
A Alger dans les années 1950
Dans cet article, l’historien Alain Ruscio montre à quel point les noms de rue et la statuaire exaltaient partout dans les villes coloniales la domination française et constituaient pour les colonisés un environnement symbolique vexatoire et souvent incompréhensible. Il indique aussi que la décolonisation de cet environnement n’a pas toujours été réalisée, comme au Sénégal dont les autorités viennent d’annoncer vouloir s’attaquer au problème.
Dans les villes sous domination française, des décennies ou plus d’un siècle durant, les noms des avenues, boulevards, rues et autres lieux étaient souvent des hommages aux « grands Français » qui avaient contribué aux conquêtes, aux « pacifications » ou à la mise en valeur ou encore à des hommes politiques et idéologues qui avaient porté la justification des conquêtes et des dominations. Dans d’autres cas, c’étaient des noms de lieux de métropole chers aux édiles du moment. Cette pratique était une vexation supplémentaire – même si la plupart des indigènes ignoraient la signification de ces appellations. Même phénomène pour la statuaire. La IIIème République, qui vit l’apogée de l’Empire, a voulu honorer ses héros. Quelle est la ville, parfois le village, de France, qui n’a pas sa statue d’une personnalité locale ? La même pratique s’imposa outre-mer. On pourrait même dire : s’amplifia. Car chaque colonie comptait, selon les critères des Français de l’époque, non pas une, mais plusieurs « gloires ». Frantz Fanon s’insurgeait contre ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet » (Les damnés de la terre).
On peut évidemment s’interroger sur cette insistance : qui les vainqueurs voulaient-ils convaincre ? Les indigènes du peuple, dont la plupart étaient illettrés ou rebelles à l’art monumental occidental ? Les intellectuels colonisés, souvent hostiles quoi qu’il en fût ? Peu, d’ailleurs, devaient regarder positivement ces monuments, érigés la plupart du temps… avec l’argent de leurs impôts, quand ce n’était pas grâce à des souscriptions plus ou moins imposées.
En réalité, c’était eux-mêmes que les colonisateurs exaltaient.
En Indochine
À Saïgon, la rue principale, emblématique, véritable poumon de la ville, portait le nom de Catinat, du nom de la première corvette qui bombarda une ville vietnamienne (Da Nang, rebaptisée Tourane), le 16 septembre 1856. On comptait aussi des boulevards Gallieni, Charner, Chasseloup-Laubat, Pasteur, Kitchener, Albert 1 er, de l’amiral Courbet, des rues Mac Mahon, d’Alsace-Lorraine, de Champagne, de Nancy, de Verdun, une place Pigneau-de-Béhaine, des quais Le-Myre-de-Vilers, Chaigneau, un parc Maurice Long, plus tard des boulevards du général de Gaulle, du maréchal Leclerc, de Lattre de Tassigny, etc. Il existait ou il subsistait pourtant des rues Do Huu Vi, Phan Thanh Gian, Huynh Quang Tien, Nguyen Tan Nghiem, Le Loi, autant de noms liés à l’histoire propre du pays.
Hanoi, un temps capitale de l’Indochine française, ne pouvait être en reste. Si la vieille ville garda ses noms anciens de rues (liés aux diverses corporations qui y travaillaient), l’artère principale de la ville européenne, entre le petit lac et l’Opéra, s’appelait Paul Bert, du nom d’un savant devenu gouverneur général. On pouvait également se déplacer dans des rues nommées Alexandre de Rhodes, Calmette, Gallieni, Auguste Pavie, Pierre Pasquier, des boulevards ou avenues de l’amỉral Courbet, Victor Hugo, du sergent Bobillot, Félix Faure, Francis Garnier, Jauréguiberry, du maréchal Joffre, un quai Clemenceau, etc.
