié le passé colonial : conquête, violences, accaparement des terres, enfumades, pratique de la terre brûlée, système colonial, indigénat, ratonnades, racisme, antisémitisme, attentats, torture, camps, viols, bombardements, assassinats, embuscades, disparitions, exils, immigration, etc. Ces mots nous sont de plus en plus familiers. Mais le président, lui, refuse de les utiliser alors qu’il répète vouloir « regarder le passé avec courage ». La colonisation n’a évidemment rien d’une histoire d’amour. Elle est une histoire de prédation, de violence et d’asservissement.

Emmanuel Macron dit pourtant vouloir « laisser les historiens travailler ». Mais cela ne peut se résumer aux travaux d’une commission dépendante des opportunités qu’offrirait le politique. « Laisser les historiens travailler », c’est avant tout leur donner des moyens. Or, aujourd’hui, en France, toutes les archives ne sont pas encore ouvertes. A cause du manque de financement alloué par l’Etat et de dynamiques propres à l’université, il n’y a pas de chaire universitaire d’histoire coloniale, d’études postcoloniales ou d’histoire de l’immigration. La grande majorité des chercheurs qui ont produit des connaissances majeures sur cette période n’ont pas de poste, travaillant de fait gratuitement.

Demandes concrètes

Il faut, certes, saluer l’annonce de programmes d’échange pour les start-up
et le monde du cinéma. Mais cela paraît bien maigre pour compenser la réduction de moitié du nombre de visas décidée par la France en 2022. Si les privilégiés des deux pays vont pouvoir se rencontrer, ceux qui font le cœur d’une société – les jeunes, les étudiants, les apprentis, les militants, les ouvriers – restent exclus du champ de vision. Il y a pourtant une nécessité, non pas de se réconcilier car les nouvelles générations ne se sont jamais battues, mais de se connaître et de travailler ensemble.

Les jeunesses des deux pays formulent des demandes concrètes. En Algérie, le Hirak [un « mouvement » populaire pacifique] porte courageusement un désir de démocratie, d’égalité et de circulation entre les sociétés. En France, les demandes de la jeunesse tiennent en trois mots : connaissance, circulation et lutte contre le racisme. Pour le premier, il s’agit d’une demande d’histoire plus que de mémoire. Quant à la circulation entre les sociétés, les organisations de jeunesse militent depuis des années pour la création d’un office franco-algérien de la jeunesse. Enfin, les jeunes français manifestent contre le racisme dans la police, bien plus que pour la reconnaissance des massacres d’Algériens, qui ont eu lieu à Paris le 17 octobre 1961. Le racisme et l’antisémitisme sont en partie les produits de cette histoire coloniale. Si la symbolique mémorielle a son importance, seule une lutte ambitieuse contre les haines racistes serait à même de rétablir un sentiment de justice dans le présent. La société française a besoin d’outils pour organiser sa confrontation au système colonial et à ce qu’il charrie encore, pour construire un avenir commun avec la société algérienne.

Paul Max Morin est politiste, chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po, enseignant à l’université Côte d’Azur, auteur de Les jeunes et la guerre d’Algérie. Une nouvelle génération face à son histoire (PUF, 272 p., 22 €).


Quelques réalités qu’il ne faut pas oublier



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De 1830 à 1842, les exécutions par décapitation au yatagan ont été pratiquées par l’armée française lors de la conquête de l’Algérie. Leur nombre reste à établir par les historiens. En 1842, comme l’écrit ci-dessous l’historien Alain Ruscio, la guillotine a été introduite en Algérie et installée dans les prisons de plusieurs villes. 583 Algériens ont été guillotinés jusqu’à l’indépendance du pays en 1962. Auxquels s’ajoutent tous ceux qui ont été victimes de la « guillotine sèche », déportés à l’autre bout du monde, envoyés aux travaux forcés dans les bagnes de Nouméa et de Cayenne où beaucoup n’ont pas survécu. Un phénomène encore incomplètement mesuré sur lequel des historien(ne)s continuent de travailler.

Durant la guerre d’indépendance algérienne, la reprise et l’extension du fonctionnement de la guillotine a été un enjeu politique. Après le déclenchement de cette guerre, Amédée Froger, le chef de file des maires européens ultras d’Algérie, a été le porte parole de la demande de reprise des exécutions capitales. C’est l’une des raisons qui l’a fait prendre pour cible par les indépendantistes algériens — y compris les militants du Parti communiste algérien, les Combattants de la Libération (CDL), dont une partie étaient d’origine européenne — et il a été tué dans un attentat le 28 décembre 1955.

Sur le fonctionnement fou de la guillotine à la prison Serkadji (Barberousse) sur les hauteurs d’Alger à partir de 1956 et sur l’émotion que cela a suscité parmi les populations d’Alger et de l’Algérie, lire l’article de Gilles Manceron, « Les guillotinés de Barberousse en 1957 », sur le site 1000autres.org.

1842, Algérie, Alger,
« la civilisation arrive sous la forme d’une guillotine »
(Victor Hugo)

par Alain Ruscio.

