Pour en finir avec une rumeur sans fondement
par Faris Lounis, journaliste indépendant.
Cette tribune a d’abord été publiée le 4 janvier 2023 dans le quotidien algérien en ligne Reporters, puis, le 18 janvier, dans le magazine littéraire en ligne Souffle inédit, et, le 1er février, dans le quotidien en ligne Le Matin d’Algérie.
À l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Albert Camus (4 janvier 1960), je souhaiterais faire justice d’une mauvaise rumeur lancée il y a quelques années dans notre pays par celui qui reste, malgré ses excès polémiques, l’une des hautes figures vivantes des lettres algériennes : Rachid Boudjedra.
Elle s’est notamment exprimée en janvier 2016 lors de la tenue à Alger pour le 60e anniversaire de l’« Appel pour une trêve civile en Algérie » d’une journée d’étude sur ce qui fut l’ultime initiative partagée pour frayer la voie, par une décrue concertée de la violence, à une issue négociée du conflit algérien1. Publiée le 14 janvier dans TSA sous le titre « Camus, encore ! », cette tribune affirmait :
Cet appel avait été condamné et rejeté par le FLN, […] et Camus repartit chez lui, bredouille et dépité. Depuis il s’est mis du côté des Guy Mollet et des Robert Lacoste. Et dès cet échec, il devint un « méchant » défenseur de l’Algérie française. Une preuve irréfutable de la mauvaise foi (politique) de Camus fut sa correspondance avec le poète René Char, publiée en 2014 par les Éditions Gallimard. On y découvre un Albert Camus carrément opposé à l’indépendance algérienne, hargneux et haineux de tous ceux algériens et français qui se battaient pour l’indépendance de l’Algérie. Les deux compères avaient pour cible commune : Jean-Paul Sartre qui se battait lui du côté des Algériens. Dans une lettre du 17 novembre 1958, Camus écrivait à Char : « Sartre recommence ses saloperies et organise un meeting pour l’indépendance de l’Algérie ! Cet homme est à fusiller pour haute trahison ! »
S’agissant de l’attitude du FLN, il suffira de rappeler que la conférence du 22 janvier 1956, vivement contestée par les militants « Algérie française », s’était tenue sous la protection de son service d’ordre et que le comité qui en avait porté l’initiative comportait, du côté algérien, notamment avec Amar Ouzegane, Mohamed Lebjaoui et Abderezak Chentouf, une majorité de responsables algérois qui avait déjà discrètement rallié l’organisation indépendantiste et étaient mobilisés dans la préparation de ce qui sera la plateforme de la Soummam. Quant à Guy Mollet, désigné à la tête du gouvernement à la fin janvier, et à Robert Lacoste alors nommé « ministre résidant », ils s’empressèrent d’empêcher, au profit d’une politique de guerre à outrance, que toute suite soit donnée à l’appel du 22 janvier. Celui-ci avait d’ailleurs été conçu alors que la victoire électorale du « Front républicain » laissait plutôt espérer que Pierre Mendès France (qui, en 1954, avait conclu la paix en Indochine et ouvert la voie à l’indépendance du Maroc et de la Tunisie) revienne à la présidence du Conseil.
Quant à l’accusation contre Camus « fusilleur » de Sartre, elle remonte au moins à un entretien avec Fayçal Métaoui, publié le 15 novembre 2014 dans El Watan, où Boudjedra élargissait sa dénonciation à « une trentaine » de lettres où, selon lui, Camus et Char « exprimaient une violence anti-algérienne, anti-indépendance de l’Algérie ». À la fin de cette même année, sur la chaîne de langue arabe El Khabar, il imputait même à Camus une demande formelle de condamnation à mort de Sartre et de tous les « anticoloniaux »2. L’écrivain a en outre réitéré son accusation par la suite sur la chaîne Echorouk News3, de nouveau en présence de Métaoui : « Dans sa correspondance avec un grand poète, René Char, il a écrit, en réaction au soutien de Sartre pour l’indépendance de l’Algérie et son opposition à l’armée française qu’ »il faut le fusiller. Il faut fusiller Sartre et ses copains » ».
Le malheur est cependant que, comme un abonné de Mediapart l’avait souligné dès janvier 2016, la lettre à Char, citée par Boudjedra comme une « preuve irréfutable », n’existe simplement pas.
