Née en Algérie, Dominique Cabrera arrive en France avec ses parents en 1962. Elle a réalisé des documentaires et une demi-douzaine de longs-métrages. L’un de ses thèmes de prédilection concerne les pieds-noirs et l’Algérie. Dans le court-métrage Ici là-bas (1988), elle interroge ses parents sur leur départ. Rester là-bas (1992, 47 min) présente des portraits de pieds-noirs qui ont choisi de rester en Algérie après l’indépendance. L’autre côté de la mer (1996, 89 min), film à la fois nostalgique et largement autobiographique explore les facettes du déracinement et de l’appartenance des pieds-noirs et des Algériens à travers le parcours d’un pied-noir resté en Algérie retrouvant sa famille rapatriée, d’un fils d’immigré et d’exilés oranais des années 90.
Pour tenter de répondre à la question posée…
Ce n’est pas facile de prendre la parole en public sur un sujet si sensible. On a peur d’être mal compris, de blesser, de se blesser. Si je le fais ce soir, c’est pour quatre raisons.
Je suis née en Algérie à Relizane dans une famille pied-noire rapatriée en France en 62. En 90 et en 91, je suis retournée en Algérie pour tourner mon premier film. Je voulais faire un documentaire sur les pieds-noirs qui étaient restés là-bas et qui avaient pris la nationalité algérienne. Je me sentais du côté de ceux qui avaient soutenu l’indépendance de l’Algérie, je voulais les connaître, je cherchais au fond à rencontrer des « pieds-noirs de gauche ». Je voulais aussi mettre des images et des sons, des visages sur le mot Algérie, c’était le pays où j’étais née, où mes parents ne retourneraient jamais et dont ils avaient l’inguérissable nostalgie. C’était un pays qui n’existait pour moi que dans les mots. Quand le douanier m’a dit « Bienvenue chez toi », j’ai pleuré.
Ce travail, ces rencontres m’ont changée, je me suis posé beaucoup de questions sur le passé, sur le système colonial et sur l’Algérie contemporaine, j’ai en tous cas compris que comme le disait Renoir, que dans la robe blanche d’un cheval chaque poil est en vérité d’une couleur différente. Je me souviens du sentiment comment dire de déchirement que j’éprouvais quand j’écoutais et que je regardais les héros de mon film, ceux qui étaient restés en Algérie, ceux qui avaient demandé et obtenu la nationalité algérienne, je voyais comment leur marge de manœuvre, de leur liberté, leur possibilité de parler et d’agir étaient devenues étroites, j’avais peur pour eux et pour leur engagement. Mais comme je les aimais, je n’avais pas le courage de le dire trop fort parce qu’ils ne s’en étaient pas encore aperçu.
Je n’avais eu l’autorisation de tournage que pour Alger mais j’avais repéré l’année précédente à Oran, à Constantine, le long de la côte. J’ai rencontré beaucoup de personnes, traversé des histoires singulières d’amour, de collaboration, d’entente entre d’anciens pieds-noirs et des Algériens. Mais j’ai vu aussi des ombres, des choses dont on n’aime pas parler, qu’on aimerait ne pas avoir vu. Je me souviens par exemple de ma visite au curé d’une petite ville de la côte, pied-noir qui était resté là-bas, qui avait obtenu la nationalité algérienne. Il me disait qu’il avait peur maintenant le soir. Il me disait que ce qui lui faisait une peine profonde c’était de sentir que, de plus en plus, on le traitait, lui l’enfant du pays, en étranger, qu’on le tenait à l’écart. Je me souviens d’un couple de retraités à Constantine. Ils étaient barricadés dans leur cinquième étage. Leur boite aux lettres était graffitée du mot juif. Et ils me racontaient que parfois les enfants leur jetaient des pierres.
Pierre Daum m’a téléphoné avant de partir faire son reportage pour Le Monde diplomatique pour que je lui donne des contacts. Je les lui ai donnés et lui ai parlé longtemps, je sentais qu’il partait avec des idées toutes faites et qu’il se préparait à revenir avec elles. Je connais la plupart de ceux qu’il a rencontrés et je ne les reconnais pas dans le portrait qu’il en a fait. La question concrète de ce que cela a été à travers le temps et de ce que c’est que de vivre aujourd’hui en Algérie pour tous les Algériens, c’est cette question qui devrait nous intéresser nous qui aimons l’Algérie.
Cela ne ressemble pas à la légende dorée développée dans l’article de Pierre Daum. Jamais il n’est question d’une quelconque difficulté ni dans le passé, ni dans le présent. Il ne raconte ni de l’une qu’elle n’a jamais obtenu la nationalité algérienne malgré ses demandes et son droit, ni de l’autre qu’il a passé des mois en prison, ni des menaces, de l’intimidation, ni de la difficulté de travailler, ni de celle d’être accepté. Jamais il ne demande aux personnes qu’il nous présente comment leurs enfants ont vécu ce choix, ce qu’ils ont pu en faire, s’ils vivent en Algérie aujourd’hui. On s’interroge en lisant cet article… Si tout était si simple, pourquoi des 300 000 pieds-noirs restés en 62, il ne subsiste que quelques centaines aujourd’hui ?