Le 2 mai 1842, un Français, Charles Grass, est assassiné, dans des conditions abominables. Le coupable est retrouvé. Il s’agit d’un certain Abd el Kader ben Zehlouf ben Dahman, que la presse présente comme un « scélérat », une « bête féroce », accusé d’avoir commis auparavant 26 crimes et délits. C’est à ce moment que les autorités décident de faire franchir la Méditerranée à un terrible engin, la Guillotine. La presse conservatrice s’en réjouit : « Ce monstre subira une mort trop douce pour de pareils crimes. On pense que ce sera le premier, en Afrique, qui sera exécuté par l’instrument de supplice usité en France » (Journal des Débats, 29 septembre 1842).

« On pense… ». Non : c’est la réalité

C’est le ministre de la Guerre, le général Amédée-Louis Despans-Cubières, qui avait édicté un texte prohibant désormais les exécutions par le sinistre yatagan et exigeant que la guillotine devienne l’instrument de la mise à mort. C’était tout de même plus… civilisé.

Ladite guillotine traversa donc la Méditerranée. Un récit de son arrivée figure dans une des pages les plus célèbres des Choses vues de Victor Hugo, à la date du 20 octobre 1842. On a l’impression, en le lisant, d’une chose vraiment vue. Or, Hugo n’y a pas assisté, n’ayant jamais foulé le sol de l’Algérie1. Il reste que le récit est fort bien documenté.


« L’autre jour, à Alger, – nous entrions dans ce mois d’octobre qui est si beau quand il est beau – le soleil se couchait splendidement. Le ciel était bleu ; l’air était tiède ; la brise caressait le flot, le flot caressait la rive ; de magnifiques rayons horizontaux découpaient, pour l’amusement des yeux qui errent çà et là tandis que l’esprit rêve, de bizarres trapèzes d’ombre et de clarté sur cet amphithéâtre de maisons carrées, plates, basses et blanches qui est Alger et qui a vu Hariadan Barberousse et Charles-Quint ; une joie profonde et secrète, cette joie inexprimable qui, à de certaines heures et dans de certaines saisons, palpite au fond de la nature, semblait animer et faire vivre sur le rivage, dans la plaine et sur les collines, tous ces beaux arbres qui épanouissent leur verdure éternelle dans la sombre et éclatante poésie de l’Orient : le palmier qu’a chanté Homère, l’aloès qu’a célébré Hafiz, le lentisque dont a parlé Daniel, le figuier dont a parlé Job. Un bateau à vapeur, qui venait de France, et qui portait un nom charmant, le « Ramier », était amarré au môle ; la cheminée fumait doucement, faisant un petit nuage capricieux dans tout cet azur, et de loin on eût dit le narguilé colossal du géant Spahan. Tout cet ensemble était grand, charmant et pur ; pourtant ce n’était point ce que regardait un groupe nombreux, hommes, femmes, arabes, juifs, européens, accourus et amassés autour du bateau à vapeur. Des calfats et des matelots allaient et venaient du bateau à terre, débarquant des colis sur lesquels étaient fixés tous les regards de la foule. Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, sous les toiles d’emballage, on distinguait des objets étranges, deux longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et énorme de forme triangulaire. Spectacle autrement attirant, en effet, que le palmier, l’aloès, le figuier et le lentisque, que le soleil et que les collines, que la mer et que le ciel : c’était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme d’une guillotine2


C’est quatre mois plus tard, le 16 février 1843, que le meurtrier est guillotiné, place Bab el Oued. La presse algéroise s’en fait l’écho :


« Jeudi dernier, à une heure, sur la place Bab-el Oued, a eu lieu l’exécution da l’Arabe Abd-el-Kader Zellouf-Ben-Dahman, de la commune de la Boudjareah, condamné à la peine capitale pour avoir commis plusieurs assassinats. Cette exécution, qui avait lieu pour la première fois par le mode de supplice usité depuis longtemps en France, et qui remplaçait le yatagan, qui jusqu’ici avait servi d’instrument de mort en Algérie, avait attiré une foule considérable. Le monde, les indigènes surtout, y étaient accourus en grand nombre, à cause des récits les plus extraordinaires qui avaient couru parmi eux sur l’instrument du supplice. Abd-el-Kader Zellouf ben Dahman, arrivé au pied de l’échafaud, en franchit les degrés avec rapidité et sans paraitre abattu le moins du monde par l’approche du supplice. La docilité avec laquelle il s’est prêté à tous les mouvements que l’exécuteur lui demandait a considérablement abrégé les apprêts, et en moins de trente secondes il avait cessé de vivre ».

L’Akhbar, Alger, 19 février 18433.


Le pauvre bougre fut le premier d’une longue, très longue liste de suppliciés. Sur la terre algérienne, les condamnations à mort pouvaient être prononcées pour des motifs qui, en France, auraient valu tout au plus quelques années d’emprisonnement.

C’était le prix du maintien de l’ordre colonial. Durant la domination française, 583 Algériens ont perdu la vie face à la « civilisation sous la forme d’une guillotine ».


  1. Franck Laurent, Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie, in Série « Victor Hugo et l’Orient », Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.
  2. Choses vues. Souvenirs, journaux, cahiers, Vol. I, 1830-1846, Paris, Gallimard, Coll. Folio.
  3. Cité par Revue de presse du Journal des Débats et de La Presse, 27 février 1843.
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