Communiqué de presse des députés ultramarins
[/Le 3 février 2023/]
Colonisation et esclavagisme
Les députés ultramarins condamnent les propos du ministre de l’Intérieur et des Outre-mer.À l’occasion du colloque « Les Outre-mer aux avant-postes » organisé par Le Point ce 2 février 2023 à la Maison de l’Océan (Paris), le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer a déclaré : « c’est la République française qui a aboli l’esclavage (…) on demande donc (aux territoires ultramarins) d’aimer la République » ; « il y a aux Antilles, en Guyane, un sentiment identitaire, de réaction, qui mérite d’être entendu mais qui (…) ne mérite pas d’être entendu comme la Nouvelle-Calédonie a le mérite d’être entendue parce que ce n’est pas la même histoire ».
Nous condamnons ces propos avec la plus grande fermeté.
Au relativisme moral des puissances colonisatrices, persuadées d’apporter culture et savoir aux populations dont elles brimaient les capacités d’autodétermination en même temps qu’elles tuaient leur puissance créatrice, semble avoir succédé une forme nouvelle de révisionnisme historique.
Si l’histoire coloniale est en effet plurielle dans sa réalisation (certains territoires sont conquis par la force, d’autres échangés, certains vendus ou annexés), elle est une dans ses causes (satisfaire des intérêts économiques et promouvoir des idéaux politiques et religieux) et dans ses conséquences actuelles : les outre-mer demeurent le pur produit de l’expansionnisme, restent envisagés comme des relais de puissance et d’influence, et sont tributaires de prismes nationaux car constamment ramenés à leurs vertus géostratégiques.
Nous tenons également à rappeler que l’abolition de l’esclavage est avant tout le fruit de la lutte de nos ancêtres, la consécration de tant de femmes et d’hommes aux vies sacrifiées, le résultat de la résistance constante des esclaves, contraints d’arracher leur liberté là où les décisions de la République mentionnée par Gérald Darmanin tardaient à être proclamées, et plus encore, à être appliquées.
C’est cette même République qui maintient nos territoires d’outre-mer dans un état de sous-développement chronique et qui passe quasiment systématiquement sous silence les outre-mer dans les projets de loi présentés au Parlement, dessaisissant progressivement ce dernier de ses prérogatives.
Rappelons au ministre de l’Intérieur que nul ne colonise impunément : « partout où il y a colonisation, des peuples entiers ont été vidés de leur culture ». En ces quelques mots, Aimé Césaire résumait déjà la volonté émancipatrice de nos peuples, qu’ils soient guyanais, antillais, réunionnais, polynésiens ou néo-calédoniens, dont les revendications identitaires sont au cœur du processus en cours de réappropriation des fondements culturels dont ils ont tous été dépossédés et dont la légitimité n’a pas à être graduée.
Le président de la République et son gouvernement préparent activement une nouvelle loi de programmation militaire, dotée de centaines de milliards d’euros destinés notamment à renforcer les forces dites « de souveraineté » en outre-mer afin de sécuriser les 10,2 millions de km² composant la Zone économique exclusive de la France.
Mais ils détournent sciemment le regard lorsqu’il s’agit d’assurer des conditions de vie (et de retraite) décentes aux populations des territoires qui lui assurent son rang de deuxième puissance maritime mondiale.
Cette réalité ne semble pas, quant à elle, avoir le mérite d’être entendue.
« Le cerveau fonctionne à la manière de certains éléments digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise.
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Aimé Césaire
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Signataires
- Christian BAPTISTE, député de la Guadeloupe
- Moetaï BROTHERSON, député de la Polynésie française
- Elie CALIFER, député de la Guadeloupe
- Jean-Victor CASTOR, député de Guyane
- Steve CHAILLOUX, député de la Polynésie française
- Perceval GAILLARD, député de La Réunion
- Johnny HAJJAR, député de la Martinique
- Emeline K. BIDI, députée de La Réunion
- Karine LEBON, députée de La Réunion
- Tematai LE GAYIC, député de Polynésie Française
- Frédéric MAILLOT, député de La Réunion
- Max MATHIASIN, député de la Guadeloupe
- Marcellin NADEAU, député de la Martinique
- Jean-Philippe NILOR, député de la Martinique
- Jean-Hugues RATENON, député de La Réunion
- Davy RIMANE, député de Guyane
- Olivier SERVA, député de la Guadeloupe
- Jiovanny WILLIAM, député de la Martinique
Déclaration des responsables des instances de la
Fondation pour la mémoire de l’esclavage
[/Le 8 février 2023/]
La mémoire de l’esclavage ne doit jamais être un sujet de polémique
La mémoire de l’esclavage ne doit jamais être un sujet de polémique. C’est pourquoi nous déplorons les propos approximatifs que le ministre de l’Intérieur a tenus à plusieurs reprises ces derniers jours sur ce sujet.
Comment s’étonner que cette histoire reste largement ignorée de nos concitoyens, si la parole publique elle-même véhicule à son propos des erreurs et des contre-sens ?
