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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« Depuis l’indépendance, aucun responsable politique français n’a déposé une gerbe à notre monument aux morts. »

De larges extraits de l'entretien avec Bachir BOUMAZA publié le 1er novembre 2004 dans le quotidien algérien L'EXPRESSION sous le titre “Le colonialisme est un crime contre l'humanité”. 2

L’Expression: L’Algérie commémore le cinquantenaire du 1er Novembre 1954, que vous inspire cet évènement sur le plan symbolique?

Bachir Boumaza 1
: Avec beaucoup d’autres de ma génération, j’ai eu la chance d’être à la fois témoin et acteur d’un grand moment dans le parcours historique de notre pays. Tout d’abord pour répondre à votre question : l’accession de notre pays à l’indépendance a été un moment d’une intensité si extraordinaire qu’il efface à lui seul toutes les autres occasions de satisfaction ou de déception qui ont meublé ou qui meublent encore notre vie. […]

La célébration du cinquantenaire coïncide avec la refondation des relations algéro-françaises. La prochaine conclusion du pacte d’amitié absout-il la France de ses crimes?

Ce n’est pas seulement que ces crimes qui sont en vertu du droit international imprescriptibles, c’est surtout les relents psychologiques qui vont persister et empoisonner les relations algéro-françaises. Un souvenir me vient à l’esprit : en 1975, l’Algérie avait reçu la visite officielle du chef de l’Etat français, Valery Giscard d’Estaing.

De retour en France, le président de la République française va accueillir immédiatement le président de la République fédérale d’Allemagne, Walter Schell. Ce dernier avait demandé de s’incliner devant le tombeau du symbole de la résistance française Jean Moulin. Voilà la philosophie sur laquelle devraient reposer les accords franco-algériens dans la perspective du traité d’amitié dont la référence était le traité d’amitié franco-allemand.

Or, les Allemands ont reconnu leur culpabilité dans les crimes nazis, contrairement aux Français en Algérie. D’ailleurs, depuis l’indépendance, aucun responsable politique français n’a déposé une gerbe de fleurs à notre monument aux morts. Donc, si le traité d’amitié franco-allemand a bien fonctionné c’est parce qu’on n’a pas fait table rase du passé.

Les Allemands se sont amendés, alors que les Français qui commémorent chaque année les massacres d’Ouradour sur Glâne par les Nazis ont une attitude différente par rapport aux tueries du 8 Mai 1945, durant lesquelles furent détruites 40 mechtas, chiffre reconnu, y compris par l’administration coloniale de l’époque. Pour les événements du 8-Mai-1945, près de 40 mechtas ont été rasées en Algérie.

Les Français sont donc plus prompts à évoquer les grands principes des droits de l’Homme s’agissant des exactions nazies mais s’agissant de leurs crimes, ils rechignent à les reconnaître. Voyez-vous, il aura fallu la venue de M. Chirac pour reconnaître les crimes contre une communauté de confession juive.
Il faut préciser que ni De gaulle, ni Pompidou, ni Mitterrand, ni Giscard d’Estaing, n’ont été jusqu’à reconnaître les crimes commis contre la communauté juive française, durant l’occupation allemande. Pour les prédécesseurs de M.Chirac ce n’était pas la République française qui en était responsable, mais un État usurpateur, Vichy.

Chirac a détruit ce tabou, mais n’a pas été dans la même logique lorsqu’il s’est agi de crimes commis contre nos nationaux, comme ce fut le cas le 17 octobre 1961. Pis, c’est sous son mandat que l’on assiste à une réécriture insidieuse de l’histoire de l’Algérie coloniale.

En quoi consiste cette offensive?

Par exemple, c’est une bonne chose de nous inviter à Toulon pour commémorer la célébration par la France , de l’occupation nazie … Dans la foulée de ces manifestations, le président Chirac a décoré Alger en tant que “capitale de la France combattante”. Cette capitale que le président français a décorée n’est pas celle de la bataille d’Alger, mais celle-là même qui a ordonné les massacres du 8 mai 1945.

Sans esprit de chicane, c’est cela l’histoire vraie des relations franco-algériennes à cette époque. Reconnaître ces crimes c’est assainir l’atmosphère et permettre à ce traité d’alliance de partir sur de bonnes bases.
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille constamment regarder dans le rétroviseur de notre voiture qui sillonne notre cours de l’histoire, mais une voiture sans rétroviseur est une voiture dangereuse. Il faut donc s’assumer sur le plan de l’histoire.

L’Algérie vient de commémorer les événements du 17 Octobre 1961. Ne pensez-vous pas qu’il y a une discrimination entre le traitement de ce dossier et celui ayant trait à la déportation des juifs?

