Derrière l’idéologie du « racisme anti-Blancs », la persistance française de la question coloniale
par Edwy Plenel Publié par Mediapart le 25 septembre 2019.
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L’extrême droite peut se réjouir : sa stratégie d’hégémonie culturelle a encore marqué un point. Après avoir réussi à imposer l’insécurité, l’immigration et l’islam comme obsessions médiatiques et gouvernementales, détrônant les ambitions sociales et les aspirations démocratiques, la voici qui parvient à relativiser et à banaliser le racisme par la promotion d’un « racisme anti-Blancs ». Il aura suffi d’une déclaration de Lilian Thuram, à propos des insultes racistes visant les joueurs noirs dans les stades, pour que se diffuse, dans le débat public, de France Inter à Mediapart, une docte réflexion sur les supposées dérives d’un antiracisme qui serait aveugle à ce nouveau « racisme anti-Blancs » dont Valeurs actuelles, évidemment, proclame l’existence avérée.
Aucun individu n’est à l’abri, en raison de sa culture, de son peuple ou de son origine, des préjugés discriminant, méprisant ou violentant d’autres cultures, d’autres peuples ou d’autres origines. Supposée égale pour tous, la loi sanctionne à juste titre ce racisme, qu’il se traduise par des propos, des comportements ou des violences. C’est ainsi qu’Éric Zemmour vient d’être définitivement condamné pour provocation à la haine raciale (à l’encontre des musulmans), après l’avoir déjà été en 2011 (à l’encontre des Noirs et des Arabes). Mais il suffit de constater que ces condamnations de récidiviste ne nuisent en rien à sa carrière éditoriale et médiatique, au contraire, pour comprendre qu’évoquer, aujourd’hui, en France, un « racisme anti-Blancs » est une construction idéologique sans rapport avec la réalité.
Car le racisme, précisément, ne se résume pas à une idéologie : c’est un système, une pratique sociale, une réalité institutionnelle, un vécu culturel. Aucun Blanc ne subit dans notre pays ce qu’ordinairement, des Noirs, des Arabes et d’autres encore, témoignant d’une France plurielle et multiculturelle, subissent : contrôles au faciès, discriminations à l’embauche, refus de logements, relégations sociales, mépris culturel, remarques déplacées, invisibilité de leur histoire, etc. Aucun Blanc ne se heurte systématiquement, à cause de son apparence, à un monde qui l’exclut, le relègue ou le blesse. Jamais un Blanc ne s’est senti étranger en France parce que Blanc, à raison de sa couleur de peau. Théoriser l’existence d’un « racisme anti-Blancs », ce n’est pas prendre acte de la réalité mais, au contraire, la nier en effaçant, par une prétendue réciprocité dans la discrimination, ce qu’ont subi et subissent encore Noirs et Arabes de la part du monde blanc, en toute bonne (in)conscience des individus qui le constituent.
C’est en somme relativiser le racisme réel en inventant un racisme irréel. Dans plusieurs contributions fort bien argumentées (ici, là et là), l’essayiste et journaliste Rokhaya Diallo a souligné que « le » racisme se définit par son caractère systémique et qu’à ce titre, aucun « racisme anti-Blancs » n’est discernable : « Si des personnes blanches peuvent être la cible de préjugés, d’attaques, d’injures parce que perçues comme blanches, il faut le condamner, écrit-elle. Mais il convient de rappeler qu’il n’existe pas de théorie qui placerait les Blanc.hes au bas d’une hiérarchie raciale et qui se soit traduite dans des pratiques institutionnelles. C’est pour cela qu’on ne peut parler de “racisme anti-Blancs”. Le racisme est un système de domination, qui ne se cantonne pas à des interactions individuelles. »
Autre militante féministe et antiraciste, blogueuse sur Mediapart, Mélusine a montré (lire ici sur Ballast) que cette banalisation d’un « racisme anti-Blancs », au prétexte que le racisme ne serait qu’une idéologie de la haine contre laquelle aucun groupe humain n’est évidemment prémuni, relève de la même opération idéologique que la légitimation de l’islamophobie : en la présentant comme la simple critique laïque d’une religion, on réussit à rendre présentable et acceptable l’ancien racisme anti-Arabe et anti-musulman, y compris au sein de la gauche qui faisait de l’antiracisme son étendard.
