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Édition du 15 mars au 1er avril 2025

Enseigner l’histoire dans les marges de la République, par Jean Moomou et Eric Mesnard

Comment enseigne-ton l'histoire dans les « territoires d'Outre-Mer » ? Le cas de la Guyane.

Nous entamons une série d’articles sur l’enseignement de l’histoire de la colonisation et, en particulier, celui qui est pratiqué dans les « territoires d’Outre-Mer » rattachés par leur histoire à l’empire colonial français. Jean Moomou, professeur des universités en histoire, INSPE (Université de la Guyane), et Eric Mesnard, ancien formateur en histoire et géographie à l’INSPE de l’Académie de Créteil, font le point sur cet enseignement en Guyane.

Des élèves amérindiens du Haut-Maroni se rendant à l’école dans le village de Twenké, en Guyane française © André COGNAT AFP/Archives, 2005.

Lorsque la Guyane et les trois autres « vieilles colonies » (Guadeloupe, Martinique et la Réunion) sont devenues en 1946 des départements d’Outre-mer, il n’y eut pas de véritable rupture tant du point de vue des méthodes que des contenus pédagogiques. Les élites « créoles »[1]ont, de longue date, fait le choix de l’assimilation politique et culturelle perçue comme une perspective émancipatrice dans la continuité d’un idéal républicain progressiste.

Le principal objectif assigné à l’enseignement, notamment celui du français et de l’histoire, était d’inculquer, dès le plus jeune âge, l’amour de la France et la connaissance des droits et devoirs des futurs citoyens. Au même titre que le créole, l’histoire locale était considérée par certains comme n’étant pas une connaissance « utile » au service d’une ascension sociale permise par une culture scolaire francisée. Durant la première décennie qui suivit la législation de 1946, ni les autorités nationales ni les élus départementaux ne se préoccupèrent vraiment de la scolarisation des Amérindiens, et des Bushinenge recensés administrativement en 1954 dans la catégorie des « populations primitives »[2]. A partir de la départementalisation, en 1969, de l’ensemble du territoire « la question des finalités de l’enseignement de l’histoire se pose différemment selon que l’on se situe sur le littoral ou dans l’intérieur. Sur la côte, cette question concerne avant tout une population créole, qui a acquis une prééminence sociale et politique (…). Dans l’intérieur, elle pose le problème de l’intégration dans la société guyanaise des populations dites primitives[3]. » Toutefois, que ce soient des enseignants de la gauche autonomiste ou les anthropologues dont le terrain de travail était l’Inini, les programmes nationaux sont dénoncés comme des héritages de la période coloniale.

                 Peuples originaires en Guyane – Peuples autochtones d’Abya Yala

80 % de la population de la Guyane réside le long des 320 kilomètres de bande côtière de l’océan Atlantique. L’arrière-pays, ancien « territoire de l’Inini » couvre 90% du département. La « mosaïque » guyanaise est constituée d’Amérindiens, de Créoles, d’Européens, de Bushinenge, de populations d’origine asiatique, d’Haïtiens, de Brésiliens et de Surinamais …

 Même s’ils ne nous disent rien de la réalité des pratiques pédagogiques et des apprentissages des élèves, l’étude des manuels scolaires d’histoire et, notamment de ceux publiés pour la Guyane, nous renseignent sur les continuités et les ruptures dans le récit de l’histoire de ce territoire  depuis le début du XXe siècle : « (…) à une histoire des grands hommes, valorisant les symboles républicains, succède (depuis les années 1980) une histoire qui appréhende l’action des groupes sociaux jusque-là ignorés, et la complexité de la genèse de la société guyanaise[4]. ».

Une volonté ancienne d’adaptation des programmes réaffirmée au début du XXIe siècle

Contrairement à une idée reçue, la question de l’adaptation des programmes d’histoire et de géographie est ancienne. Dès le début du XXe siècle, elle est posée dans les « vieilles colonies » qui revendiquent « l’assimilation » par leur transformation en départements de la République. Une série de circulaires ministérielles, notamment celles de 1911 et 1925 en font état[5]. C’est ainsi que des programmes ont été élaborés localement comme le mentionne C. Boris, dans un rapport relatif à l’adaptation de l’enseignement en Guyane française : « (…) Pour la première fois, les programmes de 1907, élaborés dans la Colonie, faisaient une part à l’histoire et à la géographie de la Guyane. En 1907 même on avait décidé de conduire les élèves des écoles, à tour de rôle, une fois par mois, au Musée local (de Cayenne), afin de leur faire sur place des leçons d’histoire locale et de leur apprendre les productions du pays[6]

