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Édition du 1er au 15 décembre 2024

dialogue décolonisé : Fatima Besnaci-Lancou et Maïssa Bey

Livres. Regards croisés sur le passé algérien. L'ouvrage de Fatima Besnaci-Lancou a déjà été présenté : 2499.

Dialogue décolonisé

par Pierre Daum, Libération, 17 mai 2008

Toutes deux sont nées musulmanes sur le sol algérien. Elles ont à peu près le même âge. L’une est fille de harki, nom générique donné aux anciens auxiliaires algériens de l’armée française ; le père de l’autre s’était engagé dans les rangs du FLN et est mort sous la torture de soldats français. Depuis presque un demi-siècle, leurs histoires se combattent, s’insultent parfois, toujours s’interdisent de parole. Mais toutes les deux désirent que cette haine cesse.

Chacune a fait l’effort d’aller vers l’autre, d’étudier son histoire, de reconnaître ses souffrances. Et même mieux : elles s’offrent mutuellement la parole. Depuis deux ans, dans des colloques, des librairies ou sur des salons du livre, elles s’assoient côte à côte, et Maïssa lit un passage d’un texte de Fatima. Puis Fatima lit un passage d’un texte de Maïssa. Toutes deux ont compris qu’à l’origine de la souffrance de leur père se trouvait le même mal : l’entreprise coloniale française. Cette toute puissante démone que Maïssa Bey, auteure de Pierre Sang Papier ou Cendre, nomme «Madame Lafrance» : «Droite, fière, toute de morgue et d’insolence, vêtue de probité candide et de lin blanc, elle avance […]. Elle avance sur des terres brûlées, sur des chemins jonchés de corps suppliciés, de cadavres mutilés […]. Elle est la liberté guidant le peuple. Elle est la mère des arts, des armes et des lois.»

Panorama. Fatima Besnaci-Lancou, qui a codirigé la rédaction des Harkis dans la colonisation et ses suites, de son côté, ne cesse de démontrer «l’ampleur et la persistance des discriminations coloniales» dont les harkis ont fait l’objet, depuis leur recrutement dans le djebel algérien – certains «à 15 ou 16 ans» – jusqu’aux camps de misère dans lesquels ils furent regroupés en France après 1962. Tandis que plusieurs dizaines de milliers d’entre eux étaient liquidés au lendemain de l’indépendance, odieusement abandonnés sur ordre de Pierre Messmer, ministre de De Gaulle. Les deux derniers ouvrages de Maïssa Bey et de Fatima Besnaci-Lancou, tellement différents l’un de l’autre dans leur facture, poursuivent le dialogue entamé.

Pierre Sang Papier ou Cendre se présente avant tout comme une œuvre littéraire, écrite dans une prose vibrante de poésie. Tremblant d’une rage masquée par les yeux d’un enfant algérien, le texte, pas très long, offre un panorama magistral de ce que fut la réalité des cent trente-deux années de colonisation en Algérie. «Madame Lafrance leur répète que c’est pour faire d’eux de bons petits Français qu’elle est venue jusqu’ici, jusqu’à eux. Sans même qu’ils le lui aient demandé. Elle dit aussi qu’elle est venue pour les « civiliser ». Elle aime beaucoup ce mot. Elle le répète souvent […]. Mais l’enfant ne sait pas ce que veut dire au juste ce mot. Est-ce que civiliser veut dire apprendre à être, à vivre comme les Français ? Alors, cela voudrait dire qu’il faut construire des maisons comme celles des Français, avec des murs de pierre, des meubles et des arrivées d’eau. Dans les douars, on verrait des routes, des trottoirs et de l’électricité ?» Maïssa Bey est algérienne, elle vit à Sidi Bel Abbès, et son œuvre riche d’une quinzaine de titres en fait une des auteures les plus intéressantes de son pays.

Les Harkis dans la colonisation et ses suites est une compilation d’articles très érudits, parcourant les derniers travaux des rares historiens spécialistes de la question. Le livre reprend pour l’essentiel les interventions d’un colloque qui a eu lieu le 4 mars 2006 à l’Assemblée nationale (Libération du 6 mars 2006), enrichies par d’extraordinaires photos d’époque pour la plupart inédites. Ce qui en fait aujourd’hui l’ouvrage de référence sur le sujet. Fatima Besnaci-Lancou, éditrice à Paris, s’est fait connaître en 2003 par la publication d’un récit autobiographique, Fille de harki ( éditions de l’Atelier). A travers ses articles, les Harkis dans la colonisation et ses suites tord le cou à de très nombreuses idées fausses attachées aux harkis. Dont la pire d’entre elles, véhiculée surtout par la gauche française, et utilisée avec perfidie par les autorités algériennes : les harkis seraient à l’Algérie ce que les collabos sont à la France. «Un tel rapprochement n’a pas de sens», dénonce la longue introduction du livre, sous la plume conjointe de Fatima Besnaci-Lancou et de l’historien Gilles Manceron. Car «la reconstitution des itinéraires individuels laisse apparaître une grande diversité de motivations et de cheminements : l’engagement « réactif » à l’assassinat par les maquisards d’un membre de sa famille ; l’engagement « obligé » à la suite d’une manœuvre ostensible des militaires français pour compromettre un individu ; […] l’engagement résultant d’une logique de fidélité à une appartenance clanique […] ; l’enrôlement dicté essentiellement par le besoin d’un maigre revenu de la part de paysans peu informés du contexte politique».

Parallèle. Maïssa et Fatima seront à nouveau ensemble à Paris, du 10 au 31 octobre, dans le cadre d’une vaste manifestation mêlant «Art, Mémoires et Histoire» (c’est son titre) sur les rapports passés et futurs entre la France et l’Algérie. En parallèle, sera montrée au Sénat une exposition tirée du livre les Harkis dans la colonisation et ses suites, et destinée à circuler dans les collèges et lycées.

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