Outre que cette correspondance n’a pas été « publiée en 2014 » mais en 2007, il n’y figure en effet aucune missive datée du « 17 novembre 1958 » ou comportant un appel à « fusiller Sartre ». Quant à la « trentaine de lettres, au moins » qu’y ajoute le polémiste, elles n’y figurent pas davantage : sur les quelque quatre-vingt missives de la période 1954-1959, les rares qui touchent à la politique expriment l’opposition des deux hommes à la répression d’alors en URSS ou en Hongrie. L’unique lettre de Camus sur la situation algérienne (lettre n° 123) date du 5 novembre 1955, c’est-à-dire de la période suivant l’offensive du 20 août opérée par l’ALN, et évoque la formation alors proposée par Sartre et d’autres intellectuels d’un Comité contre la guerre d’Algérie.
L’invention de lettres imaginaires
Pour faire oublier la lettre imaginaire du 17 novembre 1958 et la trentaine d’autres qui n’existent pas davantage, Boudjedra s’empare de cette dernière missive dans son pamphlet Les Contrebandiers de l’histoire paru en 20174, mais c’est pour y ajouter des éléments de son cru (que nous faisons apparaître ci-dessous [entre crochets et en italiques]) et en supprimer d’autres qui sont importants (ci-dessous en gras) :
Vous avez raison, mon cher René, de refuser [ces actions insensées de Sartre]. J’ai refusé moi aussi de signer ce manifeste délirant [qui joue le défaitisme et la lâcheté]. J’ai dit simplement que je n’avais aucune confiance dans ceux qui en prenaient l’initiative. Le chemin de l’histoire, pour nous aujourd’hui, passe entre l’esprit d’injustice et l’esprit de démission. La France a oublié que la justice est une force, avant tout, que l’intelligence est rigoureuse ou n’est rien. […] Ma mère est malheureuse là-bas et je crois qu’il faudrait l’installer avec nous ; dans un pays qui ressemble au sien, et où elle puisse échapper à la peur [que fait régner le FLN là-bas]5.
Vous avez dit « contrebandier » ? Ici, on peut en juger, ce sont les ajouts et suppressions opérés pour les besoins de la polémique qui transforment grossièrement un texte tout de prudence et de recherche d’une position d’équilibre en une charge contre Sartre et le FLN, sans réussir pour autant à lui faire exprimer cette « violence anti-algérienne, anti-indépendance de l’Algérie » qui lui est prêtée. Pour ajouter une touche d’extravagance à ce qui se veut une démolition morale de Camus, Boudjedra croit en outre devoir lui reprocher que « bizarrement », s’il se soucie du sort de sa mère âgée, il « n’évoque jamais sa sœur unique, retardée mentale, sourde et muette ». Humour pénible ou vrai cafouillage ? à vrai dire, la seule chose « bizarre » ici reste qu’il est bien connu que Camus n’a jamais eu aucune sœur6…
Indépendamment même de ces divagations, l’accusation de « fusilleur » était d’emblée dénuée de toute vraisemblance s’agissant d’un homme qui, sa vie durant, a combattu toute peine de mort et exprimé sa prévention contre l’assassinat comme mode d’action politique. Elle est d’autant moins crédible que son auteur la situe à la fin de l’année 1958. Moment où, après avoir publié Chroniques algériennes, l’écrivain s’estima lui-même réduit au silence par la violence des attaques que lui avait values sa conviction qu’une issue à la domination coloniale se devait de ne faire injustice ni à la grande masse des colonisés, ni à la minorité européenne désormais native de cette même terre. Camus, loin d’y appeler à « fusiller » ses adversaires, y mettait tout à l’inverse en cause cette mortifère « méchanceté française » :
Depuis vingt ans, particulièrement, on déteste à ce point, chez nous, l’adversaire politique qu’on finit par tout lui préférer, et jusqu’à la dictature étrangère. Les Français ne se lassent pas apparemment de ces jeux mortels. […] Et, personnellement, je ne m’intéresse plus qu’aux actions qui peuvent, ici et maintenant, épargner du sang inutile, et aux solutions qui préservent l’avenir d’une terre dont le malheur pèse trop sur moi pour que je puisse songer à en parler pour la galerie7.