Même chose pour les statues. À Saïgon, les passants ne pouvaient faire une promenade sans croiser les effigies des gloires françaises qui avaient inspiré ou réalisé la conquête. Gambetta était représenté « avec la tête rejetée en arrière, s’écriant : “Messieurs, au Tonkin !“ ». Étaient également statufiés « Francis Garnier, auquel nous devons le Tonkin » ou « l’amiral Rigault de Genouilly, qui s’empara de Saïgon en 1859 » (Pierre Nicolas, La vie française en Cochinchine, vers 1900)[1]. En 1909 fut érigée au cœur de Hanoï un grand monument, chargé de symbolisme paternaliste : « La France est représentée sous les traits d’une femme élégante accueillant d’un geste large et bienveillant les hommages des provinces indo-chinoises ; celles-ci sont figurées par une Laotienne, une Cambodgienne et une Cochinchinoise, symboles de l’art, de la paix et du travail. À droite, seul, fièrement campé, un tirailleur annamite, le regard au loin, semble garder nos possessions asiatiques et se porter garant du loyalisme des indigènes » (L’Illustration, 13 février 1909). On notera la précision apportée par cette dernière phrase : c’était la France libératrice qui était célébrée, mais c’était la main d’œuvre annamite qui travaillait…
La visite du ministre des Colonies, Paul Reynaud, en 1931, fut l’occasion d’une célébration de l’union des Français et des indigènes… alors que chacun gardait en tête les scènes toutes fraîches des révoltes violemment réprimées de Yen Bay et du Nghe Tinh : « Le monument aux morts de la grande guerre, sur la place du Maréchal Joffre [à Hanoï]. Au premier plan, l’urne contenant de la terre de Verdun. La première visite du ministre, Paul Reynaud, fut pour ce monument qui symbolise l’union en Indochine des Français et des indigènes » (Le Monde colonial illustré, novembre 1931). À Vientiane, c’est Auguste Pavie qui fut honoré par une statue imposante. On y voyait l’explorateur, à la barbe imposante, coiffé de son chapeau bien connu, en train de marcher. Sur le socle, deux Laotiens, agenouillés, tendaient vers lui des offrandes.
Au Maghreb
En Algérie, dans les villes en tout cas, il n’y avait pratiquement aucune voie qui porte un nom d’indigène. À Alger, on pouvait se promener sur la place Lyautey ou celle du Gouvernement, les boulevards Carnot, Gallieni, les rues Michelet, Sadi Carnot, Charles Péguy, Dumont d’Urville, d’Isly (une victoire pourtant sans gloire du maréchal Bugeaud), se détendre dans les squares Bresson, Aristide Briand, Guynemer, maréchal Foch ou dans les jardins Saint-Saëns, Marengo, visiter les musées Franchet d’Esperey ou Savorgnan de Brazza, etc. Dans la capitale du Maroc sous le Protectorat, il y avait un boulevard Joffre, des rues Descartes, Déroulède, Pasteur, Victor Hugo, Lavoisier, des places Piétri et du cardinal Lavigerie. À Casablanca, une inévitable place Lyautey, des boulevards Franchet d’Esperay, Pasteur, Denfert-Rochereau, des rues de Marseille, de Lorraine, de la Gironde, de Bordeaux, du général d’Amade, des Régiments coloniaux, mais aussi Moulay Youssef, des Ouled Ziane, d‘Anfa, etc.
À Alger, la première statue, celle du duc d’Orléans à cheval, fut inaugurée dès 1845, c’est-à-dire à un moment où la pacification était loin d’être achevée. Sur le piédestal, on pouvait voir des détails de batailles, où les vaincus étaient représentés à terre, écrasés, expirant sous les sabots des chevaux fièrement surmontés des cavaliers français. Le 18 décembre 1898[2] fut inauguré, au centre d’Oran, un vaste ensemble, bien dans l’air du temps, qui exaltait le courage des héros de Sidi-Brahim. Certains le présentèrent durant toute l’ère coloniale comme le plus beau monument d’Algérie. On y voyait, au sommet d’un obélisque blanc une Gloire ailée, symbolisant la victoire, puis, au pied, une France, légèrement tournée, inscrivant sur un mur : « Camarades, défendez-vous jusqu’à la mort ». L’œuvre était due à l’une gloires de la sculpture monumentale française, Aimé-Jules Dalou (par ailleurs ancien Communard[3], admirateur de Blanqui)[4].
Mais s’il est une personnalité qui fut en permanence honoré, c’est bien le cardinal Lavigerie, un évangélisateur forcené. Mort en 1892, il fut très vite statufié (à Biskra en 1900). Mais ce fut surtout à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 1925, que sa personnalité fut exaltée. À Alger, l’inauguration eut lieu le 8 novembre. Le monument de bronze était érigé sur le terre-plein de la cathédrale Notre-Dame d’Afrique. La statue d’Élie-Jean Vézien, prix de Rome, était toute en symboles : « Le cardinal Lavigerie, debout, tenant une croix de la main droite et l’Evangile de la main gauche, regarde la baie et la ville d’Alger » (L’Illustration, 21 novembre 1925). Puis, le 23 novembre, le même type de cérémonie eut lieu à Tunis, toujours en présence des autorités religieuses et civiles. Cette seconde statue, réplique de celle d’Alger, fut installée sur la place Bab el Bhar (porte de la Mer), rebaptisée Porte de France, exactement face à la Médina, qui avait en son cœur la mosquée Zitouna. Les autorités ne pouvaient faire preuve de plus de morgue : le défi à l’islam était éclatant[5].