« Le racisme, ajoute avec lucidité Mélusine, n’avait pas à être, nécessairement, une hégémonie blanche. Mais il se trouve qu’il l’est, parce que l’histoire contingente l’a fait ainsi ». Dès lors, les Blancs sont eux-mêmes pris au piège de cette construction sociale : « Les Blancs, poursuit Mélusine, sont un groupe social produit par le racisme lui-même : ils sont blancs parce qu’ils entretiennent un rapport de domination particulier avec les groupes racisés, parce qu’ils sont distingués des non-Blancs, parce qu’ils occupent, toutes choses égales par ailleurs, une position sociale et symbolique qui leur est supérieure. »
Hier comme aujourd’hui, du côté de celles et ceux qui vivent ordinairement et durablement le racisme, rappelle enfin Mélusine qui parle d’expérience, « le qualificatif “blanc”ne désigne pas une qualité de l’être, mais bien une propriété sociale : il ne dit pas l’identité des individus, mais leur position dans la société, dans le rapport de domination raciste ». C’est ainsi qu’il eût fallu entendre les propos de Lilian Thuram, dans un journal sportif italien, le Corriere dello Sport, le 4 septembre : « Il faut prendre conscience que le monde du foot n’est pas raciste, mais qu’il y a du racisme dans la culture italienne, française, européenne et plus généralement dans la culture blanche, avait déclaré l’ancien international de football. Il est nécessaire d’avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs et qu’ils croient l’être. »
Les Blancs d’aujourd’hui peuvent certes s’y méprendre, en recevant ce propos comme une essentialisation malvenue qui les enrégimenterait, en bloc, dans un suprémacisme qu’il leur arrive, eux aussi, de combattre. Mais leur émoi sera d’autant plus crédible qu’ils sauront reconnaître combien, sur la longue durée qui a fait la France et l’Europe, leur puissance et leur richesse, ce qu’énonce Lilian Thuram est vrai, rigoureusement vrai.
« Le titre de citoyen français ne sera porté que par les Blancs »
Depuis plus de cinq siècles, colonisations, conquêtes et esclavages ont fait l’Europe en la projetant sur le monde. Récentes à échelle d’humanité et confisquées à durée d’homme, les indépendances des décolonisations n’empêchent pas la persistance de cette histoire, notamment par la continuité des prédations économiques occidentales dans l’ancien tiers-monde. Or, dans le sillage de cette domination maintenue, au nom d’une France ou Europe se voulant puissances, persiste aussi l’empreinte de ce qui a accompagné la colonisation pour justifier cette soumission violente de peuples et de territoires : la construction systématique du Blanc en « race supérieure » et de l’autre, du Noir notamment, en inférieur ou en barbare, pis en instrument corvéable et jetable. Ce qu’a résumé d’une formule cinglante l’écrivain Patrick Chamoiseau, s’invitant d’un tweet dans la polémique :
Tant que cette vérité ne sera pas assumée, énoncée et reconnue, dans la parole politique comme dans le débat public, la question coloniale restera une question française en souffrance et en jachère, une blessure et une fracture. Et c’est peu dire qu’elle ne l’est pas : la colonisation attend toujours son « discours du Vel d’Hiv », à l’instar des paroles décisives prononcées par Jacques Chirac en 1995 à propos de la participation de l’État français au génocide des juifs d’Europe ; l’esclavage attend encore son musée à Paris (le Mémorial ACTe est à Pointe-à-Pitre) quand la Grande-Bretagne s’honore, à Liverpool, d’un Musée international de l’esclavage ; le rapport d’Édouard Glissant détaillant, en 2007, un projet ambitieux de « Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions » est resté lettre morte ; et, loin d’un souci de vérité de l’histoire, les refrains médiatiques et politiques sur le « bilan positif de la colonisation » (récemment encore par un ex-ministre) ne cessent de blesser des mémoires vivantes, au lieu de chercher à réconcilier.