« J’approuve entièrement la déclaration de De Gaulle [sur l’autodétermination] »
« Épargner du sang inutile » : la formule visait l’action, discrète mais sans relâche, que Camus poursuivra dès lors pour tenter d’éviter l’exécution des condamnés algériens, même s’il redoutait que l’avenir de leur combat n’assure pas la protection pluraliste des minorités à laquelle il était attaché. L’on peut bien sûr estimer que la « solution » fédéraliste qu’il préconisait alors n’était plus guère réaliste devant la profondeur du mouvement qui conduisait vers l’indépendance. Mais plutôt que de l’accuser de manière calomnieuse de souhaiter l’élimination physique de « Sartre et ses copains », on ferait mieux de faire connaître la dernière lettre, bien réelle celle-ci, qu’il a envoyée le 19 novembre 1959 à l’écrivain italien antifasciste, Nicola Chiaromonte, soutenant sans réserve la perspective du « droit à l’autodétermination pour les habitants de l’Algérie » :
J’ai bon espoir pour l’Algérie. J’approuve entièrement la déclaration de De Gaulle et suis sûr qu’elle a ouvert et indiqué la bonne voie. Ce qu’on peut faire de mieux maintenant est de l’aider à rentrer dans les faits en faisant comprendre aux excités et aux irresponsables que cette méthode est la seule possible – ni en deçà, ni au-delà8.
S’il est regrettable que l’écrivain n’ait pu, avant sa mort, rendre publique cette position, celle-suffit à faire justice de la caricature infamante de l’écrivain en « fusilleur » et « méchant défenseur de l’Algérie française ».
Nous vivons aujourd’hui dans le siècle du ressentiment. Soulignons simplement ô combien Camus, avec ses limites, ses aveuglements et ses zones d’ombre, était un homme sans-ressentiment.
Camus dans les trois derniers mois de sa vie
par Faris Lounis et Christian Phéline, pour Histoire coloniale et postcoloniale.
Le 16 septembre 1959, le général De Gaulle, affirmant dans un discours radio-télévisé au palais de l’Élysée que « le sort des Algériens appartient aux Algériens », proclame à cet effet le principe du « recours à l’autodétermination » s’exerçant au suffrage universel9. Le 4 janvier 1960, Albert Camus trouve une mort brutale dans un accident de voiture alors qu’il rejoint Paris.
Au cours des cent-dix jours qui séparent ces deux événements, l’écrivain continue à s’en tenir au silence public sur l’Algérie qu’il s’était assigné en conclusion de Chroniques algériennes, ce recueil de ses principales interventions depuis « Misère de la Kabylie » (1939) qui sortit un mois après le 13 mai 1958 : s’il voit dans ses propositions d’alors le « dernier avertissement » qu’il pouvait « formuler avant de se taire à nouveau10 », ce n’est en rien par orgueil ni par doute sur ses propres convictions, mais avec le sentiment d’être réduit au silence dans un débat que dominent en force ceux pour qui l’anticolonialisme n’exigerait qu’un ralliement politique sans conditions au FLN.
Sur le fond, selon Camus, tel qu’il l’écrit en conclusion de ces Chroniques, « le seul régime qui rendrait justice à toutes les parties de la population algérienne » tout en « proclamant que l’ère du colonialisme est terminé » aurait conduit, à terme, à la création d’une « assemblée régionale algérienne [qui] exprimerait la personnalité de l’Algérie » au sein d’une « structure fédérale française qui réalisera[it] le véritable Commonwealth français »11. Rétrospectivement il apparaît certes que, proposé à la mi-1958, cet ingénieux montage institutionnel qui, trente ans plus tôt aurait pu ouvrir la voie à une décolonisation pacifique, arrivait trop tard face à la montée des aspirations à la pleine souveraineté au sein de la masse de la population algérienne. Pour ne pas pécher par anachronisme, il faut cependant rappeler qu’il est fort voisin dans son esprit de la formule fédérale que De Gaulle prônera quinze mois plus tard, alors même qu’il s’engageait à mettre en œuvre l’autodétermination, en opposant tant à la « francisation totale » qu’à la « sécession », l’alternative d’un « gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle ».
Moins circonstancielles au regard du cours ultérieur de l’histoire, apparaissent en revanche les questions plus fondamentales auxquelles l’écrivain tentait de répondre par cette formule désormais peu réaliste : son opposition tant éthique que politique à l’égard de toute surenchère des terrorismes et de la violence contre les populations civiles qui, selon lui, ne pouvait que creuser de façon irréversible la fracture entre communautés et « renforcer de part et d’autres les factions extrémistes12 » ; le refus de toute issue à la crise algérienne qui n’assure pas le respect des droits de la grande masse des minorités européenne et juives ; sa certitude qu’une indépendance faite sous la coupe exclusive du FLN instaurerait une algérianité réduite à sa dimension arabo-musulmane et remettrait le sort futur du pays « à la discrétion de chefs militaires fanatiques13 ».