Par contre, on note avec intérêt que rien de comparable ne se produisit au Maroc. On ne peut qu’y voir, évidemment, l’empreinte de Lyautey, qui était hostile par principe à tout ce qui rappelât une confrontation chrétienté / islam.
Tous les monuments cependant n’étaient pas des manifestations écrasantes de la domination. Certains étaient plus paternalistes, des hommages aux indigènes fidèles à la mère patrie : « Un monument destiné à honorer la mémoire des soldats indigènes morts au service de la France vient d’être construit au cimetière musulman de Bône. Il rappellera désormais le loyal dévouement des braves “turcos“ qui ont versé leur sang pour la France partout où ils furent appelés pour elle, en Algérie, en Crimée, en Italie, au Mexique, en 1870, en Tunisie, en Extrême-Orient, à Madagascar, au Maroc. De pur style mauresque, ce monument, une “Koubba“[6], est recouvert par une coupole blanche que termine un croissant de marbre. La porte, à ogive arabe, est entièrement revêtue de carreaux de faïence de couleur. Deux petites baies en percent les murs, ornés extérieurement de décorations également en céramique… » (Revue Indigène, mai 1913)[7].
Plus particulièrement en Algérie, les cérémonies dites du Centenaire virent la multiplication de ces pratiques. Lors de la visite officielle du président de la République, Gaston Doumergue, le protocole avait consacré une bonne partie de l’emploi du temps à des inaugurations. Le 4 mai, jour même de son arrivée, il dévoila à Alger une statue de René Viviani, un des nombreux Européens d’Algérie qui avaient eu un destin national[8]. Le lendemain 5 mai, il n’y eut pas moins de deux inaugurations. La première, en début de matinée, à Boufarik, cœur de cette Mitidja qui était la fierté des colons. Le monument, somptueux – une frise de 50 mètres de long sur une hauteur de 10 mètres – était tout simplement dédié au « génie colonisateur de la France » : une fresque représentait la Mitidja d’avant, « un sol inculte et pestilentiel » et la réalité du moment, une fertilité inouïe. Le tout veillé par les « gloires » de la conquête et de la « mise en valeur » : Bugeaud, Lamoricière, le comte Guyot, de Vialar, le docteur Pouzin qui dirigea à Boufarik, en 1835, la première infirmerie indigène… (Revue Africaine, 1929). Puis, le cortège présidentiel quitta Boufarik pour Sidi-Ferruch, où l’attendait une seconde inauguration, un hommage aux pionniers, les conquérants de 1830. Un bas-relief sculpté représentait la France et l’Algérie enlacées, avec une légende : « Ici, le 14 juin 1830, par ordre du roi Charles X, sous le commandement du général de Bourmont, l’armée française vint arborer ses drapeaux, rendre la liberté aux mers, donner l’Algérie à la France. Cent ans après, la République française, ayant donné à ce pays la prospérité, la civilisation avec la justice, adresse à la mère-patrie l’hommage de son impérissable attachement » (J. Pauliac, L’Ami du Peuple, 6 mai 1930).
Au Maroc, Lyautey insista sur la communauté de destin entre la France et le Protectorat. Le 20 juillet 1924, il présida l’inauguration d’une statue représentant « un cavalier français et un cavalier marocain se donnant fraternellement la main : expressif symbole de l’union des deux races qui s’est affirmée avec tant d’éclat, de 1914 à 1918, sur les champs de bataille d’Europe » (L’Illustration, 2 août 1924)[9]. Lyautey fut destitué peu après (durant la guerre du Rif, la « fraternité » ne suffisait plus ; il fallait un homme à poigne : ce fut Pétain). L’ancien Résident général décéda le 27 juillet 1934. L’idée vint immédiatement aux autorités françaises du Maroc de lui ériger une statue équestre monumentale[10], inaugurée en 1938 au centre de la Place de la Victoire de Casablanca. Sur les quatre faces du socle figuraient des bas-reliefs illustrant l’œuvre du grand homme.