La question coloniale est d’autant plus ce passé au présent, non soldé ni affronté, que les décolonisations françaises furent, de toutes les fins d’empires européens à l’exception du portugais, les plus tardives et les plus douloureuses. Mais, de plus, la France reste aujourd’hui la seule puissance coloniale au monde, plantant son drapeau tricolore sur tous les continents, de la Guyane à la Nouvelle-Calédonie en passant par La Réunion. Comment ne pas voir ce rapport de cause à effet qui rend la France officielle aveugle à la question coloniale alors même que notre pays est la butte-témoin du colonialisme européen, avec 18 % de son territoire en outre-mer (pour 4 % de la population) et possédant, grâce à ces terres lointaines, le deuxième domaine maritime de la planète ?
Ainsi Thuram est-il d’une île caraïbe, la Guadeloupe, dont la France prit possession en 1635, en même temps que sa voisine et désormais cousine en aventure française, la Martinique, d’où parle Chamoiseau. Cinquante ans plus tard, en mars 1685, Louis XIV promulguait le Code noir, « édit sur les esclaves des îles de l’Amérique » qui instituait la supériorité du Blanc en codifiant la servitude du Noir. Au passage, et c’est à souligner pour prendre la mesure des conséquences criminelles jusqu’en Europe même de cette catastrophique institution des hiérarchies d’apparence et d’origine, le Code noir, dès son article premier, exigeait « de chasser de nosdites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, comme ennemis déclarés du nom chrétien ».
Ce crime de l’Ancien Régime enjamba la Révolution française, marquant d’un sceau d’infamie la modernité napoléonienne. Tardivement aboli par la Révolution, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), sous l’effet de la révolution haïtienne, menée par des affranchis et des esclaves qui ébranlaient la France au lieu même de son accumulation primitive du capital, l’esclavage fut rétabli par Bonaparte le 20 mai 1802 (30 floréal an X). Encore Premier Consul, l’ex-caporal et futur empereur, hissé sur les épaules d’une révolution ayant proclamé que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », affirmait donc que ce principe ne valait pas pour tous les hommes, et plus particulièrement les Noirs : « La traite des Noirs et leur importation dans lesdites colonies auront lieu conformément aux lois et règlements existant avant ladite époque de 1789. »
Pour la petite, et sordide, histoire, la veille, 29 floréal an X, le même Premier Consul avait fondé l’ordre de la Légion d’honneur, immédiat voisinage de date entre la distinction des hommes et la hiérarchie des humanités qui souligne combien la glorification de l’héritage napoléonien peut entraîner l’indifférence à ses crimes. Lors de sa tentative de reconquête de Saint-Domingue, la future Haïti, terrible guerre coloniale dont les Jacobins noirs furent victorieux, l’envoyé de Bonaparte, Richepanse, accompagna son arrêté du 28 messidor an X (17 juillet 1802) rétablissant l’esclavage de ce considérant : « Les colonies ne sont autre chose que des établissements formés par les Européens qui y ont amené des Noirs comme les seuls individus propres à l’exploitation de ces pays. » L’article premier de cet arrêté est un condensé d’énoncé raciste : « Le titre de citoyen français ne sera porté, dans l’étendue de cette colonie, que par les Blancs. »
Récidive, trois ans plus tard, quand le 1 brumaire an XIV (7 novembre 1805) Napoléon Ier promulgue le Code civil aux colonies en édictant que ses lois n’y seront exécutées « que des Blancs aux Blancs entre eux, et des affranchis ou des descendants d’affranchis entre eux, sans que par aucune voie directe ou indirecte aucune des dites dispositions puisse avoir lieu d’une classe à l’autre ». Les États-Unis d’Amérique n’ont donc pas le monopole de l’invention de la ségrégation raciale. Le considérant de cet énoncé bonapartiste vaut d’être cité, tant il montre qu’au-delà de la généralisation de la traite et de l’esclavage, la colonisation fut le laboratoire originel du racisme moderne, faisant ensuite retour en Europe même jusqu’à la dévaster : « Considérant que de tout temps on a connu dans les colonies la distinction des couleurs, qu’elle est indispensable dans nos pays d’esclaves et qu’il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours existé entre la classe blanche et celle de leurs affranchis ou de leurs descendants… »