Si cette ultime prise de position publique appelait à reconnaître à tous les Algériens « les privilèges d’un citoyen libre » elle en limitait dans l’immédiat l’exercice à l’élection d’une « centaine d’élus musulmans » au côté d’une « quinzaine de représentants français d’Algérie » formant « une section musulmane » au sein du Parlement français14. C’était certes rompre avec plus d’un siècle de déni des droits civiques à la grande masse des colonisés et de disproportion majeure, même après 1944, dans la représentation des deux « collèges », mais sans reconnaître clairement au plus grand nombre le droit à disposer, dans le respect des minorités, de l’avenir du pays.
Cette ambiguïté, le silence maintenu de l’écrivain après 1958 et sa fin prématurée ont laissé le champ ouvert, comme à autant de « vérités alternatives », aux spéculations post mortem les plus opposées sur ce qu’aurait pu être son attitude à l’approche de l’indépendance ou face aux réalités décevantes qui l’on suivie. Dès les années 1970 et jusqu’à nos jours chaque camp aura tenté de s’approprier la figure et l’aura de Camus en lui prêtant, au mépris de toute prudence ou de la plus élémentaire vraisemblance, une évolution potentielle vers ses propres positions.
Du côté du FLN et de ses soutiens, cela s’est fait avec un certain goût du paradoxe, par la voix d’Amar Ouzegane, ancien responsable communiste qui avait à la fois accueilli le jeune écrivain lors de son adhésion au parti en 1935 et procédé à son exclusion deux ans plus tard. Lui même exclu en 1948 et rallié par la suite au FLN, le dirigeant se plaira sur le tard à « rêver sur le destin fulgurant de Camus, Malraux algérien, s’il avait été révolutionnaire jusqu’au bout » et était devenu « un Prix Nobel “Fellagha” » qui, resté fidèle à son idéal de jeunesse » et « à son expérience personnelle au sein du peuple algérien », aurait « trouvé son équilibre politique dans la fusion marxiste-léniniste du nationalisme révolutionnaire et de l’internationalisme15 ».
L’invention d’un Camus approuvant l’OAS
Mais c’est surtout du côté des nostalgiques extrêmes de l’Algérie française que continue à prospérer la thèse selon laquelle, si Camus avait vécu, sa défense des droits des Français d’Algérie et sa prévention contre les exigences monopolistes du FLN l’auraient naturellement conduit à adhérer aux thèses et aux modes d’action de l’OAS. Cette captation éhontée prend sa source dans les affirmations d’André Rossfelder qui, après avoir été un ami de l’écrivain jusqu’à l’Appel pour une trêve civile, dériva vers un engagement putschiste l’ayant conduit jusqu’à organiser l’une des tentatives d’assassinat contre De Gaulle. Dans ses mémoires, cet auteur ne met guère en avant que la dédicace à « [s]on compagnon d’exil » sous laquelle Camus lui avait, en 1957, adressé L’Exil et le Royaume », pour tenter de l’enrôler rétrospectivement au côté de « ceux qui combattent ici pour des valeurs (devoir, honneur, drapeau), ceux qui se plantent dans leur terre ou leur droit » ; il invoque en ce même sens leur dernière rencontre à Alger, où l’écrivain lui aurait « dit qu’il s’était décidé à parler ouvertement, « de Paris ou d’Alger » ou des deux, contre le FLN et l’indépendance »16 – déclaration, notons-le, elle aussi antérieure à la franche prise de position de Camus en faveur de l’autodétermination17.
Le même Rossfelder s’était cependant avancé davantage, trente ans plus tôt, en suggérant auprès d’une revue américaine18 que, dans sa « compassion croissante à l’égard des Français d’Algérie, ses compatriotes », l’écrivain « était prêt à s’engager politiquement une fois de plus dans l’épreuve algérienne », et lançant même le soupçon que la « police secrète gaulliste » aurait pu, face à une telle menace, être pour quelque chose dans l’accident fatal du 4 janvier…
Camus fellagha ? Camus OAS ? Aucune de ces supputations n’arrive à trouver crédibilité au regard des principes tant éthiques que politiques que l’écrivain, on l’a vu, avait posés avec netteté en fin de Chroniques algériennes tant sur les moyens de la lutte politique en Algérie que sur son issue.
Bien qu’exprimé dans un cadre privé, le soutien sans réserve à la perspective ouverte par le discours de septembre 1959 exprimé par l’écrivain auprès de son ami Nicola Chiaromonte apporte en outre un élément décisif de clarification de sa position sur le droit démocratique du peuple algérien à disposer de lui-même, démarquant ainsi Camus avec netteté de tous ceux qui le refuseront jusqu’au bout. La publication de la correspondance avec Chiaromonte en rend désormais aisément accessible la formulation exacte, telle qu’elle est citée dans la tribune ci-dessus. Jusque-là, on devait à une discrète note infra-paginale de Philippe Vanney dans sa notice de la Pléiade sur Chroniques algériennes de l’avoir pour la première fois signalée19.
