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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Deux articles dont nous ne partageons pas les idées…

Les deux articles de Jean-Bastien Urfels et Max Gallo que nous reproduisons ci-dessous, et qui ont été publiés ensemble, le 3 décembre 2005, sur le site internet de l'association "Valeurs et Actions républicaines", ne présentent pas le point de vue de notre site, mais il nous a semblé intéressant de les verser au dossier. Ils renvoient dos à dos les défenseurs et les adversaires de la loi du 23 février 2005 qui prescrit aux enseignants de montrer les « aspects positifs » de la colonisation. Tout cela au milieu de considérations sur une vision très fantasmée de « l'Ecole »…

Quand l’histoire devient otage

par Jean-Bastien Urfels

Le débat autour de l’article 6 de la loi du 23 février 2005 est l’un des révélateurs de la crise profonde d’identité que la France traverse. Il faut considérer pour s’en convaincre l’objet de la polémique, l’histoire coloniale, et le terrain sur lequel elle se porte, l’Ecole.

Derrière la controverse se profile une inquiétante balkanisation de l’histoire devenue terrain d’affrontement de mémoires minoritaires, manipulées à des fins politiciennes. Sont ainsi mises en cause non seulement la connaissance historique du phénomène colonial, mais aussi la possibilité d’enseigner aux futurs citoyens français une histoire rationnelle et apaisée.

Conflits de mémoires et enjeux politiciens

Pour les partisans comme pour les opposants à la mention du « rôle positif » de la colonisation, l’occasion était trop belle de souffler sur de vieilles braises et d’investir le champ de l’histoire scolaire en vue de s’attirer les faveurs d’une partie de l’électorat.

L’introduction de l’amendement à l’origine de l’article 6 montre que certains responsables politiques de droite ont voulu contenter une fraction de leur électorat et en particulier les pieds-noirs, oubliés de l’Histoire, aujourd’hui soucieux de faire pencher la balance de leur côté 1. Cette posture aussi maladroite que réactionnaire fait écho aux inaugurations de stèles en mémoire des combattants de l’Algérie française et ne traduit rien de plus qu’une effarante porosité des élus au lobbying de quelques associations de rapatriés.

Symétriquement, comment ne pas mettre en relation le soudain réveil des députés socialistes et communistes avec les émeutes urbaines des dernières semaines ? Un comble pour ceux qui prétendaient expliquer – allant même jusqu’à donner l’impression d’excuser – l’explosion de certains quartiers de nos villes par l’unique question sociale. Placée devant ses incohérences et ses échecs, la gauche bien pensante retrouve ses vieux réflexes : n’ayant pu répondre au 21-Avril que par un antifascisme de circonstance, elle réplique aujourd’hui aux émeutes urbaines par un anticolonialisme de façade. Elle abonde – involontairement ? – dans le sens des « Indigènes de la République » pour qui la France d’aujourd’hui serait coupable d’avoir reproduit le schéma colonialiste de la France d’hier. Derrière le discours se profile l’espoir de renouer avec la glorieuse époque où la lutte contre le racisme servait de cache-sexe à un parti socialiste en mal de projet.

Le mépris de l’histoire

L’instrumentalisation des mémoires à laquelle nous assistons entre en conflit avec l’exigence d’histoire. Les historiens spécialistes de la colonisation sont fondés à refuser les injonctions partisanes ou les appels à une lecture manichéenne. Le fait de considérer un phénomène ou des événements sous un angle « positif » ou « négatif » est étranger à la méthode historique, qui doit rendre compte de la complexité du réel. L’étude de la colonisation, qui implique de se pencher sur une période douloureuse parce que proche, doit être menée avec un maximum de recul et un réel souci d’objectivité.

Pour autant, il ne faut pas non plus sombrer dans l’illusion d’une discipline imperméable aux débats politiques et sociaux. Si une « vérité historique » commune peut et doit émerger, la marge d’interprétation qui subsiste inévitablement est suffisante pour que des tendances divergentes continuent à s’exprimer, en fonction des partis pris idéologiques, des querelles de méthodes, mais aussi de la distance temporelle avec la période étudiée. Il est intéressant de noter que si l’intervention du pouvoir politique dans l’histoire de la colonisation suscite aujourd’hui une levée de boucliers, la loi Taubira concernant l’histoire de l’esclavage votée en 2001 (dont la formulation est certes moins tendancieuse) n’a provoqué aucun remous 2.