En Afrique subsaharienne
En AOF, la floraison vint après la Première guerre mondiale : monuments aux morts de l’AOF (Dakar, 1929), monument à la gloire des troupes noires et des anciens gouverneurs de l’AOF (Dakar, 1920-23), statue de Gallieni (Dakar, 1921-22), monument à la mémoire du gouverneur Joost van Vollenhoven (Dakar, 1923), mausolée William Ponty (Dakar, 1921-26), monument Monteil (Nguimi, 1927), plaque consacrée aux morts de Guinée (Conacry, 1937)[11].
À Bamako, fut inaugurée en 1924 une statue représentant cinq soldats noirs guidés par un officier blanc avec l’inscription : « En témoignage de reconnaissance envers les enfants d’adoption de la France, morts au combat pour la liberté et la civilisation ». En décembre 1933, pour le cinquantenaire de la présence française au Soudan, de nombreuses cérémonies se tinrent. À Bamako, en présence comme toujours des officiels, dont Blaise Diagne, on inaugura la statue de Borgnis-Desbordes, puis, le lendemain, à Ségou, une statue à la gloire du gouverneur Archinard[12]. En 1938, une revue faisait la liste des monuments ou statues de ce type pour le seul Soudan français (Mali actuel) : « Le Soudan français à ses grands hommes. Ville de Bamako. Gustave Borgnis-Desbordes, Gouverneur Terrasson de Fougères, lieutenant de vaisseau Mage, docteur Quintin. Cercle de Kayes. Général Faidherbe, lieutenant Roger Descemet, enseigne de vaisseau René des Essarts. Cercle de Ségou. Général Louis Archinard, capitaine Gallieni, lieutenants Vallière et Piétri, Docteurs Tautain et Bayol. Cercle de Tombouctou. Lieutenant-colonel Bonnier, lieutenant de vaisseau Boitteux, Joffre, René Caillé, major Laing, lieutenants de Chevigné et de la tour Saint-Igest. Cercle de Gao. Géologue Chudeau, colonel Klobb. Monument du géologue Chudeau à 25 km au nord de Tabankort » (Le Monde colonial illustré, mars 1938).
En Martinique
En Martinique, les autorités érigèrent une statue à la gloire de Joséphine, l’enfant du pays. L’inauguration eut lieu en grande pompe le 29 août 1859. Sur le socle était inscrites des formules laudatives : « De ce peuple enivré, saluant ton retour / Illustre Joséphine, entends les cris d’amour ! […] Pour son pays natal, quel noble attachement ! / Pour son illustre époux, quel pieux dévouement ! » (Revue Algérienne et Coloniale, 4 è trimestre 1859). L’article précisait que les officiels (archevêque, gouverneur de la Martinique, celui de la Guadeloupe, maire de Fort-de-France, etc.) prononcèrent des discours, qu’un bal fut donné pour « l’élite de la population ». Mais n’y figurait nulle interrogation sur le sentiment des enfants d’esclaves, ni sur la réputation de Joséphine, considérée souvent, à tort ou à raison, comme une inspiratrice du rétablissement de l’esclavage par son « illustre époux », en 1802.
Interrogations et protestations
Dès le début de la conquête d’Alger, un haut fonctionnaire, intendant civil d’Alger, réputé pour sa capacité d’observation des malheurs des indigènes, interpellait ses concitoyens :
« Sur cette question de la langue, j’avoue que je ne puis approuver la peine que, dans les premiers temps de l’occupation, a prise, pendant six mois, un homme d’esprit de l’état-major général, pour baptiser de noms français (dont quelques uns assez bizarres), et écrits en français, le plus grand nombre des rues d’Alger, ce qui fait que les natifs sont étrangers dans leur ville et ne peuvent faire connaître leur domicile lorsqu’ils viennent pour quelque affaire dans les administrations » (Baron Louis André Pichon, Alger sous la domination française, 1833)[13]. Il citait divers exemples d’appellations nouvelles : rues d’Annibal, des Baléares, Jean Bart, Cervantès, Charles-Quint, de Chartres, de la Couronne, Desaix, des Marseillais, d’Orléans, de la Porte-de-France, du Quatorze-juin, etc. Seuls subsistaient quelques noms arabes (d’ailleurs francisés) : rues Babeloued, de la Casbah, du Caftan, de Sidi-Ferruch (cette dernière d’ailleurs en hommage aux conquérants de 1830), etc.