Cette mention n’avait pas échappé à Guy Pervillé20 qui citait in extenso ce passage dès 2010, ce qui a récemment attiré l’attention d’Alain Vircondelet dans un ouvrage où il voudrait faire « l’histoire d’un malentendu » à propos de Camus et la guerre d’Algérie21. Tout en en admettant le caractère « très net » ou « très clair » de la prise de position de la fin 1959, ces deux auteurs ne soulignent cependant guère combien cette « entière approbation » et le « bon espoir pour l’Algérie » qu’elle inspire alors à l’écrivain22, se distinguent d’emblée de l’analyse du discours du 16 septembre comme un « abandon » et une « trahison » à partir de laquelle les ultras de l’Algérie française s’engageront dans la fuite en avant sans retour allant des « Barricades » de janvier 1960, au putsch d’avril 1961, puis à la politique de la « terre brûlée » prônée par l’OAS. Aussi est-ce en vain que Vircondelet, tout en disant « impossible de se mettre à [la] place [de Camus]», continue, malgré l’opinion exprimée par ce dernier en faveur de l’autodétermination, à considérer comme toujours ouverte la question de savoir ce « qu’(il) aurait dit ou fait face à l’activisme de l’OAS ». Pervillé souligne plus prudemment que son ralliement à l’autodétermination ne doit pas conduire à « faire dire à Camus plus que ce qu’il a vraiment dit » et « ne permet pas de conclure qu’il aurait approuvé son évolution ultérieure vers la reconnaissance du GPRA comme seul interlocuteur légitime ».
De même, sur l’attitude que Camus aurait pu adopter face à un scrutin d’autodétermination, il faut prendre avec les précautions qu’appellent de simples propos rapportés, les indications auxquelles se réfère Pervillé, et que reprend Vircondelet. Qu’il s’agisse de « plusieurs textes »23, où Manuel Gomez, ancien correspondant de la Dépêche quotidienne d’Algérie à Paris, relate qu’encore en décembre 1959, Camus, « très inquiet pour l’avenir de l’Algérie » lui aurait déclaré que « jamais [il] ne serai[t] pour son abandon », pour cette raison « que, livrée à son propre sort, elle retomberait en une décennie en l’état où nos ancêtres l’ont trouvée », en concluant : « Non, il doit exister une solution. À nous, gens de bonne volonté, de la trouver et de l’appliquer » ; ou du témoignage du camusien Jean Bloch-Michel selon lequel l’écrivain lui aurait déclaré : « S’il y a un référendum sur l’affaire algérienne, je ferai campagne contre l’indépendance dans toute la presse algérienne. Je maintiens qu’Algériens français et musulmans doivent cohabiter24 ».
Sur les limites de la perception qu’avait Camus, de l’opinion algérienne au lendemain de l’ouverture vers l’autodétermination comme des perspectives sur lesquelles celle-ci pourrait déboucher, un indice plus sûr est fourni par un bref fragment, révélé par l’édition de la Pléiade, des matériaux manuscrits réunis par l’écrivain en vue de l’écriture du Premier Homme, notation qui date des tout derniers mois de 1959 :
On dit volontiers que si M. Mendès France avait fait lui-même la proposition du Général de Gaulle la droite aurait crié à la trahison et à la mort. Rien de plus probable. Mais il faut aussi ajouter que dans ce cas les amis de M. Mendès France […] l’aurait porté aux nues et donné en exemple de générosité et de sagesse politique.
[…] Persuader les Français d’Algérie c’est-à-dire ne pas les insulter dans leur malheur en leur reprochant une faute que tous y compris les insulteurs partagent.
Si j’étais membre du FLN j’aurais refusé la proposition du Général de Gaulle. Une compétition purement politique sur le mode électoral démocratique signifie la défaite politique certaine du FLN. Je suis sûr que ce que je dis étonnera certains. Et cependant25…
Étonnant pronostic en effet, et d’autant plus que, dès l’essai final de Chroniques algériennes, son auteur prenait bien acte de « la perte totale de confiance dans toute solution politique garantie par la France26 ». Difficile donc d’y faire la part de la vraie conviction et du souhait, de même d’ailleurs que dans la manière dont De Gaulle, lui aussi, avançait dans son discours du 16 septembre que le choix par les Algériens de la « sécession » serait, non seulement « désastreux » mais « invraisemblable ». Dans le cas de Camus cette appréciation hâtive renvoie aussi à cette aporie de sa pensée sur la situation algérienne que résume la formule de Chroniques algériennes pour laquelle « ce qu’il y a d’illégitime dans la revendication arabe », tiendrait pour l’essentiel à ce « qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle ».