Loin de disparaître avec l’avènement durable de la République, ce poison l’a rapidement contaminée. Son tournant colonial a lieu en 1885, lors du vote
de crédits pour la poursuite de la conquête de Madagascar et de l’Indochine, c’est-à-dire de la construction d’un empire colonial inaugurée par la Restauration (la conquête de l’Algérie débute en 1830, peu avant les Trois Glorieuses) et amplifiée par le Second Empire (Mayotte, Tahiti, les îles Marquises, la Nouvelle-Calédonie, le Sénégal, la Cochinchine et le Cambodge). C’est Jules Ferry, dont le nom est définitivement associé à l’école publique, gratuite et obligatoire, qui mène la charge : « Il faut le dire nettement : oui, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a pour elles un devoir, qui est de civiliser les races inférieures. » Ferry, qui y gagnera le surnom moqueur de Ferry-Tonkin, ira même jusqu’à dire que la Déclaration des droits de l’homme n’a pas « été écrite pour les Noirs de l’Afrique équatoriale ».
Les grands principes n’ont pas résisté à l’appât du gain : la diffusion du racisme moderne, avec ses alibis idéologiques ou scientifiques (la théorisation des races et ses typologies morphologiques), accompagne l’expansion coloniale, qu’elle justifie et légitime. Laquelle expansion fera la fortune de la France (et de l’Europe), dans l’échange inégal imposé aux peuples conquis, avec son cortège de souffrances, de territoires occupés, de terres confisquées, de richesses volées, de travaux forcés, de civilisations détruites, de massacres impunis, de populations martyrisées… Qu’il y ait eu aussi rencontre, relation et échange, entre individus et cultures, parfois pour le meilleur, ne saurait effacer, encore moins excuser, cette réalité que la colonisation fut un crime européen, accompagné de crimes contre l’humanité dont le premier fut la traite négrière.
« Au bout de l’humanisme formel, il y a Hitler »
Nul pays n’aura colonisé impunément, assénait Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (quatre éditions successives, de 1950 à 1962) dont la relecture s’impose comme une échappée vitale face aux régressions contemporaines. « Colonisation, énonçait-il : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. » Ce que ce texte brûlant, d’une force et d’une beauté intactes, proclamait à la face d’une France alors arcboutée sur le refus du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est que la barbarie nazie qui venait de ravager l’Europe avait trouvé son origine, sa fureur et son énergie, dans la violence coloniale.
De ce point de vue, Aimé Césaire ne disait pas autre chose que Hannah Arendt dont Les Origines du totalitarisme, publié à la même époque (1951), font de l’impérialisme le moment de bascule vers le totalitarisme. Et c’est bien là que se situe le noeud qui, dans le débat français, n’est pas encore dénoué : pas de Hitler sans colonialisme, pas de catastrophe européenne sans sauvagerie coloniale, pas de nazisme sans racisme, pas de génocide sans idéologie des civilisations et des races supérieures. Césaire donc qui, décidément, n’était pas un tiède, s’adressant « au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle » : « Ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »
Et cet immense poète, qui savait rehausser la politique, d’enfoncer le clou : « C’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. […] Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler. » La France, dont le peuple est tissé en profondeur d’une diversité liée à son histoire coloniale, passée et présente, ne se relèvera pas tant que ces vérités douloureuses ne seront pas devenues une conscience politique partagée.
