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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Diên Biên Phu : « le Valmy des peuples colonisés »

Il y a soixante-dix ans, le 7 mai 1954 à Diên Biên Phu, un peuple colonisé insurgé infligeait une défaite militaire décisive à une puissance coloniale majeure, la France.

Il y a soixante-dix ans, le 7 mai 1954 à Diên Biên Phu, un peuple colonisé insurgé infligeait une défaite militaire décisive à une puissance coloniale majeure, la France, elle-même soutenue à bout de bras par la superpuissance états-unienne. Les Vietnamiens remportaient une guerre de huit années, au cours de laquelle la France avait expérimenté notamment les bombardements au napalm et la torture. Une guerre qui tua davantage que la guerre d’Algérie, essentiellement des « indigènes ». Certaines estimations comptent un million de morts. Les Viêt Minh communistes dirigés par Ho Chi Minh et le général Giap mettaient aussi un terme à un siècle de d’occupation française de l’Indochine, un pan de notre histoire coloniale qui reste dans la mémoire collective française un angle mort. En France, l’événement est commémoré, quoiqu’assez discrètement, et presque toujours du point de vue des vaincus, les militaires français qui furent, tels le général Salan ou le colonel Bigeard, dès le lendemain de cette défaite transformés en héros.

Pour histoirecoloniale.net, l’historien spécialiste de l’Indochine Alain Ruscio revient sur l’événement et sur son importance considérable dans l’histoire de tous les peuples colonisés alors en lutte. Notamment pour les jeunes nationalistes algériens, galvanisés par la victoire vietnamienne, qui déclenchèrent à leur tour une insurrection armée contre la France coloniale moins de sept mois plus tard, le 1er novembre 1954. Selon le leader nationaliste algérien Ferhat Abbas, Diên Biên Phu fut « le Valmy des peuples colonisés« . Il ajoutait : « c’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. A Diên Biên Phu, la France a perdu la seule légitimation de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort ». 


 DIEN BIEN PHU, QUELQUE PART ENTRE LE « QUATORZE JUILLET » ET LE « VALMY » DE LA DECOLONISATION

Par Alain Ruscio*

* Historien, membre de l’association histoire coloniale et postcoloniale, auteur notamment de Dien Bien Phu, la fin d’un illusion, L’Harmattan, 1986 et Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d’une bataille, 1954-2004, en collaboration avec Serge Tignères, Les Indes Savantes, 2005.

Il y a soixante-dix ans, le 7 mai 1954, les derniers défenseurs du camp de Dien Bien Phu, harassés, brisés par une bataille continue de 55 jours, reconnaissaient, la mort dans l’âme, la supériorité de l’adversaire. Le 20 juillet, à Genève, les négociateurs français et vietnamiens signaient les accords de cessez-le-feu, couverts de son autorité par la communauté internationale : les États-Unis (guère enthousiastes), le Royaume-Uni, l’Union soviétique et la Chine populaire (participant alors à sa première Conférence internationale) « prenaient acte ».  Une guerre s’achevait.

Ainsi donc, ces Viets, ces petits hommes jaunes, naguère si méprisés, étaient venus à bout de l’une des principales armées occidentales, soutenue par le puissant allié américain.

On imagine sans doute mal, aujourd’hui, l’écho que put avoir la lutte menée par le Viet Minh[1]t dans le monde colonisé ou dominé, en particulier dans l’outre-mer français. Et ce bien avant Dien Bien Phu.

Avant la guerre, il y eut une courte parenthèse, une tentative de dialogue entre les gouvernants français, tous issus de la Résistance, et le jeune gouvernement vietnamien, dirigé par Ho Chi Minh. Le 6 mars 1946, délégués français (Sainteny) et vietnamien (Ho Chi Minh) signent, à Hanoi, un accord. Paris reconnaît la « République du Vietnam » comme un « État libre, ayant son gouvernement, son parlement, son armée, ses finances, au sein de l’Union française ». La notion d’indépendance a cependant été soigneusement écartée par la partie française. Il n’empêche : l’impression qui prévaut est que la France est en passe de réussir la mise en place de relations nouvelles avec ses colonies. L’écho de cet accord dépasse largement la région. Du 21 au 26 mars, l’Assemblée Constituante analyse la situation outre-mer. Beaucoup d’élus évoquent l’Indochine : Lamine Gueye (AOF), Raymond Vergès (Réunion)… Surtout, les députés du Mouvement Démocratique de Rénovation Malgache (MDRM) déposent sur le bureau de l’Assemblée constituante une proposition de loi reprenant mot à mot les formules du 6 mars : la France reconnaît Madagascar comme un « État libre, ayant son gouvernement », etc. La majorité (frileuse) de l’Assemblée refuse – évidemment – de prendre en compte cette demande.

