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Édition du 1er au 15 février 2025

des Sarrasins aux Beurs, une vieille méfiance, par Alain Ruscio

Alain Ruscio, historien, est auteur notamment du Credo de l'homme blanc, préface d'Albert Memmi, Complexe, Bruxelles, 2002, et, en collaboration avec Serge Tignères, de Dien Bien Phu, mythes et réalités. Les échos d'une bataille, 1954-2004, Les Indes savantes, Paris, 2004. Article publié dans Le Monde diplomatique de février 2004.

Pourquoi cette méfiance tenace d’une partie non négligeable de la population française à l’encontre des Maghrébins qui vivent en France ? Ou, plus généralement, à l’égard des musulmans ? Les gens qui ont quelques connaissances historiques répondront : « Depuis les premières conquêtes coloniales, en 1830.» Les Français qui ont eu Vingt ans dans les Aurès 1 dateront le phénomène de la guerre d’Algérie, à partir de 1954. Les jeunes Beurs des banlieues auront tendance à répondre : « C’est la faute à Le Pen !» Chaque génération a, spontanément, la sensation que les débats d’idées commencent avec elle. Il lui faut faire un effort pour oublier l’immédiate actualité et remonter le passé afin de retrouver les lointaines racines des phénomènes contemporains.

On étonnerait beaucoup la masse des Français de cet an 2004 en répondant que le racisme antiarabe remonte… au Moyen Age, aux origines de la Reconquista 2, aux croisades, ou peut-être même avant ! N’est-il pas remarquable que certains éléments constitutifs de la culture historique des Français soient intimement liés à des affrontements avec le monde arabo-musulman ? Dans l’ordre chronologique : Poitiers, Roncevaux, Saint Louis et les Croisades…

La bataille de Poitiers, en 732 (qui, par parenthèse, semble avoir eu lieu en 733 !). Fabuleux destin ! Le mot de Chateaubriand résume l’une des idées reçues les mieux ancrées de notre épopée nationale : « C’est un des plus grands événements de l’Histoire : les Sarrasins victorieux, le monde était mahométan.» Sous-entendu : ce jour-là, la civilisation a triomphé de la barbarie.

Et, de fait, la bataille de Poitiers a été présentée à des générations d’écoliers comme constitutive de la nation française. Elle figure, par exemple, parmi les « trente journées qui ont fait la France» de la célèbre collection de Gallimard 3. Charles Martel, qui avait pourtant quelques raids contre des églises sur la conscience, est devenu, dans la mémoire collective, le symbole du rempart de la chrétienté.

L’image des hordes déchaînées de barbares « mahométans» venant se briser, par vagues, sur les solides défenses franques reste imprégnée dans bien des esprits. Interrogez la plupart des Français qui ont encore quelques souvenirs scolaires : Poitiers en 732 arrive toujours dans le peloton de tête des grandes dates connues, avec le couronnement de Charlemagne en 800, la bataille de Marignan en 1515 ou la prise de la Bastille en 1789. Ce ne peut pas être une coïncidence.

Durant la guerre d’Algérie, les commandos d’irréductibles de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) prirent le nom de Charles Martel. Plus près de nous, au lendemain du 11 septembre 2001, un journaliste du Figaro, Stéphane Denis, expliquait tranquillement que l’Occident n’avait pas à avoir honte des croisades. Et argument suprême : « Je n’ai jamais entendu un Arabe s’excuser d’être allé jusqu’à Poitiers  4 Enfin, lors de la dernière élection présidentielle, chacun a pu voir sur les murs des villes « Martel 732, Le Pen 2002».

L’histoire manipulée

Pourtant, des études historiques qui font autorité s’accordent à réduire la portée de la bataille. La conquête arabe a été une réalité. Mais le raid sur Poitiers visait surtout à piller Tours et les richesses de l’abbaye Saint-Martin. Attaque puissante. Mais sans but de conquête territoriale, sans ambition de domination politique durable. L’historien Henri Pirenne écrit à ce propos : « Cette bataille n’a pas l’importance qu’on lui attribue. Elle n’est pas comparable à la victoire remportée sur Attila. Elle marque la fin d’un raid, mais n’arrête rien en réalité. Si Charles avait été vaincu, il n’en serait résulté qu’un pillage plus considérable 5 Le reflux arabe fut sans doute plus lié aux problèmes internes d’un Empire très jeune mais déjà immense, une sorte de crise de croissance, qu’aux coups martelés par Charles.

Franchissons quelques décennies et quelques centaines de kilomètres et transportons-nous à Roncevaux, à l’été de 778. Deux ou trois générations de collégiens ont fait connaissance avec la littérature française, en 6e, par la Chanson de Roland, dans le célébrissime « Lagarde et Michard 6» : les exploits des preux chevaliers carolingiens Roland et Olivier face aux Sarrasins fanatiques attaquant en nombre. Or, si nul ne conteste que la bataille de Roncevaux eût vraiment lieu, on sait depuis longtemps que Roland est tombé face à des guerriers (on dirait aujourd’hui des guérilleros)… basques.