Toutefois, ces avancées n’ont pas perduré tout au long du siècle, si bien qu’il fallut attendre le milieu des années 1950 et surtout le début du XXIe siècles pour que les débats concernant l’enseignement des spécificités des départements d’outre-mer fussent entendus par les autorités. L’émergence de nouveaux courants didactiques et pédagogiques ainsi que l’aspiration des populations à une prise en compte de leurs spécificités culturelles contribuèrent à la publication par le Ministère de l’Education nationale d’une note de service, en février 2000, qui donne un cadre à « l’adaptation » des programmes d’histoire et de géographie : « Afin de permettre d’adapter l’enseignement de l’histoire et de la géographie donné dans les départements d’outre-mer à la situation régionale et à un héritage culturel local, les programmes d’histoire et de géographie nationaux du collège et du lycée général et technologique sont complétés à chaque niveau d’enseignement par des instructions qui s’appliquent à compter de l’année scolaire 2000-2001 […] Cette adaptation propose des développements qui, en géographie, doivent permettre aux élèves de se situer dans les territoires où ils vivent : le département lui-même mais aussi l’espace caribéen, l’Amérique pour la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique […]. De même une étude de l’histoire et du peuplement des départements d’outre-mer doit permettre de mettre en perspective le passé. Il s’agit en somme d’aider les élèves à mieux comprendre qui ils sont et où ils vivent[7]

Depuis cette circulaire, des arrêtés fixent les modalités de l’adaptation des programmes, tant pour le Primaire que pour le Secondaire, sous la forme de contextualisations (pour les classes à examen) mais aussi d’ajouts ou de substitution de thèmes. Ces derniers viennent enrichir les programmes nationaux qui comportent des éléments sur l’Outre-mer. A titre d’exemple, tous les élèves, de l’Hexagone ou de l’Outre-mer, étudient l’aménagement des territoires ultramarins et ultrapériphériques[8].

Malgré d’incontestables avancées tant scientifiques que pédagogiques,  un enseignement encore marginal  

En dépit de la place accrue accordée aux spécificités historiques et géographiques des Outre-mer, l’impression dominante reste aujourd’hui encore que les élèves ne connaissent pas l’histoire et la géographie de leur territoire. C’est ce qui ressort du rapport rédigé par Antoine Karam en 2002, alors Président du Conseil régional[9] et des prises de position de l’Association des professeurs d’Histoire et de Géographie de la Guyane (APHG-G) : «Depuis sa création, la Régionale APHG Guyane milite pour une réelle intégration de l’histoire régionale dans l’enseignement en Guyane du primaire à l’université … La société guyanaise, une société d’immigration en pleine recomposition, a besoin d’un cadre historique commun, de repères, de valeurs qui doivent consolider la conscience pour tous d’avoir une histoire en commun, une identité collective et la volonté de partager un même destin[10].» Lors du mouvement social de mars-avril 2017 mené par le collectif Pou la Gwyann Dekolé, les manifestants exprimèrent, à ce propos des revendications similaires. De leur côté, les Amérindiens de la Guyane réclament que prenne place « l’enseignement de l’histoire des autochtones dans les manuels d’histoire de l’Education nationale en Guyane et en métropole ».

Pour expliquer la place encore marginale attribuée à l’enseignement de l’histoire et de la géographie de la Guyane, une des justifications la plus fréquente est la prétendue insuffisance des ressources scientifiques et pédagogiques. Or, depuis les années 1980, avec le soutien du Centre Régional de Documentation Pédagogique (CRDP), de nombreux dossiers pédagogiques ont été publiés. A partir de 1976, sous l’impulsion d’André et de Régine Calmont, Equinoxe (Revue guyanaise d’histoire et de géographie) a marqué pendant plusieurs décennies les enseignants. A cela s’ajoute la publication de manuels scolaires[11]. Jacqueline Zonzon et ses collègues de l’APHG-G qui ont largement contribué à la diffusion des connaissances sur la Guyane, organisent, depuis 2013, le concours du « Jeune historien guyanais ». 