Ainsi, la notion de contagion est présente dès les tout débuts de l’ère de la décolonisation. Et le Viet Nam est déjà un modèle. On en a confirmation au cours de l’été, alors que la guerre n’est pas commencée, alors que des illusions peuvent encore être nourries sur la bonne volonté de la France nouvelle, Ho Chi Minh se rend à Paris pour y négocier un statut définitif pour son pays. On sait qu’il en repartira bredouille. Mais on peut déjà noter que cet homme, si réservé, si modeste, a acquis un énorme prestige aux yeux des nationalistes des autres colonies. Bien qu’il soit alors relativement jeune (il a 56 ans), beaucoup de colonisés des autres zones de l’Empire le considèrent un peu comme un grand frère.

Fin novembre 1946, pourtant, la guerre commence. Le salut au Viet Minh emplit encore le grand Vel’ d’Hiv’, le 5 juin 1947. Les élus d’outre-mer tiennent alors un meeting sur le thème « L’Union française en péril » (car, au conflit franco-vietnamien s’ajoute alors la répression à Madagascar, qui bat son plein). Y prennent la parole des hommes politiques appelés, plus tard, à des destins divers : Félix Houphouët-Boigny pour le Rassemblement Démocratique Africain (RDA, alors apparenté au groupe communiste à l’Assemblée), Aimé Césaire pour le PCF, Lamine Gueye pour la SFIO, Chérif pour le Manifeste algérien[2]. Plusieurs témoignages en attestent : les yeux des colonisés sont alors tournés vers les maquis Viet Minh. Résisteront-ils à la force mécanique alors infiniment supérieure du corps expéditionnaire français ?

La censure tatillonne et la répression qui règnent alors outre-mer, ne permettent pas une expression spectaculaire et publique de la solidarité. Certains textes du RDA font cependant expressément référence à la lutte du peuple vietnamien[3]. En 1949, alors que la guerre, sur le terrain, n’est pas encore très spectaculaire, l’écrivain Maurice Genevoix sillonne l’Afrique. Comme il est alors fréquent, il en ramène un ouvrage, fait de notes prises sur le champ et de réflexions sur la situation. « Partout où je suis allé, écrit-il, Tunisie, Algérie, Maroc, Sénégal, Soudan, Guinée, Côte d’Ivoire ou Niger, il était tout de suite évident que l’importance des événements d’Indochine était tenue d’avance pour décisive »[4]. Nous sommes cinq ans avant Dien Bien Phu…

Au Maghreb, les échos ne sont pas moindres. En Algérie, le PPA-MTLD et le PCA, souvent en divergence sur bien d’autres thèmes, saluent les succès de l’armée populaire de Giap. Alger Républicain exalte la lutte des dockers CGT d’Alger et d’Oran qui refusent de charger du matériel militaire à destination de l’Indochine. Début 1949, un ministre en vue du gouvernement Ho Chi Minh, le Dr Pham Ngoc Thach, avait écrit à Abd El Krim, alors en exil au Caire, afin de lui demander de lancer un appel aux soldats maghrébins présents en Indochine. Le vieux leader rifain s’exécuta volontiers : « La victoire du colonialisme, même à l’autre bout du monde, est notre défaite et l’échec de notre cause. La victoire de la liberté dans n’importe quel endroit du monde est notre victoire, le signal de l’approche de notre indépendance » (avril 1949)[5]. L’année d’après, le PC Marocain, contacté par le Viet Minh via le PCF, envoie un membre de son Comité Central, Mohamed Ben Omar Lahrach auprès de Ho Chi Minh[6].  Ce militant, connu sous le nom de général Maarouf par les Maghrébins ou de Anh Ma par les Vietnamiens, aura en permanence une fonction fort importante, multipliant les appels à la désertion à ses frères membres du corps expéditionnaire, obtenant souvent des résultats[7].

La succession des revers de l’armée française, en Indochine, devait évidemment accentuer encore la prise de conscience de la solidarité entre colonisés, un peu partout dans l’Union française.

Devant la dégradation continue de la carte de guerre, le général Navarre, huitième commandant en chef en huit années, tenta un coup, salué avec enthousiasme par une grande partie du monde politique et journalistique occidental : bloquer l’avancée de l’ennemi par un puissant camp retranché. Ce fut Dien Bien Phu. On connaît la suite. La défaite sans appel de l’armée française fut un désastre pour les uns, l’aube d’une ère nouvelle pour d’autres. Une solide étude de l’opinion – notamment en utilisant les rapports de police – et de la presse manque encore. Cependant, divers indices laissent penser que l’on s’est réjoui dans plus d’un foyer, d’Alger à Tananarive, en passant par Dakar. En 1956, le Bulletin d’information de la Fédération de France du FLN titra : « La voie de Dien Bien Phu »[8]. Plus tard, le Président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), Ben Youcef Ben Khedda, n’hésita pas à écrire dans ses Mémoires : « Le 7 mai 1954, l’armée d’Ho Chi Minh inflige au corps expéditionnaire français au Viet Nam l’humiliant désastre de Dien Bien Phu (…). Cette défaite, cuisante pour la France, agit en puissant détonateur sur tous ceux qui pensent que l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible pour surmonter la crise du PPA-MTLD (…). L’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités »[9]. Même constatation, mais exactement inversée, du côté des maîtres du moment. Le directeur de la Sécurité générale d’alors, Jean Vaujour, évoqua dans ses souvenirs une « explosion de joie » jusque dans « les douars algériens les plus reculés »[10]. Le 7 mai, le sous-préfet de Batna, Jean Deleplanque, en tournée d’inspection, constata : « À la sortie, venant de la mechta de Timgad, j’ai entendu des youyous, et j’ai senti qu’il y avait une sorte de bascule qui s’était opérée dans l’opinion (…). Je me demande jusqu’à quel point ce n’est pas le début de la perte de l’Algérie »[11]. Même chose au Maroc : quatre jours après la bataille, le député gaulliste Christian Fouchet, outré, déplora « une sourde rumeur d’un bout à l’autre de l’Union française » qui mettait « la crainte dans le cœur des uns et fai[sai]t se dresser les autres. Savez-vous que, dans les boîtes aux lettres de Casablanca, certains Français trouvent de petites cartes postales sur lesquelles il est écrit : “Casablanca le Dien Bien Phu des Français“ ? »[12]. En Tunisie, la victoire fut également célébrée dans les quartiers populaires où l’on servit un plat spécialement conçu à cette occasion, appelé tagine Dien Bien Phu ![13]