La Chanson de Roland n’est que la plus connue des chansons de geste médiévales. Dans une remarquable thèse consacrée à l’image des musulmans dans cette littérature, Paul Bancourt, universitaire, dégage divers traits d’une diabolique actualité 7. Dans ces textes, écrits entre le XIe et le XIIe siècle, les poncifs fourmillent : les Sarrasins (terme au demeurant fort vague, désignant tous les musulmans de façon indifférenciée), « agents de l’esprit du mal, semblables aux démons», sont fourbes, sournois. L’attaque dans le dos, le viol des femmes sont monnaie courante. Si l’on en croit le texte intitulé La Destruction de Rome, « la sauvagerie des Sarrasins atteint un degré extrême. Leurs bandes mettent le feu aux châteaux, aux villes, aux fortifications, brûlent et violent les églises, incendient toute la campagne romaine, laissent un monceau de ruines sur leur passage. Ils pillent les biens (…). L’émir fait tuer tous les prisonniers, laïcs et religieux, femmes et jeunes filles. Les Sarrasins se livrent aux pires atrocités, coupant les nez et les lèvres, le poing et l’oreille de leurs victimes innocentes, violant les religieuses (…). Entrés dans Rome, ils décapitent tous ceux qu’ils rencontrent. Le pape lui-même est décapité dans la basilique de Saint-Pierre  8.

Plus circonspect, Paul Bancourt assure que le pape est mort de la façon la plus naturelle qui soit. De violences sur les personnes, il n’y en eut guère. Tout au plus des pillages. Evidemment, les Sarrasins ne furent pas plus angéliques que la quasi-totalité des soldats de cette époque d’extrême violence. Ni plus, ni moins. En outre, Paul Bancourt se demande si tel ou tel acte de barbarie attribué aux Sarrasins n’a pas été, en réalité, commis par des Normands ou des Hongrois 9 ! On retrouve le même mensonge, sans doute inconscient, que celui de la Chanson de Roland.

Pourquoi une telle partialité ? L’explication est dans les dates. La Chanson de Roland fut écrite au début du XIIe siècle. Elle retrace des faits… de la fin du VIIIe ! La Destruction de Rome a été rédigée au XIIIe siècle et décrit des événements de… 846 ! Comme si nous lisions, dans un journal daté du matin, une description de la bataille de Marignan. Que pouvait-il y avoir dans l’esprit des écrivains et des lecteurs des XIe-XIIIe siècles ? L’actualité d’alors, qui avait deux faces : les croisades en Orient, les premières victoires de la Reconquista en Occident ! C’est-à-dire les chocs avec l’islam.

Auparavant, tous les peuples païens d’Europe ou venus d’Asie avaient été christianisés un à un. Seuls subsistaient, masses puissantes au sud-ouest et à l’est de l’Europe chrétienne, l’Espagne et l’Empire ottoman, qui menaçait Constantinople, l’« autre Rome» de la chrétienté. Ces musulmans étaient proprement inassimilables, contrairement aux autres. « Le Germain, écrit Henri Pirenne, se romanise dès qu’il entre dans la Romania. Le Romain, au contraire, s’arabise dès qu’il est conquis par l’islam.» Il y a là un danger mortel pour tout le christianisme. « Avec l’islam, poursuit Pirenne, un nouveau monde s’introduit sur ces rivages méditerranéens où Rome avait répandu le syncrétisme de sa civilisation. Une déchirure se fait qui durera jusqu’à nos jours. Aux bords du Mare Nostrum s’étendent désormais deux civilisations différentes et hostiles  10.

L’idée de la croisade, guerre sainte, naît précisément à ce moment de contact entre les deux mondes, lorsqu’il devient évident aux yeux des rois et papes de l’Occident chrétien que cet ennemi-là est inassimilable. N’est-il pas naturel, dans ces conditions, que les chroniqueurs du temps confondent allègrement tous les ennemis de cet Occident ? Par un phénomène mental fréquent dans l’histoire des hommes – l’auto-intoxication -, les Basques, les Normands ou les Hongrois sont devenus des Sarrasins…