Conclusion    

Depuis la fin des années 1970, les recherches sur l’histoire des Antilles et de la Guyane ont largement avancé (création le 31 juillet 1970 du Centre universitaire des Antilles et de la Guyane, et en 1982, de l’Université des Antilles et de la Guyane). Des ressources pédagogiques ont été publiées. L’adaptation officielle des programmes en février 2000 a levé le mythe de l’interdiction coloniale. Pourtant la question de ce qu’on doit enseigner en histoire régionale demeure, notamment, celle du choix de l’échelle et de la progression des apprentissages articulée avec la mise en œuvre des programmes nationaux. L’injonction ne suffit pas pour pouvoir et savoir enseigner, la formation est indispensable, ainsi qu’une réflexion collective sur les finalités et les modalités de cet enseignement associé, notamment à celui de la géographie et de l’éducation à la citoyenneté.


[1] C’est ainsi que se désignent les descendants des esclaves affranchis en 1848 et des immigrants qui se sont intégrés à ce groupe qui représentait environ 75% de la population guyanaise en 1946. 

[2] De 1946 à 1969, seule une bande côtière qui représentait 10% de la superficie de la Guyane française avait le statut de département. Le reste du territoire (« l’Inini »), très faiblement peuplé, était administré par un gouverneur et un « Service des populations primitives ». Les habitants étaient majoritairement des Amérindiens et des Bushinenge, descendants de communautés marronnes.

Edenz Maurice et Marie Salaün, « Entrer dans la République pour sortir du colonial après 1946. Flux et reflux de l’assimilation scolaire dans l’outre-mer français (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française).», Outremers,  n°406 p. 43, 2020.

[3] Edenz Maurice, « Continuités et discontinuités des finalités de l’enseignement scolaire de l’histoire en situation post-coloniale. Le cas de la Guyane (1946-1970). », p.15, 2015.  (49) Les finalités de l’enseignement de l’histoire en situation post coloniale. Le cas de la Guyane (1946-1970)

[4]  Jacqueline Zonzon, « Les manuels scolaires d’histoire de la Guyane au XXe siècle », in Enseigner l’histoire dans la Caraïbe des années 1880 au début du XXIe siècle, Scéren CRDP Martinique, p. 54, 2010 ;

Audrey Chambaud-Régnier et Emily Sollet Markour, Géo Guyane, CM1-CM2, 2023.

[5] Jean Moomou, « El hecho colonial (trata negrera, esclavización y cimarronaje) en los manuales escolares de Guyana y las Antillas: ¿Qué hemos transmitido? ». Maria Isabel Mena García & Yeison Arcadio Meneses Copete (dirs.), Africa en la escuela : del camino recorrido a los retos para una escuela sin racismo ni discriminacion racial, Editorial Niñeces de Goré, p.147-165., 2020.

Edenz Maurice et Marie Salaün, «, « Entrer dans la République… », art. cité. 

[6] « Rapport sur la Guyane française », par Mlle C. Boris, pp.70-77, in L’Adaptation de l’enseignement dans les colonies. Rapports et compte-rendu du Congrès intercolonial de l’enseignement dans les colonies et les pays d’outre-mer, 25-27 septembre 1931, p. 74. L’adaptation de l’enseignement dans les colonies : rapports et compte-rendu du Congrès intercolonial de l’enseignement dans les colonies et les pays d’outre-mer, 25-27 septembre 1931 / préface de M. Paul Crouzet | Documents du site CIRAD | NumBA

[7] « Adaptation des programmes d’histoire et de géographie pour les enseignements donnés dans les DOM » in Bulletin Officiel de l’Education nationale (BOEN)  n°8, du 24 février 2000.

[8] Bulletin officiel n° 11 du 16-03-2017 : https://www.education.gouv.fr/bo/17/Hebdo11/MENE1704297A.htm

[9] Antoine Karam, Adaptation des programmes scolaires d’histoire-géographie dans le second degré en Guyane, rapport adressé au Recteur de l’Académie de la Guyane, 2002, 39 p.

[10] Jacqueline Zonzon, Présidente de la Régionale APHG de Guyane, le 27 mars 2017. Pour la Guyane. Les Professeurs ont la parole – Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie

[11] Jacqueline Zonzon, « Les manuels scolaires d’histoire de la Guyane au XXe siècle », art. cité.


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