Encore un cri, celui de Fatima Besnaci-Lancou, qui vient nous rappeler que la guerre d’Algérie n’est pas finie pour tout le monde et que bien des plaies restent ouvertes. Son livre, Fille de harki, vient après l’ouvrage de Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, qui raconte comment, enlevé à sa famille en 1958, il fut enrôlé de force dans l’armée française alors qu’il n’avait que 14 ans. Ces témoignages nous prennent à la gorge et nous invitent à repenser le drame algérien dans sa complexité et en abandonnant bien des idées reçues.
Il est une catégorie qui a la force d’un mythe et qui veut organiser la réflexion sur ce drame, à partir du couple résistance patriotique du peuple algérien et collaboration avec l’ennemi des harkis. Ce type de simplification vient de la comparaison avec d’autres expériences historiques. Mais comparaison n’est pas raison. C’est commettre une erreur d’appréciation historique que d’assimiler le combat des Algériens pour la naissance (ou la renaissance) d’une nationalité à la guerre entre deux vieilles nations comme la France et l’Allemagne dans la guerre de 1939.
On ne peut pas ne pas tenir compte de l’existence, en Algérie, après cent trente ans de colonisation et un statut de « département français », de forces sociales indifférentes à l’idée nationale. Une anthropologie de la construction de la nation algérienne est indispensable pour comprendre le phénomène harki. L’enjeu est d’importance, car, dans la situation actuelle, il peut être un des chemins qui mène à l’invention démocratique.
Il ne s’agit aucunement de mettre en question les objectifs du FLN durant ces dures années d’une guerre de libération sans merci. Mais sa contribution à l’indépendance de l’Algérie a été souvent mise en évidence, et c’est très légitimement que les ouvrages honorant son action sont nombreux. Mais la véracité oblige aussi à ne plus occulter les durs conflits de certains combattants avec plusieurs populations rurales et dont le résultat fut de fournir un grand nombre de supplétifs à l’armée française.
Il serait malhonnête d’impliquer dans ces comportements l’ensemble des patriotes. Reste que les exemples sont nombreux où se manifeste une absence de retenue, des brutalités engendrant une violence en retour et, d’une façon générale, un manque d’intelligence politique dans la conduite de la guerre. Preuve en est les rappels à l’ordre, à ce sujet, de l’état- major de l’ALN et du GPRA.
Une gestion condamnable des rapports avec la population paysanne, le peu d’attention accordé à sa situation matérielle, les atteintes au code de l’honneur ont permis à l’armée française – la crise rurale, des situations parfois proches de la famine, enfin les pressions aidant -, de recruter et d’armer des groupes en leur sein et, ainsi, de bouleverser les termes du conflit en lui donnant une forme plus violente et l’allure d’une guerre civile.
Ce qui est à noter – et c’est là une dimension essentielle pour comprendre ces phénomènes, c’est que les harkis ne nourrissaient aucun projet politique, ni pour eux-mêmes ni pour les populations dont ils étaient originaires. Ils n’ont d’ailleurs produit aucune idéologie de la collaboration, sorte de Manifeste pour un parti de la France. C’est bien davantage dans les villes que parmi eux que se recrutèrent ceux qui auront tourné le dos à un mode de vie communautaire pour s’assimiler culturellement.
Quand on analyse cette population harki, on est confronté à une réalité sociologique très hétérogène où on trouve essentiellement les classes les plus faibles de la population et les plus liées à la tradition et à la religion, des groupes de population pris entre deux feux et jouant le double jeu, ayant un membre de la famille dans l’ALN et un autre harki. Il y avait aussi des résistants de la première heure qui connurent, après leur arrestation, les pires tortures, ce qui explique certains abandons, enfin des déçus de la résistance.
En 1962, en contradiction avec les accords d’Evian, l’Algérie a connu la vengeance des faibles contre les faibles, quelquefois avec l’acceptation muette des résistants.
C’était la conséquence fatale des épreuves subies par les Algériens. L’esprit de vengeance, profondément enraciné dans la culture populaire, a prévalu sur le souci de justice. Les jugements sommaires, les exécutions ne furent pas désavoués. Les surenchères furent surtout celles des résistants de la dernière heure qui voulaient canaliser à leur profit les rancœurs populaires et s’approprier les dépouilles laissées par les Français d’Algérie.
La France en 1945 et d’autres pays ont connu ce genre de situation, mais qui fut mieux canalisée par les pouvoirs légitimes en place.
Ce qui peut se comprendre dans les exaltations, les remous et les difficultés des premiers temps de l’Algérie indépendante prend aujourd’hui une tout autre signification. Comme si était un principe politique que de dire, comme dans la Bible, les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées. Les fils et les filles sont-ils stigmatisés à jamais ? Et est-ce là bonne politique ? Les enfants de harkis, en France, Algériens de cœur autant que Français de nationalité peuvent être un levain pour les relations entre la France et l’Algérie. Un levain, pas un obstacle.
Il faut ajouter que la réalité d’aujourd’hui n’est plus celle de l’intransigeance. Celle-ci est celle que veulent présenter les pouvoirs en place. Bien des harkis sont retournés depuis dans leurs villages et ils y ont rencontré indulgence, oubli ou compréhension des paysans, leurs semblables. C’est ce que montrent nombre de témoignages que nous offre le livre de Nordine Boulhais (Des harkis berbères, de l’Aurès au nord de la France). L’opinion populaire est plus avancée que celle des dirigeants ? Est-ce étonnant ?
Fatima Besnaci-Lancou met surtout l’accent sur ses épreuves en France, sur les camps qui « accueillirent » les harkis ? C’est l’histoire du calvaire d’une Algérienne, une suite de la guerre d’Algérie que l’Algérie doit entendre. Et proclamer que, oui, la guerre est finie.
Mohammed Harbi est historien, ancien dirigeant du FLN.