Mort de Gilles Perrault : du combat contre la peine de mort à l’engagement contre le FN, « un raconteur engagé »
par Libération et AFP, publié par Libération le 4 août 2023.
Son livre « Le pull-over rouge » (1978) souvent cité, porte sur le cas de Christian Ranucci, guillotiné en 1976 après une enquête bâclée, pour le meurtre d’une petite fille, livre qui a contribué à l’abolition de la peine de mort, mais d’autres comme « Les Parachutistes » (1961), « Un homme à part » (1984) consacré à Henri Curiel, ou « Notre ami le roi » (1990), sur le Maroc d’Hassan II et ses soutiens, ont joué également un rôle important pour éclairer certains épisodes de l’histoire coloniale et postcoloniale et dénoncer des violations des droits de l’homme. Ci-dessous quelques-uns des hommages publiés sur cet écrivain talentueux.
Avocat devenu journaliste puis écrivain, il avait publié un livre-enquête sur Christian Ranucci, guillotiné en 1976 pour le meurtre d’une petite fille. Son ouvrage sur le Maroc, « Notre ami le roi », avait provoqué une crise diplomatique ouverte.
L’écrivain Gilles Perrault, qui avait beaucoup pesé dans les années 1970 en faveur de l’abolition de la peine de mort en publiant le Pull-over rouge, s’est éteint à 92 ans mercredi 3 août. Il est décédé «la nuit dernière» d’un arrêt cardiaque, a indiqué jeudi à l’AFP son entourage familial, confirmant une information de Ouest-France.
Jacques Peyroles, de son vrai nom, avait débuté une carrière d’avocat avant de bifurquer vers le journalisme puis la littérature. Sous son pseudonyme, il signe notamment en 1969 un roman d’espionnage à succès, le Dossier 51, adapté en film avec Michel Deville.
Il n’était « pas seulement un formidable raconteur. Mais aussi un homme engagé », a salué jeudi soir le journaliste Edwy Plenel dans un message sur Twitter, rebaptisé X.
Le nom de cet ancien adhérent au Parti communiste revient dans de nombreuses tribunes engagées contre le racisme, pour la légalisation de l’euthanasie, ou en 2007 en faveur de l’ex-activiste italien Cesare Battisti.
« Avec sa plume de combat, Gilles Perrault a permis d’avancer vers l’abolition de la peine de mort. L’humanisme a aussi guidé son engagement à Ras l’front », un réseau associatif actif dans les années 90 pour lutter contre les idées du Front national, a souligné la ministre de la culture Rima Abdul-Malak dans un message sur X.
En 1978, la parution du livre-enquête le Pull-over rouge, qui alimente les doutes sur la culpabilité de Christian Ranucci, guillotiné deux ans plus tôt pour le meurtre d’une petite fille, va donner lieu à une vive polémique, alimentant les pages des journaux pendant plus de trente ans.
Des livres ultérieurs sur l’affaire, et ses propos répétés à son sujet (il avait qualifié l’enquête sur le meurtre de la petite Marie-Dolores Rambla de « forfaiture »), conduiront à sa condamnation, notamment pour diffamation envers des policiers de la brigade criminelle de Marseille.
La peine de mort est abolie en France en 1981, mais les trois demandes de révision du procès n’ont jamais abouti. « Une recherche de révision, ça n’est pas du sprint, c’est du marathon », avait déclaré l’écrivain à l’AFP en 2006, espérant toujours voir un jour l’affaire réexaminée.
En 1990, Gilles Perrault avait été à l’origine de l’une des plus graves crises de l’histoire des relations franco-marocaines en publiant le retentissant Notre ami le roi, qui faisait un bilan accablant de trente ans du règne d’Hassan II. L’ouvrage s’interrogeait aussi sur la complaisance de certaines élites françaises à l’égard du monarque.
Le communiqué de la Ligue des droits de l’Homme
Gilles Perrault, la mort d’un juste
L’écrivain Gilles Perrault est mort, le 3 août 2023, dans son village de Sainte-Marie-du-Mont dans la Manche.