Outre que le caractère « passionnel » ainsi prêté à l’opinion de la grande masse des Algériens aurait dû porter à une évaluation plus prudente de l’issue probable d’un scrutin, la thèse s’enferme elle-même dans une contradiction. En effet, si le termes « Arabes » était couramment utilisé par les Européens d’Algérie pour désigner d’une manière indifférenciée l’ensemble des colonisés, le reprendre au plan théorique pour caractériser leurs aspiration comme « la revendication arabe » conduisait à essentialiser l’arabité de cette population en méconnaissance de nombre de ses particularismes, et à paradoxalement donner corps par avance, voire à légitimer sans le vouloir, ce que l’écrivain entendait précisément combattre : le risque que l’indépendance ne consacre qu’une « Algérie purement arabe27 », au déni tant des droits des natifs d’Algérie d’origine européenne ou juive, que des différenciations ethnico-culturelles traversant la masse des colonisés eux-mêmes.
Albert Camus était-il conscient à la veille de sa mort en janvier 1960 que sa position devait évoluer ?
Camus était-il conscient qu’une telle perception de la situation algérienne méritait d’être réévaluée ? C’est ce que suggère un souvenir remontant à ses derniers mois rapporté par Jean de Maisonseul, son ami depuis les années 1930 et qui fera le choix de rester à Alger dans les premières années de l’indépendance : lors de son ultime rencontre avec l’écrivain, fin octobre 1959 à Paris, il tint à dire à ce dernier qu’il ne comprenait plus rien à la situation en Algérie, que, descendant à l’hôtel Saint-George, il ne passait que quelques jours à Alger pour voir sa mère et de rares amis, puis repartait. Il lui dit qu’il souhaitait qu’il passe un mois à Alger, en lui proposant de loger plutôt chez lui où il pourrait être en sécurité et libre de ses mouvements. À mon étonnement, conclut Maisonseul, Camus, disant qu’il était pris en janvier et février suivants, accepta de venir passer le mois de mars à Alger28.
La mort interdira que ce projet se réalise, et nul ne peut se risquer à imaginer ce que ce contact plus proche avec une réalité algérienne en plein mouvement aurait pu inspirer à l’écrivain. Il reste donc ce que l’on sait de son soutien sans réserve en faveur de l’autodétermination des Algériens. Et que cette attitude rejoint, à vingt ans de distance, le meilleur du combat démocratique de principe, mené avant-guerre par Camus en défense du droit inconditionnel à l’expression de tous les courants politiques indigènes et contre la répression de leurs dirigeants.
En témoignent notamment, au printemps 1939, les deux articles parus dans Alger républicain sur l’élection, lors d’un scrutin départemental partiel à Alger, du jeune traminot du Parti du peuple algérien (PPA) Mohamed Douar, puis sur l’annulation de cette élection par la préfecture29, ainsi que celui appelant à la libération immédiate de Messali Hadj et des autres dirigeants emprisonnés du PPA30.
Certaines lectures se voulant postcoloniales ont certes plutôt relevé que leur auteur y soulignait que la répression avait pour effet de radicaliser l’opinion indigène, ou appelait la France à réaliser les « réformes attendues ou sollicitées » parce qu’il y allait « autant de son intérêt que de la sécurité et de l’avenir de son empire », pour ne voir en lui qu’un agent de la perpétuation de la domination coloniale. C’est oublier un peu vite qu’à l’époque, à la seule exception du tout jeune PPA, toutes les forces politiques algériennes, y compris le Parti communiste d’Algérie (PCA) circonscrivaient leur combat pour l’élargissement des droits au cadre d’une souveraineté française dont il ne remettaient pas en cause le principe. Et que, dans ces mêmes limites, le jeune reporter d’Alger républicain fut bien le seul journaliste d’origine européenne à s’élever contre la manipulation administrative des scrutins indigènes ou pour la libération des dirigeants nationalistes.