Outre ces «ratonnades» opérées sous sa responsabilité et revendiquées dans un livre qu’il a consacré à sa magistrature comme préfet de Paris, l’affaire Papon est liée à celle des Harkis, comme en témoigne le livre de Madame Péju Les Harkis à Paris.

C’est au départ de Constantine où il fut préfet Igame que Maurice Papon a pensé utiliser le concours de ces «supplétifs musulmans» dans les opérations de répression dans la région parisienne.

Les récentes manifestations organisées à grande échelle pour récompenser spécialement ces unités combattantes, sont bien sûr liées à des considérations électorales, mais dénotent, par là même, une certaine résurgence de l’idéologie coloniale. Une résurgence d’une idéologie coloniale et à ce rythme il arrivera un moment où on nous dira que la mission coloniale a été bénéfique.

Sans nier l’éventuel apport indirect de la colonisation dans le développement de l’Algérie, nous maintenons que le colonialisme – son idéologie et sa pratique – est un crime contre l’humanité, dans la mesure où il s’inscrit comme «civilisateur» et, partant, dans sa négation des autres cultures et des autres civilisations. La domination économique, politique, les répressions, ne sont que des conséquences de cette vision européo-centriste, ségrégationniste…

Revenons à ce concept de crime contre l’humanité. La loi du 31 juillet 1968 prescrivant les crimes de guerre, des poursuites sont-elles possibles contre l’État français?

C’est avant tout une question de rapports de force. Il est utile de rappeler que la communauté juive avec tout son poids spécifique dans la politique française a mis 40 ans pour imposer le procès contre Maurice Papon. Alors il nous faut beaucoup de temps. Pour les sceptiques, je dirais qu’il y a deux ans, le maire de Paris a décidé de mettre une plaque sur le pont Saint Michel, à la mémoire des victimes du 17 Octobre 1961, comme il a été créé une association du 17 Octobre en France. Il s’agit donc, en premier lieu, d’un devoir de mémoire. Il faut donc que l’opinion publique algérienne soit mobilisée et fasse pression sur les Français et sur les institutions algériennes pour que ces crimes ne passent pas dans la colonne des pertes et profits dans les relations assainies avec la France. Je suis pour un rapprochement entre les deux pays, mais pas en effaçant une partie de l’histoire. Et l’exemple au traité franco-allemand est à méditer.

En tant que membre fondateur de la fondation du 8 Mai 1945 peut-on savoir où en est la plainte déposée concernant ces évènements. Comment expliquez-vous le
silence de l’Algérie officielle par rapport à ce dossier?

Pour répondre à votre question sans de longs développements, je me permets de recourir à une métaphore en usage dans les Hauts-Plateaux sétifiens. On dit de l’averse de grêlons «fait le lit de son maître». En l’occurrence la grêle tapisse et réchauffe la terre chaude pour permettre à la neige de s’y poser et de tenir sans fondre. On peut utiliser cette image à propos des deux dates : le 8 Mai 1945 et le 1er Novembre 1954.

La réussite du 1er Novembre est toute entière inscrite dans tous les aspects qui définissent «les événements du 8 Mai 1945». Aujourd’hui, les historiens et les politiques de notre pays, comme tous les observateurs étrangers qui ont étudié cette période s’accordent à dire que le 8 Mai 1945 fut la date fatale à partir de laquelle la révolution devint inévitable. Pour le nationalisme algérien, ce fut la fin de l’utopie réformiste, l’action politique, plus particulièrement dans son aspect parlementaire n’est plus considérée comme une fin. La révolution armée va s’imposer comme objectif stratégique. Mai 1945 n’est pas perçu seulement sous l’angle de son bilan de pertes humaines et matérielles mais par ses riches enseignements qui vont nourrir la réflexion du mouvement national. Les échecs sont souvent pour les peuples, une source d’enseignements précieuse pour opérer des avancées qualificatives sur leur parcours il en fut ainsi du 8 Mai 1945.

La pratique systématique de la torture a été reconnue publiquement par ses auteurs. Comment interprétez-vous le silence des autorités françaises?

Je vois bien à qui vous faites allusion : les regrets du général Massu concernant ces pratiques et les aveux cyniques du général Aussaresses. On est surpris, choqués même par la manière dont a été gérée cette affaire. Le gouvernement français l’assigne en justice, non pas pour les crimes qu’il revendique, mais pour l’atteinte que ses aveux publiés ont porté à l’image de l’armée française. Après le gouvernement, cette condamnation à quelques centaines d’euros … Ceux qui ont vécu dans leur chair ces procédés ont été outrageusement choqués par cette position des autorités françaises, politiques et judiciaires … Le procès Aussaresses, les déclarations des harkis, pour ne citer que ces deux exemples, montrent à l’évidence que l’évolution des mentalités ne s’est pas beaucoup faite depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Un autre élément important : lorsqu’on a posé le problème de la torture en 1958, en France, et lorsqu’il réapparaît maintenant, cela risque de laisser croire que cette pratique n’a fonctionné que lors de la guerre de Libération nationale. Je me souviens que vers 1943-1944 on nous apprenait au PPA, comment se comporter devant les policiers français. Ce qui veut dire que la torture était pratiquée bien avant la guerre de Libération.