Trop jeune pour s’engager dans la Résistance mais enfant de parents résistants, il avait une passion pour son combat, qu’il a exprimée notamment dans L’Orchestre rouge, hommage au réseau de résistance composé de juifs, communistes et internationalistes autour de Léopold Trepper. Puis pour les luttes d’émancipation anticoloniales et leurs lendemains difficiles, exprimée dans des livres comme Les Parachutistes paru à la fin de la guerre d’Algérie, Un Homme à part consacré à Henri Curiel, communiste, égyptien, juif, apatride, assassiné à Paris en 1978 avec la complicité des plus hautes autorités françaises, ou Notre ami le roi, dénonçant le système monarchique absolutiste au Maroc et ses soutiens français.
Son livre Le Pull-over rouge a marqué nombre de femmes et d’hommes qui se sont alors engagés pour l’abolition de la peine de mort.
L’un de ses derniers engagements militants fut, dans les années 1990, d’avoir participé à la fondation de Ras l’Front, pour combattre le Front national. Mais, dans la France des années 2000, il a déclaré s’être inscrit… à « l’ANPE de la militance ».
Pourtant, lorsque la LDH (Ligue des droits de l’Homme) avait fêté en 1998 son Centenaire, il a donné un beau texte à sa revue où on pouvait lire notamment que : la LDH « fait partie des meubles de la République » bien qu’elle « ne passe jamais au journal de 20 heures… Promise au musée, elle traîne dans les rues les jours de grande manifestation pour la bonne cause, rarement à leur tête, souvent à leur origine… […] Sans elle, l’avenir serait un peu plus redoutable ».
Cet humour faisait aussi partie de la personnalité de l’écrivain engagé. Celles et ceux qui l’ont croisé se souviendront d’un homme passionné, toujours fidèle à ses engagements, à ses amis et profondément humain avec toutes et tous. La LDH se souviendra du juste et de l’ami que fut Gilles Perrault et elle lui rend hommage.
Paris, le 7 août 2023.
communique de la ligue des droits de l homme sur la mort de gilles perrault
Le communiqué du Collectif Secret défense, un enjeu démocratique
Hommage à Gilles Perrault
La voix et la plume de Gilles Perrault qui vient de nous quitter resteront à jamais liées à tous ses engagements pour défendre avec ténacité et lucidité les valeurs qui fondent notre République.
Inlassablement et avec un grand talent, il aura mené toute sa vie de multiples combats, notamment pour l’abolition de la peine de mort avec l’affaire du pull-over rouge, contre le racisme et la xénophobie, contre le néo-colonialisme et pour le tiers-mondisme avec entre autres l’affaire Curiel (Un homme à part).
Dans son livre Le secret du roi, il avait raconté la genèse du secret défense lié par essence à la monarchie absolue et dont notre Etat est encore de nos jours l’héritier, comme le montrent les 18 affaires d’Etat non résolues regroupées dans le Collectif Secret Défense, un enjeu démocratique.
Son humanisme généreux et engagé aura marqué toute une époque et servi d’exemple à toute une génération.
Le Collectif Secret–Défense, un enjeu démocratique souhaitait lui rendre hommage.
collectifsecretdefense.fr
Maroc-France. « Notre ami le roi », un tremblement de terre
par Orient XXI, publié le 5 août 2023, entretien déjà publié le 1er septembre 2020.
Source
Gilles Perrault est mort dans la nuit du 3 au 4 août 2023. Auteur de nombreux livres, dont Notre ami le roi, un livre dévastateur sur le roi Hassan II1. Pour le trentième anniversaire de sa parution, il avait donné un entretien à Orient XXI sur cette enquête qui lui avait laissé un souvenir vivace et dont il évoque, avec émotion, depuis sa maison d’un village normand, le tsunami politico-diplomatique qu’il provoqua à sa parution, en septembre 1990.
Omar Brouksy est journaliste et professeur de science politique au Maroc. Il a été le rédacteur en chef du Journal hebdomadaire jusqu’à sa fermeture en janvier 2010, et journaliste de l’Agence France-Presse. Il est l’auteur de Mohammed VI derrière les masques. Le fils de notre ami (éditions du Nouveau-Monde, Paris 2014) et de La République de Sa Majesté. France-Maroc, liaisons dangereuses (Préface d’Alain Gresh), Nouveau-Monde, 2017. Ces deux livres sont interdits au Maroc.
Omar Brouksy. — Comment l’idée d’un livre sur Hassan II a-t-elle germé ?
