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Édition du 1er au 15 octobre 2024

En Kanaky comme jadis en Algérie : la milice, une culture coloniale

L’historien Alain Ruscio rappelle à propos de l’Algérie que la formation de milices armées fut habituelle dans les colonies de peuplement en proie aux révoltes des colonisés.

Lors de la révolte commencée le 13 mai 2024 en Kanaky Nouvelle Calédonie se sont immédiatement constituées, particulièrement à Nouméa, des milices armées agissant parallèlement aux forces de l’ordre au nom d’un droit à « l’auto-défense » des biens et des personnes. Bénéficiant d’une grande liberté d’agir et d’une bienveillance certaine, voire d’encouragements, de la part des autorités, elles ont pour l’heure tué par balles au moins trois Kanak et blessé des dizaines d’autres, alors qu’un quatrième a été abattu par un policier en civil et hors service au rôle mal défini. Ce phénomène d’autodéfense armée, légitimé et soutenu par certains élus, y compris en France, n’est évidemment pas toléré dans l’hexagone. S’il l’est dans ce territoire, c’est en raison de sa colonialité. La société calédonienne est depuis le XIXe siècle et aujourd’hui encore structurée par le racisme anti-Kanak et par une permanente hantise chez les dominants de « l’émeute » de ces derniers, qui s’exposent depuis toujours à la payer de leur vie. « La chasse aux Kanak est à nouveau ouverte », a-t-on commenté chez les indépendantistes. Comme nous le rappelle ici l’historien Alain Ruscio à propos de l’Algérie entre 1830 et 1962, la formation de milices armées meurtrières fut habituelle dans les colonies de peuplement en proie aux révoltes des colonisés, où elles furent parties intégrantes de la culture coloniale. 

Rassemblement de miliciens sur une place de Guelma en mai 1945 (ECPAD)

Une culture de la milice : en Kanaky, comme en Algérie naguère ?

Par Alain Ruscio

En Algérie, durant 132 ans, toujours, partout, les Européens eurent donc « une mentalité d’assiégés[1] ».

Qu’étaient, finalement, les premiers villages de colonisation, sinon, dans l’esprit de Bugeaud, des enclaves en terre ennemie ? Le Maréchal décrivait les premiers chantiers : « Déjà deux villages sont commencés par les soins du génie. Ils seront enveloppés d’une muraille de trois mètres d’élévation ; elle sera flanquée par deux petites tours placées à deux angles opposés du parallélogramme. On bâtira immédiatement un certain nombre de maisons dans l’intérieur[2] ». On pense aux westerns, à ces Cow Boys vivant dans des fortins au milieu des Indiens vaincus, décimés, mais toujours menaçants.

De ce fait, durant toute l’histoire de l’Algérie coloniale, il y eut chez les maîtres une culture de la milice, de l’autodéfense (appelée par eux légitime défense). Et ce dès les premiers temps : lorsque la France, la conquête d’Alger et de sa région achevée, rapatria une grande partie de ses troupes, le maréchal Clauzel, commandant du corps expéditionnaire, arma les premiers colons qui s’établissaient. Tous les hommes de 20 à 50 ans étaient tenus d’être membres de cette organisation, la bien nommée milice africaine[3]. « Le colon africain, disait, toujours, Bugeaud, ne devra jamais laisser rouiller son fusil ; il le tiendra toujours prêt à faire feu et s’en servira avec adresse (…). Je veux que les milices soient disciplinées, obéissantes, pour combattre les Arabes ; qu’elles sachent faire avec légèreté un petit nombre de mouvements, bien charger leurs armes et tirer avec justesse ; qu’elles aient surtout l’intelligence du combat en tirailleurs et qu’elles soient animées de cette confiance guerrière qui préviendra ou repoussera les tentatives des Arabes[4]. » Un décret impérial en date du 9 novembre 1859 généralisa et structura ce principe. Même en temps de paix, par la suite, les élus européens demandèrent la plus extrême sévérité. En avril 1901 avait éclaté dans le village de Margueritte, aujourd’hui Aïn-Torki, à 100 km d’Alger, une révolte qui fit 8 morts parmi les colons[5]. Fait grave, mais nullement signe d’une insécurité généralisée. Et pourtant, que de bruit, en Algérie et en métropole ! À la Chambre, le député de Constantine, Émile Morinaud, brossa le tableau d’un pays à feu et à sang, de colons partout à la merci de musulmans fanatisés prêts à égorger une population entière, exigea la reconstitution des « milices indispensables aux colons », pour conclure : « Tous les conseils municipaux, la colonie tout entière, demandent qu’on arme les colons dans les villages, pour qu’au moins ils puissent, puisqu’ils n’ont pas de troupes, se défendre eux-mêmes en cas d’émeutes[6]. » Plus tard encore : « Comment assurer la tranquillité en cas d’événements imprévisibles ? s’interrogeait en 1934, Gustave Mercier, un autre politicien constantinois de premier plan. Dans chaque centre, il existe une force prête à s’employer. Cette force, on en trouve les éléments sur place, il suffit de reconstituer les cadres de la défense des centres, de nommer dans chaque village un chef de défense. Des armes seraient déposées au chef-lieu de la commune ; il y aurait par exemple 25 ou 30 fusils permettant d’armer une trentaine d’hommes d’un moment à l’autre. Il suffirait d’un roulement de tambour ou d’un appel dans le village pour alerter immédiatement cette force qui tiendrait en respect les indigènes. Les éléments nécessaires existent, dis-je, sur tous les points du territoire[7]. »