Mais bien rares furent les Français de l’ère coloniale qui raisonnaient ainsi : les villes étaient faites pour eux, les indigènes n’y étaient que des figurants, des exécutants, ils n’avaient nul besoin de s’orienter… ou ils n’avaient qu’à apprendre à lire la langue des vainqueurs. La plupart des maîtres blancs étaient inconscients ou insoucieux de l’opinion des colonisés. Certains, cependant, s’interrogèrent : que pensaient nos protégés de ces monuments, derrière leurs masques impassibles ?
Les réactions des colonisés
On a affirmé plus haut, sans crainte d’être contredit, que la majorité des colonisés passant devant ces statues ignoraient de qui il s’agissait et n’en comprenaient pas la valeur symbolique. Mais les nationalistes ne s’y trompaient pas.
Article écrit par l’un des premiers communistes tunisiens, M’Hamed Ali, au lendemain de l’érection de la statue de Lavigerie (voir supra) : « L’artiste a saisi dans quel esprit devait être symbolisé le fameux prélat. Le pionnier du capitalisme y est exactement personnifié. C’est bien à une attitude de général – d’un général en soutane – partant en bataille contre les Musulmans pour conquérir leur esprit et les asservir, comme l’autre en uniforme, à son capitalisme. Son sabre, c’est cette croix immense qu’il brandit à sa main droite » (M’Hamed Ali[14], L’Humanité, 11 avril 1926). Le 28 novembre 1925, une manifestation, partie de la mosquée de la Zitouna, descendit jusqu’à la statue. De violents affrontements, suivis d’arrestations, eurent lieu. Au Maroc, en mars 1952, pour le 40ème anniversaire du traité de Fès, certains militants tentèrent de poser une bombe sous la statue du maréchal Lyautey, qui trônait au cœur de Casablanca, puis renoncèrent[15].
Lors du processus de décolonisation, ce n’est pas par hasard que l’une des premières actions des colonisés libres ait été de mettre à bas ces symboles.
Au Viêt Nam, cette volonté de destruction commença dès mars 1945, après que les Japonais aient décapité l’administration française. À Saïgon, le maire Kha Van Can, joignant son intérêt personnel au nationalisme, commença à faire déboulonner les statues françaises et à les faire acheminer vers une fonderie… dont il était propriétaire[16]. À Hanoi, le 1er août 1945, le maire Tran Van Lai présida à une véritable cérémonie d’exorcisme : ces statues, « on les fout par terre, on leur marche dessus ! » (Presse vietnamienne, août 1945).
De la même façon, les premières traces de la présence française détruites dans le Mali indépendant furent les statues des généraux Borgnis-Desbordes à Bamako et Archinard à Ségou[17] (voir supra).
Ou en Algérie. La statue du duc d’Orléans a été déboulonnée le 4 juillet 1962 – symbole : la veille de l’indépendance – et ramenée en France par les soins de l’armée ; elle trône aujourd’hui sur la place qui porte son nom, au cœur de Neuilly-sur-Seine. La statue à la gloire des héros de Sidi-Brahim (Dalou) eut un destin singulier. Après l’indépendance de l’Algérie, les nouveaux maîtres d’Oran gardèrent la Gloire au sommet de l’obélisque, mais… la victoire avait changé de camp : la base du monument était ornée de 4 médaillons représentant Abd el Kader. Quant à l’effigie de la France, elle repartit en métropole. Elle figure à présent à Périssac, en Gironde, terre natale du capitaine Oscar de Géreaux, qui commanda le dernier carré de Sidi Brahim.
À Tunis, la statue du cardinal Lavigerie, place Bab el Bhar, fut enlevée dès l’indépendance et remplacée par celle d’Ibn Khaldoun – qui y figure toujours – : symbole contre symbole.
À Casablanca, la statue équestre de Lyautey, déjà évoquée, fut retirée de la plus grande place de la ville, mais fut seulement déplacée de quelques centaines de mètres et entra dans le jardin de l’Hôtel du commandement militaire devenu ensuite le Consulat Général de France.
Lors de l’expédition de Suez de 1956, les Égyptiens mirent à bas l’immense statue de Lesseps : ils ne se trompaient pas sur sa signification.