Les dirigeants du PPA indépendantiste ne s’y sont, eux, pas trompés, en republiant in extenso, le 7 juin dans le Parlement algérien, cette feuille clandestine dont ils réussirent à éditer sept numéros depuis leur prison de Maison-Carrée, l’article d’Alger républicain protestant contre l’annulation de l’élection de Douar, et en remerciant son auteur d’avoir « eu seul le courage et la dignité de dénoncer ce que nous condamnons nous-mêmes et ce que l’opinion publique réprouve d’une façon générale31 ».
En refusant comme un « déni de justice » le tour de passe-passe ayant, sans retour aux urnes, substitué au candidat élu un proche du pouvoir colonial, l’article ainsi salué ne manquait pas d’interpeller celui-ci sur le terrain de la démocratie la plus élémentaire :
Est-ce là le but que poursuit, en Algérie, une administration dite républicaine et démocratique ? Au moment où l’on parle tant de droits à octroyer aux indigènes, convient-il de fouler ainsi aux pieds toute légalité ? Et comment veut-on qu’en présence de pareils actes, les musulmans puissent croire à l’impartialité de la justice algérienne ?
Quant à l’argumentation de l’article sur les détenus politiques, si elle ne fait pas de son auteur un indépendantiste avant l’heure, elle atteste s’il en était besoin que c’est dans une application à toutes les opinions sans restrictions des libertés dont se réclame la démocratie, qu’il réclame du pouvoir en place l’amnistie des condamnés politiques :
C’est que les démocraties […] croient que le simple énoncé d’une doctrine les dispense de la traduire en acte. C’est presque sur ce mode de gouvernement que porte le douloureux différend qui sépare les détenteurs du pouvoir de nos frères musulmans. […] Il y a actuellement dans nos prisons plusieurs détenus politiques. Leur crime ? c’est d’avoir exprimé leur opinion librement. Nous républicains, nous ne saurions admettre de poursuites pour le non-conformisme, quelqu’il soit. […] Aucun d’entre eux, d’ailleurs ne s’est déclaré ennemi de notre régime démocratique et républicain. […] L’Algérie se doit d’imiter pareil geste [l’amnistie qui venait d’être prononcée en Tunisie pour les émeutes d’avril 1938], surtout si l’on considère que nos détenus politiques ne sont pas des émeutiers mais de simples militants. Après la récente consultation électorale, dont le résultat revêt le caractère d’une pétition massive et non celui d’une mise en demeure, la libération de Messali, de cheikh Abdelaziz et des autres détenus s’impose comme une mesure d’apaisement.
Si donc l’on pouvait regretter que l’auteur des Chroniques algériennes n’ait pas eu alors une expression aussi claire sur la question de principe de l’autodétermination, son soutien final, tel qu’on le connaît maintenant, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes relève bien de la même attitude de défense de la démocratie comme n’admettant aucune exception.
- Les actes de cette journée sont accessibles en ligne sur le site https://glycines.hypotheses.org/.
- Émission « Invitation spéciale », https://www.youtube.com/watch?v=epqIdx0T-9.
- Source : https://www.youtube.com/watch?v=k0ZVlC-wm8M.
- En la datant d’ailleurs faussement du 5 octobre 1955.
- Lettre authentique, Correspondance Camus-Char, coll. « Folio », p. 163-164, version Boudjedra, Les Contrebandiers de l’histoire, éditions Frantz Fanon, 2017, p. 56.
- Ce qui n’empêche pas le polémiste, à la page suivante, de l’accuser à nouveau de n’avoir pas évoqué, lors de la remise du prix Nobel, « le sort de cette sœur cachée, parce qu’elle était débile mentale » !
- « Avant-propos », Chroniques algériennes, in Albert Camus, Œuvres complètes (OC), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, p. 298.
- Correspondance Camus-Chiaromonte, Gallimard, 2019, p. 198.
- Enregistrement et transcription intégrale sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel « Charles de Gaulle paroles publiques », https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00043/allocution-radio-televisee-prononcee-au-palais-de-l-elysee-le-16-septembre-1959.html.
- « L’Algérie 1958 », Chroniques algériennes, in Albert Camus, Œuvres complètes (OC), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », IV, p. 394.
- Ibid., p. 390-391 et 393-394.
- Ibid., p. 390.
- Idem.
- Ibid., p. 391-392.
- Lettre à Charles Poncet, 19 juillet 1976, Charles Poncet, Camus et l’impossible trêve civile, suivi d’une correspondance avec Amar Ouzegane, textes établis, annotés et commentés par Yvette Langrand, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard, 2015, p. 199-200.
- André Rossfelder, Le onzième commandement, Gallimard, 2000, p. 435 et 479.