Lorsque vinrent les grands affrontements, cette culture réapparut quasi spontanément. En mai 1945, à Guelma dans le Constantinois, les milices firent la « chasse à l’Arabe », l’expression revint souvent dans les récits de l’époque (même s’il y eut un grand nombre de Kabyles parmi les victimes). Le préfet Achiary, qui avait déjà servi avec empressement et efficacité sous Vichy constitua une milice de 800 hommes (la population européenne de Guelma était alors de 4000 personnes, soit approximativement 1000 hommes adultes) pourvus d’armes, dont certaines automatiques. Il devint un temps le « chef d’une communauté ethnique, ordonnateur d’un vaste règlement de comptes racial »[8]. Les autorités distribuèrent des brassards blancs aux « indigènes » qui pouvaient apporter la preuve qu’ils travaillaient dans l’administration ou à ceux, rares, dont des colons se portèrent garants. Tous les autres, s’ils s’aventuraient à l’extérieur, devinrent des cibles vivantes. Ceux qui avaient réussi à échapper à cette chasse furent emprisonnés. Durant plusieurs semaines, en mai et juin, un tribunal improvisé et absolument illégal ordonnera l’exécution de 50 à 60 Musulmans par jour. Marcel Reggui, qui écrira le premier sur ce drame, estime qu’il y eut entre 1 500 et 2 000 morts pour cette seule localité et ses environs[9].

Le premier Rapport officiel à chaud semble avoir été celui rédigé par le commissaire de police Bergé, envoyé par le Gouverneur Chataigneau, dès la fin du mois : « Chaque soir, pendant plusieurs jours, des automitrailleuses de la Légion étrangère et des tirailleurs sénégalais circulent dans les rues de la ville et tirent des rafales sur les indigènes qui fuient. La troupe effectue des arrestations massives. »[10]. Ce même commissaire dénonça également certains « demi-fous » civils qui se lançaient à la poursuite des « ratons ». Le journaliste Édouard Sablier, alors jeune officier, présent sur les lieux, témoigna plus tard[11] du désir de ces miliciens de « terrifier l’adversaire éventuel ». Pis encore, il évoqua la pratique de la torture : « Un peu partout, on assistait à des “interrogatoires“ publics, trop souvent, hélas ! agrémentés du “troisième degré“[12]. Tout cela laissait partout un souvenir affreux »[13]. Pratique confirmée par divers témoins algériens – dont des victimes – dans le film de Medhi Lallaoui[14].

Dès 1955, lors de la guerre d’indépendance algérienne, se constituèrent des Unités territoriales, composées de civils armés, mobilisables en permanence. À Alger, elles comptèrent 25 000 hommes, entre 18 et 45 ans, mobilisés à tour de rôle, si bien qu’il y avait 2 500 personnes en permanence sur le pied de guerre. Ces UT prêtèrent main forte à la police et à l’armée durant toute la guerre et contribuèrent aux coups d’Etat de 1958 et de 1961. Elles furent aussi parmi les organisateurs de la « semaine des barricades » de janvier 1960 au cours de laquelle certains éléments ont tué des gendarmes légalistes, avant de contribuer à la constitution de l’OAS.

Tel était le sort de toute communauté spoliatrice et minoritaire. Les Européens ne vécurent jamais tout à fait tranquilles. Une arme devait toujours être à portée de main. Et des gendarmes pour protéger les maisons. Et des juges. Et l’usage immodéré de l’appareil répressif – dont la torture, bien avant Massu, et la sinistre guillotine, bien avant Mitterrand –, comme pour rétablir un équilibre

[1] Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XX è siècle, Genève, Paris, Libr. Droz, 1981

[2] Circulaire aux chefs de corps de toutes les armes, 10 décembre 1841, Le Moniteur algérien, 14 décembre, cité par le Journal des Débats, 30 décembre

[3] Marie Dumont, « Les unités territoriales », in Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Ed. Complexe, 2001

[4] Texte de 1840, cité par Augustin Bernard, in Gabriel Hanotaux & Alfred Martineau (dir.), Histoire des Colonies françaises et de l’expansion de la France dans le monde, Vol. II, L’Algérie, Paris, Société de l’Histoire Nationale / Libr. Plon, 1930

[5] Christian Phéline, « La révolte de Margueritte : résistance à la colonisation dans une Algérie “pacifiée“ (1901-1903) », in Abderrhamane Bouchène & al. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris, La Découverte, Alger, Barzakh, 2012

[6] JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés, 24 mai 1901

[7] Intervention, Délégations financières, 7 novembre 1934, Assemblées financières algériennes, Session extraordinaire de novembre 1934, Alger, Imprimerie Solal, 1934 (Site BNF, Gallica)

[8] Jean-Pierre Peyroulou, Introduction historique, in Marcel Reggui, Les massacres de Guelma. Algérie,mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, Paris, La Découverte, 2006

[9] Marcel Roguit, op. cit.

[10] « Insurrection de Sétif : les faits », cité par Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du nord-Constantinois, Paris, La Découverte, Coll. Textes à l’appui, 2002

[11] Édouard ablier, « Dans le Constantinois en mai 1945 », Le Monde, 3 novembre 1954

[12] Formule euphémistique qui désigne la torture

[13] Édouard sablier, art. cité.

[14] Mehdi Lallaoui, Les massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945, 1997

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