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Édition du 1er au 15 octobre 2024

Enseigner une histoire commune, par Benoît Falaize et Françoise Lantheaume

Dans un article publié par Libération, le 2 décembre 2005, deux spécialistes de l'enseignement, Benoît Falaize, chargé d'études et de recherche à l'Institut national de recherche pédagogique, auteur d'un rapport d'enquête sur l'enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, et Françoise Lantheaume, chargée de recherche à l'Institut national de recherche pédagogique auteure d'une thèse sur l'enseignement de l'histoire de la colonisation et de la décolonisation de l'Algérie depuis les années 1930, s'expriment sur l'enseignement de la colonisation aux collégiens et lycéens d'aujourd'hui. Pour eux, leur parler de l'héritage colonial dans sa complexité, c'est aussi tisser un sentiment d'appartenance.

Parler de l’héritage colonial dans sa complexité c’est aussi tisser un sentiment d’appartenance

par Benoît Falaize1 et Françoise Lantheaume 2.

Article publié par Libération, le 2 décembre 2005.

Dans les débats sur la loi du 23 février 2005 et sur son article 4 portant sur l’introduction, dans les programmes scolaires, de la nécessité d’évoquer le « rôle positif de la présence française » dans le cadre de la colonisation, on semble s’éloigner bien souvent, et paradoxalement, de l’objet du texte, à savoir l’enseignement de l’histoire. Car ce sont aussi les pratiques scolaires quotidiennes qui sont visées par la loi.

Un des présupposés de la loi du 23 février 2005, et non le moindre, est de partir d’une conception du travail d’enseignement comme simple et mécanique application des programmes. Penser qu’une loi pourrait s’imposer aux enseignants d’une manière immédiate relève de la naïveté, de la méconnaissance du milieu professionnel, ou d’un aveuglement idéologique. Et peut-être des trois. Cette vision du métier empêche de voir que le travail effectif des professeurs consiste à ajuster leur enseignement en fonction d’une appropriation et d’une traduction des connaissances historiques, ici, singulièrement éloignées des attendus de la loi. Ce travail d’ajustement est lié aussi à la conception des programmes (découpage et volume horaire imparti). Les conditions et les contraintes concrètes d’enseignement sont déterminantes : l’élargissement et la diversification des tâches peuvent tendre à réduire la part proprement intellectuelle du travail alors même que, plus que jamais, celui-ci est indispensable. En effet, le contexte social impose aux enseignants une lecture éclairée des réactions des élèves dans leur quête identitaire éventuelle, et dans leurs évidentes et très actuelles interrogations. Plus la formation (initiale et continue) des professeurs du primaire et du secondaire sera assurée, mieux les enseignants seront armés pour assumer pleinement cet enseignement et mettre à distance la part subjective que chacun entretient avec le sujet, qu’elle soit idéologique, historique ou même familiale.

Second présupposé du législateur : l’état des programmes serait tel que les enseignants sont contraints de transmettre une histoire de la colonisation unilatéralement critique et dénonciatrice de cette séquence de l’histoire nationale. Installés dans une posture ultracritique, les programmes ne pourraient rendre compte de l’«œuvre» française dans ses colonies et principalement au Maghreb. Qu’en est-il dans la réalité ?

Rappelons d’abord que l’enseignement de l’histoire a, jusqu’à la décolonisation, accompagné et légitimé le projet colonial au nom du progrès. On sait à quel point les manuels d’histoire du primaire et du secondaire ont tenu la gazette héroïque et édifiante de l’expansion coloniale, sans tout à fait abdiquer une distance critique à l’égard de ses abus. Le credo était : Savorgnan de Brazza plutôt que Bugeaud, même si celui-ci a pu nourrir bon nombre de leçons sur son combat contre l’autre héros scolaire de cette histoire, Abd el-Kader. Par la suite, les programmes ont évolué sous l’effet conjugué de la décolonisation et de l’évolution de l’historiographie, même si celle-ci n’a pas porté, immédiatement, sur la colonisation. Dès la fin des années 50, les programmes dits « Braudel » ont introduit l’étude des civilisations et le temps long. Cela a été le moyen, en classe, d’aborder les questions d’une autre manière loin des chroniques idéalisées de la conquête. L’évolution de cet enseignement a suivi, dans les années 80, le développement des travaux historiques sur les processus de colonisation et de décolonisation.

Les programmes scolaires (primaire, 4e et 3e, première et terminale) sur la colonisation, tels qu’on les connaît aujourd’hui, sont devenus plus complexes, plus critiques, et tentent de rendre compte du phénomène colonial dans sa diversité, sans toujours y réussir. L’esclavage et la torture, la répression de Sétif le 8 mai 1945, la manifestation du 17 octobre 1961 deviennent des thèmes reconnus, abordés dans les manuels, et sont traités en classe, même si des enquêtes seront nécessaires pour prendre l’exacte mesure de ces pratiques. Quel que soit le bilan critique des prescriptions scolaires aujourd’hui, il est difficile de soutenir pour autant que l’école française diffuse un enseignement unilatéralement dénonciateur de la colonisation, loin s’en faut. Saisis par les enjeux de mémoire récents et les débats de la société française sur son histoire, les commissions de programmes comme les éditeurs et les rédacteurs de manuels scolaires, mais aussi certainement les enseignants, peuvent être tentés par la prudence, quitte à euphémiser, voire à ignorer encore aujourd’hui, des aspects majeurs de cette histoire (racisme colonial, imaginaire colonial en métropole, lien entre spoliation des terres et déracinement des populations indigènes, et, pour la période de la guerre d’Algérie, justice d’exception, camps de regroupement, etc.). Des tabous existent encore, et les plus forts sont ceux qui concernent la politique de l’Etat républicain.

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », disait René Char. L’héritage de la France est aussi colonial. Les enseignants le partagent avec leurs élèves. La place que la société française accorde et accordera à cet héritage est un choix éminemment politique. Dire cette histoire en classe, dans toute sa complexité, loin de tout jugement moral, fondée sur les derniers travaux scientifiques, analyser la rencontre coloniale et ses effets sur la société d’alors et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs (un ailleurs qui fut français), c’est contribuer à fabriquer de l’histoire commune et du sentiment d’appartenance, ce qui est aussi une des missions de l’enseignement de l’histoire. C’est moins le passé de la France que son avenir qui est en jeu ici, moins son histoire que son devenir, en tant que société fondée sur une culture et un projet communs.

  1. Chargé d’études et de recherche à l’Institut national de recherche pédagogique, Benoît Falaize est l’auteur d’un rapport d’enquête sur l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation.
  2. Chargée de recherche à l’Institut national de recherche pédagogique (UMR éducation et politiques de Lyon), Françoise Lantheaume est l’auteure d’une thèse sur l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années 1930.
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