Par Alain Ruscio
Par un soir pluvieux, ce 4 décembre 2024, deux centaines de personnes, Français, Algériens, franco-algériens, se pressaient devant le n° 2 de la rue de Laghouat. C’était là l’aboutissement d’une initiative d’un Comité portant ce nom, qui ne pouvait supporter qu’une voie, au cœur du Paris populaire du XVIIIème arrondissement, garde sa fonction originelle, une victoire glorieuse de l’armée française, alors qu’il s’est agi d’un massacre de populations, un parmi d’autres, de l’occupation de l’Algérie (fin 1852). Les discours documentés de Pierre Mansat, responsable du Comité, et de Mme Laurence Patrice, conseillère de Paris, adjointe à la Maire de Paris en charge de la mémoire et du monde combattant, le rappelèrent (voir notre article sur le massacre de Laghouat). Dans notre équipe, qui analyse l’ensemble des aires géographiques et des périodes de l’histoire coloniale, nous avons tenté un recensement, non exhaustif, des noms de rues parisiennes qui, aujourd’hui encore, célèbrent des faits d’armes honteux. Voici, à titre d’exemples, classés par ordre chronologique, sous réserve d’un inventaire exhaustif, quatre cas d’exactions coloniales ou para-coloniales transformées en faits d’armes. Faut-il pratiquer comme avec la rue de Laghouat ? Nous ne nous placerons certes pas à la place du législateur, mais nous avons souhaité présenter à tous ces informations.
Rue du Caire (IIème)
En 1799, le nom de la capitale de l’Égypte fut retenu pour saluer l’entrée victorieuse dans la ville des troupes françaises, menées par Bonaparte, le 23 juillet 1798. Le 21 octobre 1798, une révolte, en protestation contre la pression fiscale, éclata. Des officiers et des soldats français furent tués. Bonaparte, qui s’était pourtant proclamé l’ami des musulmans, n’hésita pas à détruire des mosquées. de la mosquée : « Les Français s’arment et se forment en colonnes mobiles ; ils marchent contre les rebelles avec plusieurs pièces de canon. Ceux-ci se retranchent dans leurs mosquées, d’où ils font un feu violent. Les mosquées sont aussitôt enfoncées ; un combat terrible s’engage entre les assiégeants et les assiégés, l’indignation et la vengeance doublent la force et l’intrépidité des Français. Des batteries placées sur différentes hauteurs, et le canon de la citadelle, tirent sur la ville ; le quartier des rebelles et de la grande mosquée sont incendiés »[1]. Une fois les insurgés défaits, des scènes de pillage et de profanation ont lieu. Le sac de la mosquée El-Azhar (ou Al-Azhar) a durablement marqué les esprits – et pour cause – dans le monde musulman. Témoignage d’un ulama égyptien : « Ils entrèrent dans la mosquée d’El-Azhar avec leurs chevaux (…). Ils jetèrent sur le sol les livres et le Coran et marchèrent dessus avec leurs bottes. Ils urinèrent et crachèrent dans cette mosquée, ils y burent du vin, y cassèrent des bouteilles qu’ils jetèrent dans tous les coins. Ils déshabillèrent toutes les personnes qu’ils rencontrèrent pour s’emparer de leurs vêtements » (Abdelrahman Al Djabarti, Témoignage, 1798)[2].
Rue et cité d’Isly (VIIIème) et rue de Mogador (IXème)
La lutte de celui qui est entré dans l’Histoire sous le nom de l’émir Abd el-Kader contre l’envahisseur français a été longue et éprouvante, face une armée de 100 000 hommes, longtemps commandée par Bugeaud. Longtemps, l’émir et ses cavaliers purent se replier au Maroc voisin pour reconstituer leurs forces. Jusqu’au moment où Bugeaud choisit de pénétrer sur le territoire de cet État souverain et d’y combattre l’armée marocaine à Isly, près d’Oujda (14 août 1844). Le combat fut bref, tant la disproportion des forces était éclatante. À son terme, 800 soldats marocains avaient perdu la vie, 1 200 à 1 500 avaient été faits prisonniers ; les pertes françaises furent faibles : 27 tués au combat. Au terme de ce fait d’armes, Bugeaud fut fait maréchal de France.
Au même moment, la flotte française, commandée par le duc de Joinville, fils du roi Louis-Philippe bombarda Tanger et Essaouira, que les Portugais aveint nommée Mogador. Un corps expéditionnaire français y débarqua et occupa un temps une ville totalement traumatisée[3].
L’écho de ces batailles fut important en France. Des tableaux, dont un du spécialiste Horace Vernet, immortalisèrent le fait d’armes. Des manifestations de joie se déroulèrent. La rue d’Isly fut nommée en 1845, celle de Mogador en 1846.
