par Suzanne Citron 1
[Libération, le jeudi 30 décembre 2004]
«Immigrés une nouvelle histoire de France» (Libération du 10 décembre) annonçait sous ce titre l’ouverture au printemps 2007 d’un mémorial de l’immigration. La mise en mémoire symbolique de l’histoire occultée de l’immigration aux XIXe et XXe siècles sera-t-elle le point de départ d’une nouvelle histoire ? Cela suppose que la société française procède enfin à l’examen critique de «la façon dont s’est construite la mythologie de la nation», pour reprendre la formule de Gérard Noiriel dans cette même page. Débat que les dévoilements récents d’autres occultations, la responsabilité de Vichy dans la déportation des juifs, la guerre et les tortures en Algérie, les exactions des Bleus en Vendée… n’ont pas déclenché.
La peur des politiques de saper les bases d’une identité nationale fragilisée, les tabous de l’inconscient collectif, l’absence de motivation des milieux universitaires, la routine des programmes scolaires et les intérêts des éditeurs de manuels se conjugueront-ils une fois de plus pour tuer dans l’oeuf le questionnement sur la configuration anachronique de l’historiographie nationale ? Toutes les histoires fabriquées au XIXe siècle pour célébrer les Etats-nations émergents ont plus ou moins gommé ce qui faisait tache sur leur image. Mais le contexte intellectuel et le projet idéologique qui ont conditionné la construction d’une Histoire de France des origines à nos jours, officialisée et transmise par l’école de la IIIe République, est l’une des clefs du malaise identitaire actuel.
Les historiens républicains, qui voyaient la France comme la lumière du monde, comme une patrie-Messie ont élaboré un schéma du passé destiné à nationaliser les Français et à forger leur patriotisme. Le récit historique instillait l’imaginaire d’une France homogène, une, indivisible, essence métahistorique mystérieusement présente dans une Gaule mythique originelle. Ce schéma ignorait le mélange des peuples et des cultures, pourtant constitutif de l’espace géopolitique forgé par la suite des conquêtes et des annexions du pouvoir capétien. Ancrée dans le mythe gaulois (dont le colloque de l’université de Clermont-Ferrand en 1982 a analysé la genèse), l’histoire fabriquée au long du XIXe siècle a abusivement ethnicisé un «peuple français» prétendument homogène en lui prêtant comme ancêtres incontestables les Gaulois jusque-là absents de l’histoire de France. Les Gaulois, «une race de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d’entre nous» écrivait en 1828 Amédée Thierry, l’introducteur de cette historiographie, cautionnée par Michelet, popularisée par Henri Martin et officialisée par le petit Lavisse, le manuel phare de l’école de la IIIe République. En aval de l’origine gauloise, l’historiographie libérale et républicaine a intégré sans distanciation critique le «roman des rois» mis au point au XIIIe siècle par les moines de Saint-Denis. Ces derniers avaient incorporé à leurs Grandes Chroniques de France la légende du baptême-sacre de Clovis, inventée au IXe siècle pour légitimer comme roi des Francs Pépin l’usurpateur et son fils Charlemagne. Supporters des Capétiens, nouveaux usurpateurs de la légitimité franque, les moines les ont présentés comme les héritiers mystiques de Clovis et de Charlemagne par la vertu du sacre par l’huile sainte miraculeusement conservée à Reims. L’historiographie du XIXe siècle symbolise ainsi paradoxalement l’essence métahistorique et gauloise de la France dans la succession des «trois dynasties» mérovingienne, carolingienne, capétienne qui s’achève avec l’assomption de la patrie-Messie en 1789.
Le royaume de France (regnum Franciae) n’existe dans les textes qu’à partir du XIIIe siècle, mais le déroulement finaliste de l’histoire d’une France toujours déjà là, occulte les identités historiques hétérogènes des Etats et territoires antérieurement à leurs annexions, et donc le caractère multiculturel et multilingue du royaume. Cette multiculturalité, née quand saint Louis réunit au royaume le comté de Toulouse, reste invisible au regard des élites révolutionnaires éduquées par les collèges royaux dans l’amour orgueilleux de la langue française, langue des cours européennes, devenue «langue de la liberté». L’idéologie montagnarde, pour laquelle l’unité et l’indivisibilité de la République remplacent l’absolu du droit divin, superpose légalisme révolutionnaire et projet d’unification culturelle. La langue doit être une comme la République. L’école républicaine réalisera le projet montagnard en jugeant nécessaire d’éradiquer les «patois» méprisés.
L’ajout de l’histoire des immigrations à l’ancien schéma non révisé ne construirait pas une «nouvelle histoire» sans révision du legs de la mémoire gauloise imposée aux petits Provençaux, Basques, Bretons, Alsaciens, Corses, Antillais en même temps qu’aux enfants d’immigrés italiens, espagnols, juifs. La révolution éthique et historiographique rêvée par Gérard Noiriel n’aboutirait qu’à un flop. Le double dysfonctionnement induit par cette historiographie subsisterait : le récit qui cautionne la confusion de la nation avec l’Etat a engendré la propension à occulter les crimes de cet Etat, la pusillanimité de la haute fonction publique face à la trahison des valeurs éthiques par ce même Etat, l’abus du secret défense. Le mythe de l’origine gauloise francise un imaginaire inapte à reconnaître et comprendre la diversité culturelle, prompt à la xénophobie qui sous-tend le vote pour le Front national de nombre de descendants d’immigrés.
Inventée pour et transmise par l’école de la IIIe République, notre histoire multiculturelle et poly-ethnique doit être réécrite dans la France d’aujourd’hui, une France post-vichyste, post-coloniale, amarrée au char de l’Europe, insérée dans la complexité du monde du XXIe siècle.