Gilles Perrault. — Cela a commencé avec des informations qui n’étaient pas très rassurantes sur le Maroc. Un jour je reçois une lettre d’un lecteur. C’était un garçon qui venait de lire L’Orchestre rouge (Fayard, 1987) et il me posait des questions sur ce livre, qui raconte l’histoire d’un groupe d’espionnage pendant la seconde guerre mondiale. Je lui réponds. Quinze jours plus tard, il m’écrit une longue lettre en me posant des questions précises. Je lui réponds. Je réponds toujours. Et puis un mois après, je reçois à nouveau une lettre de lui. Là je commence à être non pas fatigué — il était visiblement intéressé et intéressant —, mais je me disais qu’il devait être un militaire s’ennuyant dans sa caserne. À l’époque, bien sûr, il n’y avait pas d’emails. Il datait évidemment ses lettres, comme tout le monde, et il précisait : « PC de Kénitra ». Un jour je lui écris en lui demandant ce qu’il faisait au poste de commandement de Kénitra. Il me répond : « Mais non, PC de Kénitra signifie Prison centrale de Kénitra. J’y suis pour vingt ans pour cause de distribution de tracts ». Ce jeune s’appelait (s’appelle toujours) Jaouad Mdidech.
Alors quand vous êtes ici, en Normandie, dans la quiétude du village de Sainte-Marie-du-Mont et que vous apprenez qu’un jeune homme a été condamné à dix ans de taule pour distribution de tracts, vous vous posez des questions. Mes grands fils étaient gauchistes à l’époque. Ils distribuaient beaucoup de tracts, prenaient des coups de matraque, mais ne faisaient pas de prison. Donc voilà, là ça m’a vraiment perturbé. Je me suis dit : « il faut faire quelque chose ». Je me suis senti réquisitionné. Ce garçon, avec qui j’ai gardé des liens amicaux, faisait partie des camarades d’Abraham Serfaty (1928-2010).
Et puis il y a eu la rencontre avec Edwy Plenel qui dirigeait une nouvelle collection chez Gallimard, et qui était un ami de Christine Serfaty. On s’était vus tous les trois à Caen, en Normandie, et je rentrais avec Edwy Plenel. Je reconnais que j’étais un peu réticent. Je me disais : « ça va être encore un livre à problèmes, à emmerdements ». Je traînais les pieds. Et puis Edwy me propose : « Tu vois, ce livre devrait s’appeler « Notre ami le roi ». Et ça a été le déclic. J’ai aussitôt dit : « ça y est, je l’écris ». Comme quoi…
Ça m’a fait penser au metteur en scène du film Garde à vue. Claude Miller ne savait pas comment faire pour convaincre Michel Serrault de jouer le rôle d’un pédophile. À la fin il lui dit : « Tu sais, tu feras ta garde à vue en smoking ». Serrault lui répond : « Si c’est en smoking, je joue le rôle ».
O. B. — Quel était le rôle de Christine Serfaty ?
G. P. — Fondamental. J’ai partagé tout simplement les droits d’auteur de ce livre avec Christine.
O. B. — Pourquoi ?
G. P. — Parce que je recoupais tout grâce à elle. J’étais allé au Maroc très jeune. Je connaissais bien le pays, j’y avais des relations. Mais je n’aurais jamais fait ce livre sans Christine. J’ai évité d’écrire beaucoup de choses parce qu’il n’y avait qu’un seul témoin. Il y a un vieil adage qui dit : « Un seul témoin, pas de témoin. » La première fois qu’elle m’a parlé de Tazmamart, je ne l’ai pas crue. Non pas que je pensais qu’elle mentait, mais je ne pouvais pas accepter cette réalité. Je suis passé à autre chose. Et puis finalement elle m’a convaincu.
O. B. — Et concernant le travail proprement dit ? Comme avez-vous procédé ?
G. P. — J’ai travaillé comme je travaille toujours : en exploitant les témoignages après les avoir recoupés. Cela m’a pris moins d’un an.
O. B. — L’éditeur était-il emballé par le projet ?
G. P. — Pas du tout. Personne n’y croyait. Antoine Gallimard m’a dit : « Oui, il faut le faire ce livre, mais, cher Gilles, les droits de l’homme au Maroc, ça n’attire pas les foules. »
O. B. — Beaucoup de livres avaient été écrits auparavant sur la répression au Maroc. Pourquoi celui-là a-t-il eu un tel impact ?
