Danièle Lochak : «Ce n’est pas le mot race dans les textes qui alimente le racisme»
- Etait-il nécessaire de faire disparaître le mot « race » de la législation ?
Je suis partagée. D’un côté, les mots ne sont pas neutres. Utiliser un terme – a fortiori dans un contexte juridique – peut lui donner une certaine légitimité : on peut donc comprendre le souhait d’éliminer le mot « race » des textes de loi.
D’un autre côté, dans tous les contextes où ce mot apparaît, c’est sur le mode de la dénégation, pour disqualifier les actes et les propos racistes, il est donc difficile d’en tirer la conséquence que les « races » existeraient.
Le terme, au demeurant, n’est pas tabou dans beaucoup d’autres pays qui, comme la France, ont mis hors la loi la discrimination raciale. Et surtout, on le trouve dans toutes les conventions internationales relatives aux droits de l’homme qui interdisent les discriminations fondées – notamment – sur l’origine, ou l’appartenance à une ethnie ou une race. Ratifiées par la France, elles font à ce titre partie de son droit positif. C’est le cas également de l’article 10 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), de la Charte européenne des droits fondamentaux et de la directive de 2000 relative à l’égalité de traitement entre les personnes « sans distinction de race ou d’origine ethnique ».
- L’adoption de ce texte va-t-il entraîner des changements concrets ?
Ce texte a une portée essentiellement symbolique, tout le monde en convient. Car ce n’est pas la présence du mot « race » dans la législation qui alimente le racisme ni même la croyance en l’existence des races. Ce qui est important, c’est de se donner les moyens de lutter contre le racisme – qui suppose entre autres une politique plus respectueuse des droits des étrangers et des droits des Roms.
Si le texte amendé au cours de la discussion parlementaire aboutit à remplacer systématiquement les mots « en raison de […] sa race » par l’expression « pour des raisons racistes », de façon à ne pas risquer d’affaiblir la répression du racisme, on notera qu’il laisse subsister dans l’ensemble de la législation les termes d’« ethnie » ou d’« appartenance à une ethnie ». Or l’ethnie est en réalité un substitut euphémisé de la « race » mais qui, sentant moins le soufre, peut aboutir à conférer une crédibilité à des distinctions qui sont tout aussi contestables et dangereuses que celles reposant sur la « race ».
- Que pensez-vous du processus retenu ? Un premier vote portant sur la suppression du mot dans la législation et une suppression ultérieure dans la Constitution, comme s’y est engagé François Hollande…
Sur ce point, je suis assez tenté de reprendre à mon compte la proposition du groupe communiste et républicain en 2003, qui était de ne modifier ni la Constitution de 1958, ni le préambule de 1946 énonçant des droits et des libertés fondamentaux, en raison de leur valeur historique.
Modifier la Constitution de 1958, qui a déjà subi des dizaines de réformes, cela peut à la rigueur se concevoir. Mais on imagine mal de changer le préambule de 1946. Outre que c’est juridiquement impossible, rappelons-nous que, adopté à l’issue de la seconde guerre mondiale, il représente un moment important de la « mémoire discursive d’une histoire tragique », pour reprendre l’expression de la chercheuse Simone Bonnafous.
__________________________
Danièle Lochak : « Supprimer le mot race de la Constitution n’éradiquera pas le racisme »
Un extrait de l’article premier de la Constitution de la Ve République : la France «assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion.»
- À quel moment la «race» devient-elle une catégorie juridique ?
La «race» devient une catégorie juridique à partir du moment où le droit l’intègre à son lexique et lui attache des conséquences juridiques. À l’époque de la colonisation, paradoxalement, la législation n’y fait pas officiellement référence, alors même que la distinction entre Européens et indigènes, entérinée par le droit, renvoie à une division implicite des groupes humains en races et que le racisme trouve dans ce contexte un terrain propice à son développement.
C’est en 1939 qu’on repère la première apparition explicite du mot dans la législation française, avec le décret-loi Marchandeau qui réprime la diffamation commise par voie de presse envers «un groupe de personnes appartenant par leur origine à une race ou à une religion déterminée» dans le but d’exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants.
Dans ce cas, on le voit, le terme «race» est utilisé sur le mode de la dénégation, dans le contexte de la répression du discours de haine. Mais un an et demi plus tard, après avoir abrogé le décret-loi Marchandeau, Vichy édicte le statut des Juifs qui définit le Juif comme l’individu appartenant à la «race juive». La «race» apparaît bien ici comme une catégorie juridique, puisqu’elle commande l’application de règles spécifiques – en l’occurrence vexatoires, discriminatoires et spoliatrices.
- Comment évolue le sens de cette catégorie ?
Les textes qui, au lendemain de la guerre, au plan interne comme au plan international, proscrivent les discriminations fondées sur la «race» doivent donc s’interpréter comme une réaction contre le nazisme et les régimes qui, comme celui de Vichy, lui ont emboîté le pas. Le préambule de 1946 est à cet égard en harmonie avec la Déclaration universelle des droits de l’homme qui proclame que chacun peut se prévaloir des droits qu’elle énonce «sans distinction aucune, notamment de race, de couleur […], de religion», formulation qui sera reprise par toutes les grandes conventions internationales relatives aux droits de l’homme.