La spécificité de l’histoire à l’Ecole

Reste que les termes du débat sont sensiblement différents si on les rapporte à l’histoire universitaire ou à l’enseignement de la discipline à l’école de la République. La recherche universitaire nourrit l’enseignement primaire et secondaire, mais les deux sphères ne sont pas régies par les mêmes impératifs. L’Université est le lieu de l’approfondissement permanent du savoir et du recul critique, tandis que l’Ecole est soumise à un double objectif : rendre « la raison populaire » comme l’affirmait Condorcet, mais aussi former des citoyens.

L’histoire scolaire n’a donc pas pour unique souci de développer le savoir et l’esprit critique des élèves ; elle doit leur inculquer – sans violer leurs consciences – un sentiment d’unité et d’appartenance. « Fabriquer » la Nation tout en forgeant des esprits libres est un projet éminemment politique dont la République ne peut faire l’économie si elle ne veut pas voir se développer les réflexes tribaux et les replis communautaristes qui la divisent. L’enseignement de la colonisation peut contribuer à cette ambition civique, à condition de ne tomber ni dans le culte nostalgique d’une page, heureusement, révolue de notre histoire, ni dans la repentance mémorielle et l’auto-dénigrement national.


La tentation de la pénitence

par Max Gallo 3 – publié dans Le Figaro du 30 novembre 2005.

L’histoire de la colonisation française est un enjeu capital. Ce qui est en cause, c’est en fait l’histoire nationale et son devenir. Albert Camus, écrivait déjà en avril 1958 : «Certains Français considérèrent que, par ses entreprises coloniales, la France – et elle seule, au milieu des nations saintes et pures – est en état de péché historique.» Si c’est le cas, alors qu’elle se repente ! qu’on la fustige ! qu’on l’insulte ! qu’on la haïsse ! Et c’est à travers ce prisme le péché historique de la colonisation – ou de l’esclavage – qu’on va juger la France d’aujourd’hui. C’est ce qu’affirment explicitement ceux qui se sont regroupés dans une association qui s’intitule «Les indigènes de la République». Le procès fait à la colonisation n’est qu’un levier pour discriminer en fonction des origines ethniques et constituer des communautés hostiles à la République en fonction d’un passé colonial qui expliquerait les inégalités existantes entre les citoyens français.

Dans ce contexte, tout débat sur le bilan de la colonisation devient difficile. Et l’article 4 de la loi du 23 février 2005 invitant les enseignants à faire connaître les aspects positifs de la colonisation n’a pu que susciter des protestations. L’article est mal venu, non pas seulement à cause du contexte, mais du fond. Pour l’historien, il n’est pas admissible que la représentation nationale dicte «l’histoire correcte, celle qui doit être enseignée». Trop de lois déjà – bien intentionnées – ont caractérisé tel ou tel événement historique. Et ce sont les tribunaux qui tranchent. Le juge est ainsi conduit à dire l’histoire en fonction de la loi. Mais l’historien, lui, a pour mission de dire l’histoire en fonction des faits.

Et il est vrai que l’histoire de la colonisation a souvent été magnifiée, édulcorée. Mais en même temps l’école historique et géographique française, sur le terrain, constituait une histoire et une géographie coloniales, au-dessus de tout soupçon. La chaire d’histoire de la colonisation, en Sorbonne était, dans les années soixante, occupée par Charles-André Julien, historien de l’Afrique du Nord et par ailleurs socialiste, ami de Blum. Une incidente : les socialistes français, de 1905 aux années quarante, ont été souvent les apôtres de la colonisation, au nom de la mission civilisatrice de la République. Leur amnésie sur ce sujet – en ce centième anniversaire de leur parti – dit bien les ambiguïtés du moment face à une histoire coloniale qui a formé, entre les années 1880 et le milieu du XXe siècle, une part importante de l’imaginaire national, avec ses rêves, ses horizons lointains et envoûtants, ses héros et ses peuples mythifiés, tels les Touaregs.