Les trous, les non-dits dans ce reportage nous conduisent à poser une question fondamentale. Qu’est-ce qu’être Algérien ? Comment devient-on Algérien ? Qui peut devenir Algérien ? Pourquoi après l’indépendance, l’accès à la nationalité algérienne s’est-il fait au compte-goutte et dans l’opacité. Quels principes régissent le droit de la nationalité en Algérie ? Droit du sol ou droit du sang ? Voulait-on fonder la nouvelle Algérie avec une minorité d’un million de pieds-noirs ? Pourquoi alors inscrire l’islam religion d’Etat dans la Constitution ? Pourquoi appliquer ainsi le droit de la nationalité ? Je demande aux historiens qui sont à cette tribune de nous exposer ce qu’il en est du droit de la nationalité en Algérie en 1962 et aujourd’hui. Je crois que cette question est au cœur de notre débat.
Le titre de ce débat fait mal. « De quoi les pieds-noirs ont-ils eu peur ? » Plutôt que de nous défausser sur nos parents qui ont eu leur part de chagrin, nous sommes là, nous pouvons nous poser cette question à nous-mêmes. Nous, moi, Georges, Benjamin, pourquoi nous enfants de pieds-noirs, de gauche, anticolonialistes, aimant l’Algérie, pourquoi n’avons-nous pas retraversé la mer ? Pourquoi n’avons-nous pas demandé la nationalité algérienne ? Pourquoi ne nous sommes pas installés en Algérie ? Pourquoi je ne suis pas une cinéaste algérienne ? Pourquoi Benjamin n’anime-t-il pas une unité de recherche là-bas? Pourquoi Georges ne fait-il pas de la politique en Algérie? Ce sont des questions, je n’ai pas les réponses. Pour ma part, l’expérience vraiment personnelle que j’ai eue de l’indépendance est l’expérience d’une enfant. Je me souviens de ma mère qui pleure de Relizane à Oran. Je me souviens des affaires envoyées par les voisins qui n’arrivent jamais à Orly. On était venu en France en vacances et on y est resté. En Algérie, je me souviens de la peur. La peur de l’OAS. Je me souviens que mon père avait menti sur notre départ, officiellement, on ne partait pas puisqu’on laissait la voiture neuve. Et la peur des « fellaghas ». Peur pour sa vie. Peur des attentats. On ne va plus au Sig chez ma grand-mère parce qu’on a peur sur la route. On était passé devant un magasin et une heure plus tard, une bombe y avait explosé. On fermait les fenêtres la nuit, un « fellagha » pourrait arriver par les toits et nous égorger. Le mari d’une de mes tantes avait été enlevé et on ne l’avait jamais revu. Des jeunes voisins avaient été enlevés, tués. Si vous posez vraiment la question de la possibilité pour les pieds-noirs de rester en Algérie en 62, vous devez vous demander comment l’on pouvait passer de cette peur à la confiance. Comment passer d’une situation de colonisation, de guerre avec ce que cela charrie d’inégalités, d’injustices, de morts, d’horreurs, à une situation d’égalité politique ? Comment dépasser après l’indépendance dans les rapports personnels et dans les institutions, des rapports moulés par le système colonial ? On peut imaginer combien il pouvait être difficile à des gens simples pour la plupart d’avoir confiance dans une révolution où ils perdaient leurs privilèges sans garantie pour la sécurité de leurs biens ni de leurs personnes. On peut imaginer aussi combien il pouvait être difficile pour des gens simples de réfréner l’envie, la haine, le ressentiment accumulés par des années de mise à l’écart, de misère, d’exclusion. Autrement dit comment faire la paix après la guerre ? Comment construire une nation nouvelle? Qui était capable d’un côté ou de l’autre de penser et de mettre en œuvre les conditions politiques et morales de la construction d’une maison commune? Qui le souhaitait véritablement dans l’Algérie nouvelle ? La France souhaitait-elle accompagner et garantir un tel mouvement et protéger pieds-noirs et harkis ?
Il me semble que cela pose une question profonde et toujours ouverte aujourd’hui en Algérie et ailleurs : pour devenir, pour être des égaux dans une nation politique, il faut pouvoir ne pas, ne plus être des ennemis mortels et pouvoir devenir des adversaires au sein d’une communauté politique. Cette Algérie commune, multi-ethnique, des individus y ont cru, l’ont vécue, l’ont voulue, en ont senti les contours mais pour qu’elle vive dans le temps, il aurait fallu qu’elle soit désirée, voulue, pensée, travaillée par toute la société à travers les années et les difficultés. Il aurait fallu, il faudrait vouloir une Algérie arabe, berbère, juive et pied-noire.