- Rossfelder indique que l’écrivain « était brièvement de passage à Alger » et que « sa mère était en clinique », visite qui, selon les Carnets se situe entre le 20 et le 29 mars 1959 (OC IV, p. ), c’est-à-dire dans une période de cette année qui, comme l’observe Pervillé, est encore « caractérisée par un silence relatif du général de Gaulle » sur la question algérienne.
- « Quelques remarques sur les lettres de Camus », Today in France, n° 96, juillet-aout 1971 ; voir à ce sujet, Agnès Spiquel « Six récits pour un « Appel » », Ch. Poncet, op. cit., p. 247-264.
- OC, IV, n. 1, p. 1408.
- « Albert Camus et le problème algérien, de 1935 à 1960 », journées d’études « Camus, cet inconnu », organisées par le Cercle algérianiste de Toulouse, Université Toulouse-1-Capitole, 4 décembre 2010, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=274. Pour leur part, Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié ont fait allusion à cette lettre dans Camus brûlant, Stock, coll. « Parti pris », 2013, p. 67, mais sans en citer la formulation.
- Albert Camus et la guerre d’Algérie. Histoire d’un malentendu, Éditions du Rocher, 2022,, p. 257.
- Cette tonalité de la lettre à Chiaromonte se distingue vivement du pessimisme profond que l’écrivain manifestait, peu après la publication de Chroniques algériennes, dans une lettre à Jean Grenier du 4 août 1958 : « Je crois comme vous qu’il est sans doute trop tard pour l’Algérie.Je ne l’ai pas dit dans mon livre, parce que lo peor no es siempre seguro – parce qu’il faut laisser ses chances au hasard historique – et parce qu’on n’écrit pas pour dire que tout est fichu. Dans ce cas, on se tait. Je m’y prépare. », Albert Camus, Jean Grenier, Correspondance 1932-1960, avertissement et notes par Marguerite Dobrenn, Gallimard, 1981, p. 222.
- Cité par Pervillé, n. 36, en référence au site http://magoturf.rmc.fr/592485/CAMUS-L-ALGEROIS-par-Manuel-GOMEZ-page-5, lien qui ne fonctionne plus ; cette formule figure en revanche in Manuel Gomez, Camus l’Algérien, CLC, 2004, agrégat d’éléments hétérogènes et peu vérifiables, comme le suggère son sous-titre sensationnaliste : Ouverture des dossiers secrets, les interdits et les enquêtes récentes, les vérités cachées ; selon ce même auteur (p. 9), le propos de Camus remonterait en outre à la fin novembre 1958, c’est-à-dire près d’un an avant la prise de position de l’écrivain en faveur de l’autodétermination.
- Cité, sans indication de source, par Pervillé, n. 36 ; la formule figure, sans être davantage référencée, dans l’ouvrage précité de M. Gomez, p.13 ; elle ne provient pas du témoignage de Jean Bloch-Michel recueilli, avec celui de plusieurs autres intervenants, dans le documentaire télévisuel de Jean-Marie Drot, À la recherche d’Albert Camus, Radiotélévision française, coll. « L’Art et les hommes », 1961.
- Appendices du Premier Homme, OC, IV, p. 947-948 ; Vircondelet cite, d’après Pervillé, la phrase sur la « défaite politique certaine du FLN », en indiquant cependant par erreur que l’écrivain « y poursuit son message [à Chiaromonte] », p. 257.
- OC, IV, p. 388.
- Ibid, p. 389.
- Texte manuscrit datant de 1994, archives Jean de Maisonseul.
- « Autour du scrutin des élections indigènes de la 1ère circonscription d’Alger, 24 avril 1939, et « S’agit-il d’une provocation ? Le Conseil de Préfecture annule l’élection de M. Douar au Conseil général et proclame élu M. Zerrouk que le corps électoral avait évincé », 4 juin 1939, Fragments d’un combat 1938-1939 Alger Républicain, édition établie, présentée et annotée par Jacqueline Lévi-Valensi et André Abbou, Cahiers Albert Camus 3**, Gallimard, 1978, p. 588-589, pour le premier article, et Gallica, pour le second ; ces articles sont signés du pseudonyme « Antar » dont il est établi que Camus le partageait avec un autre rédacteur, Mohamed Bensalem, et ont pu lui être attribués.
- « Il faut libérer les détenus politiques indigènes », 10 mai 1939, OC, I, p. 646-648.
- « À propos de l’élection de Douar Mohamed. La décision du Conseil de préfecture jugée par la conscience républicaine », Le Parlement algérien, n° 3, 9 juin 1039, sur Gallica.