G. P. — Écoutez, j’ai eu beaucoup de chance. J’ai eu une fenêtre de tir comme on dit pour les fusées Ariane. En 1990, l’Union soviétique n’existe plus. Or le Maroc était considéré comme le bastion contre l’Algérie socialiste. Il n’y avait plus de danger communiste et il n’y avait pas encore le danger islamiste.
O. B. — Vous attendiez-vous à toutes ces réactions après la parution du livre ?
G. P. — Pas du tout ! Pas du tout ! C’était le tremblement de terre. J’ai été pris par la surprise : crise diplomatique ; l’année du Maroc en France annulée ; Hassan II qui proteste ; des milliers de Marocains envoyant de soi-disant protestations à l’Élysée, etc.
Je pense que quand on vit, on est embarqués en bateau dans une croisière paisible et tout à coup, on peut se retrouver dans une tempête complètement imprévisible. Et ça tangue et ça bouge. Ahurissant ! Ahurissant !
O. B. — Quelles étaient les réactions des personnalités politiques françaises ?
G. P. — La réaction dont je me souviens le plus est celle d’Hubert Védrine, à l’époque porte-parole de la présidence, un proche de François Mitterrand. Je l’avais rencontré quelques jours après la sortie du livre, et il s’en est pris violemment à moi : « Perrault, m’a-t-il dit, vous êtes un irresponsable, vous oubliez les 25 000 Français qui vivent et travaillent au Maroc, et les centaines de milliers de Marocains qui vivent et travaillent en France. C’est irresponsable, votre livre. » Je n’ai pas besoin de préciser à quel point les Védrine et autres étaient et sont inféodés au trône. Mais après, quand Hassan II a libéré les détenus de Tazmamart, de Kénitra et des autres lieux de détention, j’ai rencontré de nouveau Védrine. Il m’a dit : « Finalement votre livre, Gilles (là il m’appelait Gilles !), a été bénéfique pour Hassan II. Il lui a permis de sauver la fin de son règne. » Je lui ai répondu : « Vous avez raison, Hubert (du coup je l’appelais moi aussi Hubert !), mais ça a été surtout bénéfique pour les victimes, leurs familles et leurs proches. Certains étaient emprisonnés depuis vingt ans. » Mais lui il s’en foutait, des victimes. Il n’y avait, pour lui, que Hassan II qui pouvait sauver la fin de son règne.
O. B. — Quelle était la réaction d’Hassan II envers le livre ?
G. P. — Hassan II ne m’a jamais personnellement attaqué en justice. Mais il a intenté des dizaines de procès aux chaînes de télévision, aux journaux qui m’avaient interrogé en disant que le fait de donner la parole, pour salir le Maroc, à un homme aussi méprisable que Gilles Perrault était une faute professionnelle. Alors, il fait pleuvoir une pluie d’or sur les anciens bâtonniers parisiens qu’il prenait comme avocats. Évidemment c’était une aubaine pour eux, mais il a perdu tous ses procès. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que la justice française était aux ordres comme chez lui ?
O. B. — Hassan II avait également réagi sur le plan financier…
G. P. — Oui ! il a d’abord dépêché son âme damnée, Driss Basri, son ministre de l’intérieur et l’homme fort du régime, qui a rencontré son homologue français Pierre Joxe. Il lui a dit : « Nous sommes informés qu’un livre va paraître. Ce serait très fâcheux pour les relations franco-marocaines. Nous sommes prêts à indemniser l’éditeur. On va indemniser l’auteur, bien sûr. » Ils ont proposé des sommes considérables. Joxe lui a répondu : « Écoutez, l’éditeur est Gallimard, la grande maison d’édition, française, européenne, etc. Quant à Gilles Perrault, je le connais bien (ce qui était faux, on ne s’est jamais rencontrés), il a très mauvais caractère. Je ne vous conseille pas d’aller le voir parce que ça se passera mal ».