Les proclamations générales de l’après-guerre vont être progressivement complétées par des textes plus précis : sur le plan international est adoptée en 1965 la Convention relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale qui définit la discrimination raciale comme celles qui sont fondées «sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique». Sur le plan interne la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme réprime pénalement les comportements racistes : propos ou actes discriminatoires à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes «en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée».
Par la suite, la loi du 6 janvier 1978 sur l’informatique et les libertés pose l’interdiction de principe de collecter et conserver des informations faisant apparaître directement ou indirectement les « origines raciales » des personnes fichées. La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, adoptée en 1981 par le Conseil de l’Europe, contient une disposition analogue concernant «les données à caractère personnel révélant l’origine raciale».
- Quand interviennent les dernières incursions ?
La prohibition des discriminations raciales a pénétré le monde de l’entreprise : la loi du 31 décembre 1992 prohibe toute sanction ou licenciement ou refus d’embauche fondé sur l’origine, l’appartenance à une ethnie, une nation ou une race déterminée. Les codes de déontologie des professions de santé contiennent également des dispositions rappelant que leurs membres doivent soigner avec la même conscience tout patient, «quels que soient son origine, son appartenance ou sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminées».
Plusieurs fois modifiées, tant les dispositions du code pénal que celles du code du travail continuent à faire référence à la « race ». La rédaction actuelle, qui évoque désormais l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, est incontestablement meilleure, puisqu’elle introduit une distance par rapport à la croyance subjective de celui qui discrimine et qui agit « comme si » les races existaient.
On peut enfin relever pour terminer cet inventaire, qui n’est pas exhaustif, que le crime de génocide est défini à l’article 211-1 du code pénal comme «le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux… de commettre l’un des actes suivants… ».
- Quel terme pourrait être utilisé en substitution ?
Si vraiment on décidait de supprimer le terme « race » de la Constitution, la seule solution acceptable serait de ne pas le remplacer. Sinon, le terme alternatif auquel on pense immédiatement, c’est le terme « ethnie ». On constate en effet, en raison de la prise de conscience des inconvénients que présente l’utilisation du mot race, une tendance dans les textes les plus récents à substituer aux mots race ou origine raciale des termes dont on pense, à tort ou à raison, qu’ils sentent moins le soufre, comme ethnie ou origine ethnique.
À titre d’exemple, la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires rappelle l’interdiction de faire des distinctions entre les fonctionnaires en raison de leur «appartenance ethnique» et ne fait aucune référence à la race.
Mais ou bien l’« ethnie » est seulement un substitut euphémisé de la « race », auquel cas le problème reste intact, ou bien à l’inverse on donne à ce mot un contenu positif – puisque aussi bien l’existence des ethnies est moins controversée que celle des races –, mais avec le risque, précisément, de paraître redonner un fondement objectif et donc une crédibilité à des distinctions dont l’illégitimité ne fait en revanche aucun doute aux yeux du plus grand nombre lorsqu’elles prétendent se fonder sur la « race ».
- Quels sont les enjeux politiques et juridiques du débat ?
Je pense que l’objectif est purement symbolique – pour ne pas dire d’affichage. Puisque, en effet, même si on arrivait à éliminer le mot non seulement de la Constitution mais aussi de tous les textes de droit interne qu’on a cités plus haut, il resterait dans les textes internationaux et européens auxquels la France est partie et qui donc la lient.
Il figure à l’article 10 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui dispose que «dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union cherche à combattre toute discrimination fondée sur […] la race ou l’origine ethnique». La Charte européenne des droits fondamentaux elle aussi, dans son article 21, interdit «toute discrimination fondée notamment sur […] la race, la couleur, les origines ethniques …». Il s’agit en particulier de la directive du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, dénommée en abrégé… « directive race » !
Mais, dans ses considérants placés en tête de la directive, ses auteurs ont pris soin d’indiquer que «l’Union européenne rejette toutes théories tendant à déterminer l’existence de races humaines distinctes. L’emploi du mot ‘race’ dans la présente directive n’implique nullement l’acceptation de telles théories».
Cela n’aurait donc guère de sens de supprimer le mot « race » de la Constitution sans le supprimer aussi de la législation. Faudra-t-il aussi débaptiser la lutte contre les discriminations « raciales », qu’on avait proclamée « grande cause nationale » en 2002 ? Proposer la suppression du mot « race » de la Constitution ne revient-il pas à pratiquer une forme de political correctness qui peut donner l’illusion qu’on agit mais dont il est illusoire de penser qu’elle pourra contribuer à éradiquer le racisme ? Mieux vaudrait consacrer son temps et son énergie à mettre en place une véritable politique de lutte contre les discriminations… raciales.