Avec tous ceux qui, comme moi, applaudissent à tout rapprochement avec la France, je suis terriblement déçu en comparant les réactions des autorités françaises avec celles des Américains, face à des évènements de même nature. Sans être naïf sur le niveau d’hypocrisie qui entoure certaines déclarations politiques, il faut bien reconnaître que les autorités civiles et militaires, comme la presse et la justice américaines ont réagi fortement et à quelques semaines seulement des incidents d’Abou Ghraib en Irak. Plus de 40 ans après, cette frilosité française n’est pas un signe encourageant pour l’avenir des relations algéro-françaises.

Les événements du 17 Octobre 1961 suscitent des controverses. Pouvez-vous nous apporter votre témoignage?

L’histoire du 17 Octobre ressemble bien à celle du 8-Mai-1945, par ses caractéristiques générales : c’est un crime collectif qui désigne par son aspect racial une communauté distincte. À Bordeaux en 1943, ce furent des juifs, pourtant ils étaient français ; et à Paris, des musulmans qui pourtant étaient tout aussi français. C’est cet aspect du crime collectif qui passe avant la problématique du nombre de victimes.

D’ailleurs, pendant 40 ans, les autorités françaises avaient soutenu qu’il n’y avait que trois morts, ils admettent maintenant qu’il y a plus de 200 morts et la liste nominative a été publiée par Jean-Luc Einaudi, sous le titre La bataille de Paris. En 1958 déjà, on assassinait des Algériens en les jetant dans la Seine avec une plaque portant l’écriture «assassiné par le FLN» une façon de faire croire à un règlement de comptes, entre le FLN et le MNA. Or, en 1961, le MNA n’existait plus puisqu’il était évincé par la Fédération de France. La singularité des événements du 17 Octobre 1961 c’est qu’ils se sont déroulés dans une ville ouverte sur le monde, toute la presse française avait observé un silence total.

Vidal Naquet montre bien que les civils français sympathisaient plutôt avec la police qu’avec les Algériens. Il y avait même des journalistes à l’image de Jean-François Kahn, alors jeune reporter à Paris presse, l’intransigeant, qui raconte comment il avait enquêté sur les événements du 17 Octobre et comment son journal avait refusé de publier son article. Je me rappelle aussi que je me suis évadé de la prison de Fresnes le 19 octobre 1961 et j’ai vu de mes propres yeux l’atmosphère d’état de siège qui régnait à l’époque à Paris, vidée de sa population algérienne […]

[Entretien réalisé par Arezki LOUNI]

  1. BACHIR BOUMAZA
    est né le 16 Novembre 1927 dans une petite bourgade du Constantinois.

    Dès l’âge de 15 ans, il adhère au Parti du Peuple Algérien (PPA) dont l’activité était clandestine.
    A partir de 1947, il est l’un des principaux responsables de la Fédération de France du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD), qui a succédé au PPA. Cette Fédération de France, qui jouera un grand rôle dans le processus de libération nationale, recrutait l’essentiel de ses adhérents parmi les nombreux travailleurs algériens immigrés en Francce.

    Il connaît la torture et la prison à plusieurs reprises entre 1954 et 1958. C’est à la suite de l’une de ses arrestations qu’il publie, avec un groupe de ses amis, La Gangrène», livre qui dénonce la pratique généralisée de la torture.
    En octobre 1961, il réussit à s’évader de la prison de Fresnes.

    À l’indépendance, en 1962, Bachir Boumaza est élu député. Ben Bella le nomme ministre des affaires sociales (septembre 1962), puis ministre de l’économie (septembre 1963). En 1964, il préside le premier congrès de l’indépendance du FLN. Après le coup d’état du 19 juin 1965 qui voit le renversement de Ben Bella par Houari Boumediene, Bachir Boumaza est nommé membre du Conseil de la Révolution. Entré en opposition à Boumediène, il s’exile en octobre 1966. Il ne revient définitivement en Algérie qu’en 1988.

    Liamine Zéroual le nomme en 1997 à la tête du Conseil de la Nation (Sénat). Il est contraint à la démission par Bouteflika en 2001.

    En 1989, Bachir Boumaza avait fondé à Alger la Fondation du 8 mai 1945 dont il est le président.

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