Parfois, il fallut attendre des décennies avant la disparition des symboles. À Dakar, les statues des gouverneurs Faidherbe et Van Vollenhoven, plus une autre représentant la fraternité d’armes entre un tirailleurs sénégalais et un soldat français (surnommés par dérision Demba et Dupont), ne furent déboulonnées qu’en 1983… avant de réapparaître, pour la dernière, en 2004.
Même type de réaction, aux Antilles, de la part des indépendantistes, contre ce grand symbole béké que fut Joséphine : « Depuis une vingtaine d’années, sur la place Savane de Fort-de-France, la statue en marbre de Joséphine de Beauharnais n’a plus sa tête. Une nuit, des inconnus dont venus décapiter cette “fille de békés“ (colons) que la légende accuse d’avoir incité l’Empereur à rétablir l’esclavage. En Martinique (…), la fameuse Joséphine acéphale, en plein centre de la préfecture, est une trace familière et trop rare de la souffrance enfouie » (Marion Van Rentergheim, Le Monde, 16 décembre 2005)[18].
Et que l’on ne parle pas à Fanon de coïncidences ou de simples mouvements d’humeur d’un moment : pour lui, ces statues avaient une fonction politique affirmée : « Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les épines écorchées par le fouet. Voila le monde colonial (…). Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : “Nous sommes ici par la force des baïonnettes…“. On complète aisément » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961).
Par contre, il est remarquable de constater que, un demi-siècle ou plus après les libérations nationales, beaucoup de pays anciennement colonisés ont conservé des noms de rues dédiés à des Français, mais que ce sont toujours des écrivains, des savants, des humanistes, voire des militants. Il y a toujours, au début du XXI è siècle, des rues Victor Hugo, Alfred de Musset ou Blaise Pascal, plus évidemment une rue Enfantin et une place Maurice Audin à Alger, des rues Calmette, Pasteur et Yersin à Ho Chi Minh-ville, des rues Pierre Parent à Rabat et à Casablanca…
[1] Notes sur la vie française en Cochinchine, Paris, Ernest Flammarion Éd., s.d.
[2] Le Figaro, 19 décembre
[3] Il est vrai plus républicain que communard (il sera en 1899 l’auteur du Triomphe de la République, place de la Nation, à Paris).
[4] Le gisant de l’enfermé, au Père Lachaise, est l’œuvre de Dalou.
[5] Pierre Soumille, « La représentation de l’islam chez les chrétiens de Tunisie pendant le protectorat français (1881-1956) et après l’indépendance », in Françoise Jacquin & Jean-François Zorn (dir.), L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne, XVIII è-XX è siècles, Paris, Karthala, Coll. Mémoires d’Église, 2003
[6] Monument avec dôme qui abrite en général les restes d’un marabout ou d’un personnage respecté
[7] « Un monument en l’honneur des soldats indigènes morts au service de la France »
[8] Alain Amato, Monuments en péril, Paris, Éd. de l’Atlanthrope, 1979.
[9] « L’inauguration, à Casablanca, par le maréchal Lyautey, du monument à la victoire et à la paix »
[10] Jean-Luc Pierre, « La statue de Lyautey à Casablanca : une image du protectorat », Bull. de Liaison des Professeurs d’Histoire-Géographie de l’académie de Reims, n° 26, 2002
[11] Catherine Coquery-Vidrovitch, « Lieux de mémoire et occidentalisation », in Jean-Pierre Chrétien & Jean-Louis Triaud (dir.), Histoire d’Afrique. Les enjeux de mémoire, Paris, Ed. Karthala, Coll. Hommes et Sociétés, 1999.
[12] Gouvernement général de l’Afrique occidentale française, Fêtes du Cinquantenaire du Soudan français, 1883-1933, Discours et Allocutions prononcés à Dakar-Bamako-Ségou, 22-28 décembre 1933, Gorée, Imprimerie du Gouvernement général, 1934 (Gallica)
[13] Alger sous la domination française, son état présent et son avenir, Paris, Théophile Barrois & Benjamin Duprat, 1833, Site Google.Books
[14] Article signé Mhamed
[15] Témoignages de Slimane Laraïchi et Houssein Berrada, in Larbi Essakali (dir.), Le Mémorial du Maroc, Vol. VI, Rabat, Éd. Nord-Organisation, 1984
[16] Colonel Maurice Rives, Lettre, Carnets du Viêt Nam, mars 2013
[17] Demba Diallo, Çagaloba ! Carnets d’un militant du tiers-monde, 1925-1960, Bamako-Paris, 2005
[18] « La mémoire blessée de la Martinique »