Nous voulons rappeler ici ces faits bien connus des historiens : la Guadeloupe et la Martinique ont été des colonies de peuplement, tout comme la Guyane, la Réunion, Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) et l’île Maurice qui formaient au 18ème siècle avec la Louisiane, le Canada et les comptoirs des Indes et du Sénégal le premier empire colonial français. Aux Amériques, la population amérindienne s’est vue refoulée, décimée et dépouillée de ses terres au profit de colons et de cultures destinées au marché européen. Pour mettre en œuvre l’exploitation extensive de ces plantations, les Antilles, la Guyane et la Réunion ont reçu le premier grand déplacement forcé de population de notre histoire avec la traite esclavagiste. En deux siècles, près de 1,5 millions de captives et captifs ont été déportés d’Afrique vers les colonies françaises, auxquels se sont ajoutés les 2,5 millions de personnes qui y sont nées et y ont grandi dans la servitude.
Ce système a toujours suscité de l’opposition. Dans le Royaume de France, l’esclavage interdit depuis 1315 n’a jamais été rétabli, malgré les textes discriminatoires que les colons ont réussi à y imposer. Dans l’espace colonial, les esclaves ont toujours résisté, et recherché leur liberté par tous les moyens possibles, notamment par les résistances quotidiennes – comme le refus de travail –, le marronage et les révoltes dont l’histoire de l’esclavage est émaillée. Lors de la Révolution, ce n’est que sous leur pression que l’esclavage est aboli, d’abord à Saint-Domingue en 1793, et que les principes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ont pris enfin leur portée universelle, près de cinq ans après avoir été adoptés le 26 août 1789.
Entre 1789 et 1794 comme entre 1802 et 1848, la fin du système esclavagiste est le résultat de la résistance et des combats des esclaves et des libres de couleur discriminés autant que de l’activisme des militants abolitionnistes de l’Hexagone. La République ne serait pas complète si elle ne reconnaissait pas sa dette à leur égard ; c’est la raison pour laquelle il est normal qu’au Panthéon, Toussaint Louverture soit honoré avec Victor Schoelcher, et Louis Delgrès avec l’Abbé Grégoire et Condorcet.
Transmettre cette histoire, dans sa totalité, est une exigence que nous devons à la mémoire des quatre millions de victimes de l’esclavage dans l’empire colonial français, aux habitantes et habitants des outre-mer pour qui la République a été et demeure un idéal qu’elles et ils ont porté très haut depuis des générations et continuent de défendre aujourd’hui, ainsi qu’à toutes celles et tous ceux qui sont avides de justice et d’égalité dans notre société. La vérité historique n’affaiblit jamais une démocratie. Bien au contraire : elle la renforce, car la connaissance et la reconnaissance sont le début de la réparation.
Cette exigence est celle de la société française : face à la montée du racisme et de la xénophobie, face au malaise profond et persistant qui touche les outre-mer, notamment autour du scandale du chlordécone, face à la revendication de justice contre les discriminations, il est plus que jamais utile et nécessaire de transmettre l’histoire de la diversité française, de déconstruire les préjugés racistes par l’éducation, et enfin de rassembler l’hexagone et les outre-mer par un récit national pleinement partagé.
C’est la raison pour laquelle nous rappelons les propositions formulées par la FME en 2020 pour renforcer la place de cette histoire dans les programmes et les manuels scolaires, notamment pour les élèves de l’enseignement général dans l’hexagone, et le travail qu’elle fournit, aux côtés des collectivités locales et des institutions culturelles, pour valoriser le patrimoine, les lieux de mémoire et les héritages de ce passé, en attendant qu’un musée national soit créé pour transmettre les cinq siècles d’histoire de la France mondiale.
C’est aussi pourquoi nous nous réjouissons que le plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations sur l’origine récemment présenté par la Première ministre fasse de la transmission de la mémoire une priorité, en direction des élèves qui bénéficieront tous de la visite d’un lieu de mémoire dans leur scolarité, mais aussi des élus et des fonctionnaires, à travers des formations auxquelles la Fondation apportera son concours et ses contenus.
Ces efforts, tout comme l’édification prochaine à Paris d’un mémorial aux victimes de l’esclavage, traduiront en actes la volonté de la République d’inscrire pleinement cette histoire dans notre mémoire nationale. Plus de vingt ans après le vote à l’unanimité de la loi du 21 mai 2001 qui a reconnu la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité, il ne sera que temps.
Les membres du bureau de la FME :
- Jean-Marc AYRAULT, président,
- Patricia PROFIL, vice-présidente,
- Laura-Line CASSIN, vice-présidente,
- Laurence LASCARY, trésorière,
- Marie TRELLU-KANE, secrétaire générale
- Georges BREDENT, président du conseil des territoires de la FME
- Romuald FONKOUA, président du conseil scientifique de la FME
- Pierre SAINTE-LUCE, président du conseil des mécènes de la FME
- Doudou DIENE, rapporteur du conseil d’orientation de la FME
Voir également sur notre site
- Jean-Marc Ayrault : La mémoire de l’esclavage et de la colonisation : une nécessité
- Enseigner les traites, les esclavages, les abolitions et leurs héritages