Rue de Pali-Kao (XXème)
Dénomination en 1864. La France participa à trois expéditions de type para-colonial sur le territoire de la Chine : les deux guerres dites de l’opium (1839-1842 et 1856-1860), ainsi que la grande expédition internationale contre les Boxers (1900). Le combat de Pali-Kao (ou Palikao) se situe au cours de la seconde, dont l’objectif, aujourd’hui inavouable, mais revendiqué à l’époque, fut d’imposer au pays conquis la consommation d’opium. Le 21 septembre 1860, un Corps expéditionnaire franco-britannique y affronta victorieusement l’armée mongole, s’ouvrant ainsi les portes de la capitale, Pékin (7 octobre 1860). Cet épisode, exalté à l’époque par le monde politique et la presse, est surtout entré dans l’histoire sous le nom moins glorieux de sac du palais d’été de Pékin (dit le Versailles chinois), pillage en règle de milliers d’objets d’art, suivi d’un immense incendie. « Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été », écrivit alors Victor Hugo[4]. « Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs »[5]. Les habitants de la rue de Pali Kao n’ y peuvent certes rien : ils ignorent de quoi il s’agit. Mais les Chinois, eux, n’ont pas oublié… Cette lettre vaut, aujourd’hui encore, en Chine, une immense popularité à Victor Hugo. En 2010, un buste en bronze de l’écrivain a été érigé dans l’enceinte même de l’ancien Palais d’Été. Un peu plus loin, un grand livre en pierre reprend les termes – en français, avec traduction chinoise – de la lettre de novembre 1861.
Passage de Puebla (XIXème)
La campagne du Mexique, voulue par Napoléon III, fut globalement un échec militaire et un désastre diplomatique. Elle a été ponctuée par des affrontements avec les patriotes mexicains, qui défendaient leur terre. La date de dénomination du passage de Puebla est importante : 1863. Car en fait il y eut deux sièges de cette ville. En mai 1862, l’armée française y subit un échec cuisant, perdant 10 % des effectifs des assaillants. En mars 1863, le corps expéditionnaire revint devant Puebla, ses officiers et ses soldats avides de revanche. Le siège dura trois mois avant la capitulation des Mexicains (19 mai). En France, cette victoire, gonflée, suscita un grand enthousiasme… du moins dans certains cercles du pouvoir. Le 10 juin, le prince impérial apparut à un balcon du château de Fontainebleau, s’exclamant : « Puebla est à nous », provoquant les vivats de la foule. Une fois de plus, Hugo éleva la voix, l’année même de la dénomination du passage : « « Hommes de Puebla, vous avez raison de me croire avec vous. Ce n’est pas la France qui vous fait la guerre, c’est l’Empire. Certes, je suis avec vous. Nous sommes debout contre l’Empire, vous de votre côté, moi du mien, vous dans la patrie, moi dans l’exil. Combattez, luttez, soyez terribles, et, si vous croyez mon nom bon à quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme à la tête, que la liberté soit le projectile »[6]. Les mêmes propos lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie auraient valu à son auteur un emprisonnement…
La marche vers Mexico et la prise de la capitale s’ensuivirent (10 juin 1863). Nul doute que cette exaltation par les pouvoirs publics cachait mal une inquiétude. Dans la guérilla qui suivit la chute de Puebla, les Mexicains excellaient… Quatre années plus tard, en mars 1867, le dernier soldat français quittait le sol du Mexique.
Rue de Sfax (XVIème)
Dénomination en 1886. Sur la foi d’une réécriture de l’Histoire, il est souvent affirmé que l’instauration du Protectorat en Tunisie fut paisible. C’est en partie vrai si l’on n’observe que la première phase, entre le 27 avril 1881, date de l’entrée des troupes du général Formegol à Tunis, et le 12 mai, date de la signature par le Bey du traité dit du Bardo (Ksar-es-Saïd). Mais, dans le sud, la résistance s’organisa. Ali Ben Khalifa, caïd de la tribu des Neffet, fut nommé Bey et choisit Sfax comme capitale (2 juillet 1881). La réplique française fut proportionnée à la menace. Une colonne de 50.000 hommes se dirigea vers Sfax ; la Marine se plaça devant le port. Un bombardement massif et ininterrompu commença sur les quartiers, habités essentiellement par des civils. L’assaut fut donné le 16 juillet. « On fouille alors les maisons une à une. On fusille tout ce qu’on trouve les armes à la main et une véritable chasse à l’Arabe commence dans Sfax déserte pour se continuer trois jours encore (…). À dix heures du soir tout était fini. Notre escadre avait tiré plus de deux mille coups de canon et l’ennemi avait perdu de six à huit cents hommes et il était découragé, surtout à cause de la mort de plusieurs de ses chefs », écrivit un témoin français[7]
[1] Mémoires du maréchal Berthier, prince de Neuchatel et de Wagram, Major général des armées françaises, Paris, Beaudouin Frères (Gallica)
[2] Cité par Claude Liauzu, Empire du mal contre Grand Satan. Treize siècles de cultures de guerre entre l’islam et l’Occident, Paris, Armand Colin, 2005
[3] Voir Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, Paris, La Découverte, 2024.
[4] Voir Nora Wang & al., Victor Hugo et le sac du Palais d’été, Paris, Ed. Les Indes savantes, 2005
[5] Victor Hugo, Lettre, Guernesey, 25 novembre 1861, dans Œuvres complètes, Actes et Paroles, Vol. II, Pendant l’exil, 1852-1870, Paris, J. Hetzel & Cie, A. Quantin, 1883
[6] Victor Hugo, id.
[7] Pierre Giffard, Les Français à Tunis, chapitre XXV, Paris 1881 (BNF, Gallica).