En 1894, moins de dix ans après le tournant colonial de la IIIe République, commençait l’affaire Dreyfus, théâtre de la naissance de l’antisémitisme moderne sur fond d’un vieil antijudaïsme chrétien. Colonialistes à outrance, les antidreyfusards furent l’avant-garde intellectuelle de la projection sur l’Europe du poison colonial : l’infériorisation de l’homme jusqu’à sa négation. Dans ses répliques aux tenants du « racisme anti-Blancs » qui tentent d’annexer à leur cause le malheur juif, Rokhaya Diallo cite cette philippique antisémite du futur collaborateur Robert Brasillach, dans Je suis partout, le 31 mars 1939 : « Quel tribunal oserait nous condamner si nous dénonçons l’envahissement extraordinaire de Paris et de la France par les singes ?… On va au théâtre ? La salle est remplie de singes… Dans l’autobus, dans le métro ? Des singes… En province, dans les marchés, les foires, des stands entiers sont occupés par des singes, avec un grand fracas de casseroles en solde et d’étoffes prises à des faillites… Les guenons qui les accompagnent ont chapardé des fourrures, des colliers de perles, et elles minaudent d’une manière presque humaine… Ce que nous appellerons l’antisimiétisme (veuillez bien lire, je vous prie) devient, chaque jour, une nécessité plus urgente… »
Où l’on retrouve le « Juif négroïde » des pamphlets antisémites de Céline. L’imaginaire raciste colonial à l’égard des « nègres » nourrissait bien le délire
exterminateur envers les juifs qui, pour l’antisémite, sont des non-Blancs. « Un antisémite est forcément négrophobe », avait averti Frantz Fanon dans Peau
noire, masques blancs (1952). Et la réciproque est vraie. Faut-il que la France soit égarée pour que l’on ait besoin de rappeler toutes ces évidences, ces faits et ces réalités, qui devraient être notre patrimoine commun ! Mais il y a bien péril puisque c’est dans ce pays-ci que, de nouveau, s’est élaborée l’arme idéologique d’un racisme meurtrier, sous le nom de « grand remplacement », appel à expulser, à effacer ou à détruire, une partie de notre propre peuple. Or le « racisme anti-Blancs » n’en est-il pas la version présentable, à l’insu sans doute de ceux qui discourent à son propos ? Une façon de dire que nous, les Blancs, sommes discriminés, victimes, occupés, etc., par d’autres contre lesquels il serait temps de se révolter ? Et n’est-il pas accompagné de théories prétendument scientifiques sur le différentialisme culturel comme l’était hier le colonialisme avec sa hiérarchie des races ?
Enfin, au tout début de son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire dit ceci : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Le fait est que la civilisation dite “européenne”, la civilisation “occidentale”, telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial. » Datés par leurs circonstances (Césaire était alors député communiste), ces mots n’en sont pas moins pertinents pour aujourd’hui : particulièrement en France, Amérique de l’Europe par la constitution de son peuple, où question sociale et question coloniale sont durablement imbriquées. Ne pas affronter la seconde, c’est ruiner la première. Et c’est bien ce que nous ont appris ces trois dernières décennies au spectacle de gauches diversement gagnées par les crispations identitaires, se détournant des exigences sociales à mesure qu’elles se dérobaient face à l’exigence de vérité sur l’enjeu colonial, passé et présent.
Il suffirait pourtant d’écouter ces voix qui, refusant d’être assignées à la servitude, ont montré la voie, celle d’un humanisme véritable, celui des humanités et des civilisations égales dans le respect de leur pluralité et de leur différence. Ainsi Frantz Fanon qui, à la fin de Peau noire, masques blancs, nous dit ceci : « Moi l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose. Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.[…] Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est elle pas donnée pour édifier le monde du Toi ? »
En cette année 2019, la ville de Bordeaux, l’un des principaux ports de la traite négrière qui fit la fortune de sa bourgeoisie d’armateurs et de commerçants, a refusé qu’une de ses rues porte le nom de ce dangereux humaniste, Frantz Fanon, ce soldat de la France Libre qui, au nom des valeurs de la résistance au nazisme, choisit logiquement le camp des peuples colonisés, ces damnés de la terre.
Edwy Plenel.