Une chose est certaine : Dien Bien Phu n’est pas seulement entrée dans l’Histoire de deux pays (pour la France, le symbole d’une obstination anachronique, entraînant une catastrophe, pour le Viet Nam, celui de la reconquête de l’indépendance nationale). La bataille a été vécue, reçue et analysée, de par le monde, comme une rupture annonçant d’autres combats. L’odeur de la poudre s’était à peine dissipée, dans la cuvette du « Tonkin », qu’elle imprégnait les Aurès. Et l’écho de la bataille n’attendit pas son premier anniversaire pour voir réunis, à Bandoeng, les « damnés de la terre ».

Deux hommes, un dans chaque camp, ont trouvé les parallèles historiques justes pour analyser la portée du phénomène.  

En 1962, dans la préface de La nuit coloniale, le leader nationaliste Ferhat Abbas écrivit : « Dien Bien Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le Valmy des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. A Dien Bien Phu, la France a perdu la seule légitimation de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort »[14]. Un peu plus de dix années plus tard, à l’occasion de la célébration du 20 è anniversaire de la bataille, Jean Pouget, ancien officier du corps expéditionnaire, amer mais lucide, écrit pour sa part : « La chute de Dien Bien Phu marque la fin du temps de la colonisation et inaugure l’ère de l’indépendance du tiers monde. Aujourd’hui, il n’y a plus, en Asie, en Afrique ou en Amérique, une révolte, une rébellion ou une insurrection qui ne se réfère à la victoire du général Giap. Dien Bien Phu est devenue le 14 juillet de la décolonisation »[15].


[1] Abréviation de Viet Nam Doc Lap Dong Minh, ou Front pour l’indépendance du Viet Nam. L’expression, longtemps péjorative, est passée dans le langage courant en histoire. Nous l’emploierons ici dans cette acception.

[2] L’Humanité, 6 juin 1947.

[3] Voir Au service de l’Afrique noire. Le Rassemblement Démocratique Africain dans la lutte anti-impérialiste, brochure, s.d. (1949).

[4] Afrique blanche, Afrique noire, Paris, Flammarion, 1949.

[5] Voir Abdelkrim Khattabi et son rôle dans le Comité de libération du Maghreb, Colloque Université de Bagdad, 1988 ; texte cité in Abdallah Saaf, Histoire d’Anh Ma, Paris, L’Harmattan, 1996

[6] Voir Abdallah Saaf, Histoire d’Anh Ma, Paris, Éd. L’Harmattan, 1996.

[7] Voir Nelcya Delanoë, Poussières d’Empire, Paris, PUF, 2002

[8] Bulletin n° 2, 1956, AD 93, Archives du PCF, Fonds André Moine, 332 J-4, Dossier FLN Fédération de France

[9] Les origines du 1 er novembre 1954, Alger, Ed. Dahlab, 1989, pages 245-246. Voir également le témoignage de Mohamed Harbi, « L’écho sur les rives de la Méditerranée », Carnets du Vietnam, n° spécial Dien Bien Phu, février 2004.

[10] De la révolte à la révolution. Aux premiers jours de la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1985.

[11] Propos recueillis par Patrice Gélinet, La guerre d’Algérie, Ed. Acropole, Edi8, 2016, pp. 206-207.

[12] Assemblée nationale, 11 mai 1954.

[13] Juliette Bessis, « La crise de l’autonomie et de l’indépendance tunisienne, classe politique et pays réel », note 40, p. 272, in René Gallissot (dir.), « Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes », Cahiers du Mouvement Social, n° 3, 1978

[14] Paris, Julliard, 1962

[15] « Le mythe et la réalité », Le Figaro, 7 mai 1974

Diên Biên Phu, Vertières et l’abolition de l’esclavage : temps coloniaux

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