Mais là où je n’ai pas ri, c’est quand on m’a prévenu au ministère de l’intérieur qu’il y aurait un contrat passé avec le milieu français, une prime pour celui qui me descendrait. Des mesures ont été prises ici à Sainte-Marie. Une camionnette de gendarmes était là, pas loin de la maison. Mais c’est tombé sur nos pauvres voisins et amis dont certains ont pris des contraventions parce qu’ils n’avaient pas mis leur ceinture de sécurité (rires). Trêve de plaisanterie, c’était quand même difficile. Quand vous vous attaquez au roi du Maroc, et que ce roi s’appelle Hassan II, vous savez que vous ne vous attaquez pas à la reine d’Angleterre, au roi des Belges ni à Albert de Monaco. C’est un autre client.
J’ai aussi constaté à quel point la connivence entre Hassan II et l’élite politique française était grande. C’est grâce à la Mamounia. Des directeurs de journaux et de magazines comme Jean Daniel du Nouvel Observateur ou Jacques Amalric du Monde venaient au Maroc à bord des avions du roi pour réaliser des entretiens avec lui. Pour résumer, autour de la piscine de la Mamounia il y avait toute la crème de la gauche et toute la crème de la droite.
Mais malgré tout, je garde un souvenir très ému parce que ce livre a contribué, je dis bien contribué, à ce que des prisons soient ouvertes au Maroc. Car, ne l’oublions pas, les vrais combattants pour la liberté au Maroc, ce sont ces dizaines de militants marocains qui se sont battus en héros pour que le régime d’Hassan II soit obligé de faire des concessions.
O. B. — Mais même après la mort d’Hassan II, vous restez indésirable au Maroc.
G. P. — Oui, André Azoulay m’a fait savoir que par fidélité à la mémoire de son père, Mohammed VI me renverrait par le premier avion vers la France si je mettais un pied au Maroc.
O. B. — Quel regard portez-vous sur le successeur d’Hassan II ?
G. P. — Quand vous faisiez de la politique sous Hassan II, vous pouviez disparaître. Définitivement. Sous M6 ça n’est pas la même chose. Et ça fait une grande différence. Mais enfin, le problème essentiel du Maroc est aussi un problème social et il n’a pas disparu avec l’actuel roi. Visiblement la monarchie, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est pas le régime qui favorisera une solution à ce problème. Je crois que l’avenir du Maroc est sombre aussi longtemps que ce fossé entre riches et pauvres continuera de s’élargir. Déjà ça n’est plus un fossé, c’est un précipice.
Hassan II était une personnalité complexe. De Gaulle disait de lui : « Il est inutilement cruel. » C’est une formule d’homme d’État parce que ça signifie qu’on peut être inutilement cruel. Et c’est vrai qu’il l’était. Mais il était un véritable chef d’État.
Il aimait le pouvoir. Il aimait aussi l’argent ; mais il aimait surtout le pouvoir. M6, lui, aime d’abord l’argent. Il aime le pouvoir parce que ça facilite surtout ses affaires, mais c’est secondaire pour lui. Ce n’est pas un homme d’État. Il n’a pas rempli le costume de roi du Maroc. Sous Hassan II, les journalistes disparaissaient. Sous M6, ce sont les journaux. Comme vous le savez, un bon journal ne peut pas se passer de la publicité. Les gens qui passent la publicité à des journaux indépendants ou critiques envers Mohamed VI reçoivent des coups de téléphone : « Sa Majesté est très triste de voir que vous passez de la publicité dans ce journal… » Le message est évidemment reçu cinq sur cinq. La publicité s’arrête et le journal… Vous en savez quelque chose !
O. B. — Qu’est-ce qui a changé et qu’est-ce qui n’a pas changé, selon vous, avec l’arrivée au pouvoir de Mohamed VI ?
G. P. — Tout a changé pour que rien ne change. Vingt-et-un ans après l’arrivée au pouvoir de M6 ça n’a pas tellement changé. C’est toujours le clan. Tout part du palais et tout revient au palais. Le cercle est même de plus en plus étroit. Il y avait un côté shakespearien chez Hassan II. Il y avait de la tragédie : les putschs, la répression, le calvaire de la famille Oufkir… Avec M6, on est plutôt dans l’opérette. Il y a eu dès le départ un grand malentendu. On l’appelait même « le roi des pauvres ». Il a été finalement le roi des riches. Et des riches de plus en plus riches. Il est vrai qu’on est souvent déçu par les gens au pouvoir, mais là, quand même, la déception est profonde.