L’esprit de croisade, dès lors, imprègne les mentalités. Les « infidèles», terme infamant en ces temps de foi profonde, sont forcément les musulmans. Et cela perdure. Chateaubriand cite la croisade comme l’un des seuls sujets épiques qui vaille (Génie du christianisme, 1816). Delacroix peint en 1841 une lyrique Entrée des croisés dans Constantinople. Victor Hugo écrit, dans La Légende des siècles  11 : « Les Turcs, devant Constantinople / Virent un géant chevalier / A l’écu d’or et de sinople / Suivi d’un lion familier / Mahomet deux, sous les murailles / Lui cria : Qu’es-tu ? Le géant / Dit : Je m’appelle Funérailles / Et toi, tu t’appelles Néant. / Mon nom, sous le soleil, est France / Je reviendrai, dans la clarté / J’apporterai la délivrance / J’amènerai la liberté…»

Un affrontement incessant

Lorsque les Français, en 1830, entreprennent la conquête de l’Algérie, ils sont dans un état d’esprit prédisposant à une nouvelle guerre sainte. Non que la motivation religieuse ait été première. Mais l’hostilité à la « fausse religion» imprègne toute la société française. Les événements de la conquête, puis de la « pacification» de la colonie nord-africaine, ne vont pas l’amoindrir. Depuis, l’affrontement n’a jamais vraiment cessé. Toutes les générations de Français en ont eu des échos : guerre menée par Abd El-Kader (1832-1847), révolte de Kabylie (1871), lutte contre les Kroumirs et établissement du protectorat sur la Tunisie (1880-1881), conquête du Maroc et établissement du protectorat sur ce pays (1907-1912), révolte en Algérie (1916-1917), guerre du Rif (1924-1926), révolte et répression en Algérie (mai 1945), affrontements au Maroc avec le sultan et le parti de l’indépendance Istiqlal (1952-1956), avec le Néo-Destour en Tunisie (1952-1954). La guerre d’Algérie représente un élément supplémentaire – qui deviendra de plus en plus pesant – dans la longue série des affrontements entre les peuples de la région et le pouvoir colonial.

Alors, l’islamophobie 12 et le racisme antiarabe sont-ils consubstantiels à la culture française ? Oui et non ! Il ne faut nullement oublier que, face à cette hostilité affichée, une autre partie du pays s’est en permanence dressée. Il y eut toujours des Français pour saluer la majesté de la civilisation musulmane, la beauté de ses réalisations, pour observer sans a priori les populations arabes ou berbères. Il faut relire Eugène Fromentin (Un été dans le Sahara, Une année dans le Sahel). Ou cette phrase de Lamartine, écrite en 1833 : « Il faut rendre justice au culte de Mahomet qui n’a imposé que deux grands devoirs à l’homme : la prière et la charité. (…) Les deux plus hautes vérités de toute religion.» Plus loin, il loue l’islam « moral, patient, résigné, charitable et tolérant de sa nature».

Des Français, plus nombreux qu’on ne croit généralement, se dressèrent contre le racisme ambiant de l’ère de l’apogée coloniale. A la résistance morale au racisme s’est toujours ajoutée une résistance politique à la colonisation, ou, pour le moins, aux « excès» de celle-ci. Qu’il suffise de rappeler la grande voix de Jaurès, protestant contre la conquête du Maroc, la grève lancée par le Parti communiste français et la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) contre la guerre du Rif en 1925, les protestations de Charles-André Julien contre les exactions et les injustices dans l’ensemble de l’Afrique du Nord, l’opposition française à la guerre d’Algérie…

Les jeunes musulmans de France tentés d’écouter les sirènes de l’intégrisme, pensant que le racisme a tendance à se généraliser, se trompent de combat. Il y a, au début du XXIe siècle comme au cœur du XIXe ou du XXe, deux France : celle de l’affrontement et celle de la compréhension, celle du racisme et celle de la fraternité. Quoi qu’ils en pensent, la tendance historique est au recul de la première – même si elle demeure importante et que des accès de fièvre ne sont pas à exclure – et à l’émergence de la seconde.

  1. Titre du film de René Vautier sur la guerre d’Algérie, tourné en 1972 et longtemps interdit en France.
  2. De petits Etats chrétiens de la péninsule Ibérique partent, dès 718, à la « reconquête» du territoire.
  3. Jean-Henri Roy et Jean Deviosse, La Bataille de Poitiers, Gallimard, Paris, 1966. Il est à noter que ces auteurs prennent nettement distance avec le mythe « Poitiers, rempart de la chrétienté».
  4. Le Figaro, 24 septembre 2001.
  5. Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Alcan, Bruxelles, NSE, 1936.
  6. Manuel de littérature utilisé dans les années 1960-1970 par les élèves depuis la 6e jusqu’à la terminale.
  7. Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du Roi, 2 volumes, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1982.
  8. Cité par Henri Pirenne, op. cit.
  9. Les Musulmans dans les chansons de geste… op. cit.
  10. Mahomet et Charlemagne…, op. cit.
  11. Lire « 1453», poème écrit en 1858.
  12. Ce terme, qui fait débat, est employé ici comme rejet de l’ensemble des pratiquants de l’islam (et non comme critique de la religion).
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