Compte tenu de cette donnée capitale de l’histoire contemporaine de la France, on ne peut laisser traiter de la colonisation en termes simplistes ; ce d’autant plus que, si les peuples colonisés gardent la blessure de la période coloniale, les Français de métropole – les pieds noirs notamment – ont eux aussi au coeur une plaie ouverte : des deuils, le sentiment d’une injustice. Et le discours sur la colonisation doit tenir compte de ces réalités historiques complexes. Les Algériens évoquent – en des termes inacceptables d’ailleurs – les massacres de Sétif, en 1945. Les Oranais se souviennent de leurs concitoyens «disparus» par centaines en 1962. Il ne s’agit pas d’établir une équivalence, une comptabilité sinistre, mais de saisir qu’il faut prendre en compte toutes les réalités. Le bagne de Poulo Condor en Indochine et l’institut Pasteur de Saigon… Le travail forcé imposé par le colon et l’interdiction de l’esclavage… La destruction de la culture indigène et l’école française – laïque ou missionnaire – s’ouvrant au monde… Le statut inférieur de l’indigène et la promotion des meilleurs, la constitution d’une élite (Senghor en est le modèle)… On ne pèse pas les uns et les autres, le positif et le négatif – manière absurde de comprendre l’histoire. On montre que les fils sont intriqués, tressés. Qu’il faut tout dire. Et que toute histoire univoque est une manipulation, une utilisation politicienne, lourde de dangers pour la communauté nationale d’aujourd’hui, de ce qui a été la réalité concrète et contradictoire de la colonisation, oppression et ouverture.

Cela dit, qui tente d’indiquer que la complexité est au coeur du sujet ? Il faut rappeler que la colonisation a toujours été une entreprise de conquête militaire, suscitant donc des résistances et entraînant la répression, d’autant plus qu’elle s’exerçait contre des peuples souvent jugés inférieurs. Et toujours faibles. Car que vaut la sagaie face à la mitrailleuse ? Le fusil à un coup contre le canon ? La conquête a donc réussi, mais la résistance n’a jamais cessé, et aucune colonie n’a été totalement pacifiée. Le feu éteint là, il reprenait ailleurs : insurrection algérienne en 1870, guerre du Rif au Maroc dans les années vingt, attaque de garnisons en Indochine, dans les années trente et, partout, des crimes qui sont la revanche du faible et de l’humilié. Charles de Foucault a été assassiné par des Touaregs. Et l’une des premières victimes, en novembre 1954, de l’insurrection algérienne, a été un couple d’instituteurs de 20 ans, jeunes mariés – les Monnerot – allant prendre leur poste dans une école des Aurès. Comprendre, cela suppose ne rien cacher. Ni des villes construites ni des mechtas brûlées.

Toutefois, cette démarche historienne – qui est aussi une posture morale en même temps qu’une exigence intellectuelle – suppose qu’on ne commette pas ce péché contre la raison qu’est l’anachronisme. On a le droit et même le devoir de se placer au niveau des principes universels, et de décréter que la colonisation, parce qu’elle est conquête, est une entreprise criminelle. Mais c’est faire fi de la réalité historique. Oui, l’histoire de la colonisation est pleine de sang et de cruauté. Mais il n’y a pas de «nations saintes et pures». Et je ne sache pas que, leur indépendance acquise, les nouvelles nations, nées de la colonisation, aient connu une histoire paisible. Les plus de 100 000 morts de la guerre entre l’État algérien et les islamistes répondent. Et n’évoquons pas l’Afrique subsaharienne… L’histoire est violence. Et la seule manière de tenter de la maîtriser, c’est d’abord de l’écrire en respectant les faits, tous les faits.

Rappeler, par exemple, qu’en 1939, Albert Camus décrivit sans concession la famine dont souffrait la Kabylie, dans des reportages implacables parus dans Alger Républicain. Mais le même Camus, dix-neuf ans plus tard, écrivait : «Il est vain de condamner plusieurs siècles d’expansion européenne, absurde de comprendre dans la même malédiction Christophe Colomb et Lyautey. Le temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et en assurer les conséquences.»

L’histoire du rapport des peuples qui se sont combattus et mêlés est une alchimie complexe. Elle peut être une source vivifiante ou au contraire un poison qui avive les tensions. Car l’histoire est toujours en prise avec l’avenir. À opposer comme des catégories d’aujourd’hui indigènes et anciens colonisateurs, on ranime les frustrations, les humiliations, et les haines. On traîne la France au banc des accusés. Comment aimerait-on cette cruelle ? Il faut méditer Camus : «Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle.»

  1. L’article indique notamment : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».
  2. Loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.
  3. Max Gallo est écrivain, auteur de L’Empire (3 vol.), éd. Fayard.
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