4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

délinquance et immigration : des préjugés à l’analyse, par Laurent Mucchielli

Un point de vue publié dans la revue L’essor de la gendarmerie nationale (mai 2013), dans lequel le sociologue Laurent Mucchielli remet en cause quelques idées reçues1. Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS, enseigne à Aix-Marseille Université. Il a notamment publié L’Invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, chez Fayard en 2011, et Vous avez dit sécurité ? au Champ social en 2012.

Délinquance et immigration : des préjugés à l’analyse

Spéciale dédicace à

MM. Zemmour, Raufer, Bilger, Obertone et consorts

Le propre de l’idéologie comme de la croyance religieuse, c’est de ne retenir de la réalité que ce qui confirme ses préjugés. Le propre de l’analyse scientifique comme de toute rigueur professionnelle, est au contraire de restituer la réalité dans toute sa complexité, quitte à modifier nos idées si celles-ci s’avèrent trop simples. Depuis la fin du xixe siècle, le thème « délinquance et immigration » est au cœur des discours d’extrême droite. Mais il tend à se banaliser dans le débat public ces dernières années. L’argument couramment utilisé consiste à dire : « En prison, il y a surtout des Noirs et des Arabes », et à en déduire qu’il y a « quelque chose » (la culture, l’éducation, la religion…) qui relie la délinquance et l’immigration de façon substantielle. Voyons pourquoi c’est un bon exercice de réflexion sur les préjugés.

L’affirmation « en prison, il y a surtout des Noirs et des Arabes » correspond-elle à la réalité ? En fait, elle correspond seulement à une partie de la réalité, qui est abusivement généralisée. Il est exact que, dans les maisons d’arrêt, et surtout dans celles situées à proximité des grandes agglomérations, la majorité des détenus ne sont pas blancs de peau. Mais ce qui est vrai dans les maisons
d’arrêt de Fresnes ou de Fleury-Merogis (région parisienne) ne l’est pas forcément dans celles de Saint-Brieuc ou d’Agen.

En outre, la population carcérale ne se réduit pas aux maisons d’arrêt. Si l’on observe les Centrales accueillant des longues peines, et notamment des condamnés pour crimes sexuels, le constat est souvent inverse : la majorité des détenus y ont la peau blanche. Voilà qui complique le tableau.

Il faut donc déjà admettre que s’il existe un lien entre délinquance et immigration, il ne peut s’agir que de certains types de
délinquance et non de tous. Citons les vols, les cambriolages, les affaires de drogue, les incendies de véhicules et les bagarres entre jeunes.

Ensuite, la population carcérale ne constitue pas un échantillon représentatif de la totalité des personnes ayant commis des actes de délinquance. Loin
s’en faut. Tous les types de délinquance ne sont pas détectés, élucidés et poursuivis de la même manière. Et tous les types de personnes commettant des actes de délinquance ne sont pas condamnés à des peines de prison. Prenons deux exemples.

1 – Les atteintes aux personnes sont largement élucidées par la Police et la Gendarmerie parce qu’elles surviennent le plus souvent entre des personnes qui se connaissent. C’est le contraire pour les atteintes aux biens, où auteurs et victimes sont des inconnus les uns pour les autres.
Et ici, l’efficacité policière est très faible. Par exemple, en 2010, n’ont été élucidés que 11 % des « cambriolages de locaux d’habitations principales », 6,5 % des « vols d’accessoires sur véhicules immatriculés » (vols à la roulotte),
et à peine plus de 4 % des « vols à la tire ». Dès lors, qu’est-ce qui permet de dire que la toute petite minorité des auteurs confondus dans ces infractions est identique à la grande majorité qui reste inconnue ? En toute rigueur, rien ne permet de le dire. La police a peut-être attrapé les voleurs qui couraient le moins vite, ou bien elle a peut-être attrapé davantage les personnes à la peau colorée parce qu’elle a ciblé ses contrôles sur elles.

2 – Les personnes poursuivies dans les affaires de trafics de drogues sont majoritairement des jeunes hommes, de nationalité française, issus de familles maghrébines ou africaines sub-sahariennes, habitant les quartiers pauvres. Mais qui connaît le sujet sait aussi que les policiers et les gendarmes ont les plus grandes difficultés à remonter la chaîne des trafics, et qu’il est rare qu’ils
parviennent à confondre les chefs du trafic, et encore moins les producteurs de drogue. Le plus souvent, ils n’arrêtent que le premier étage du trafic : les revendeurs, les guetteurs et les nourrices.

Or, là encore, qu’est-ce qui nous dit que les chefs du trafic et les producteurs ont le même profil que les revendeurs ? rien. Les quelques cas d’opérations ayant permis un démantèlement global d’un trafic montrent au contraire que les têtes de réseau ne sont pas les jeunes Français issus de l’immigration habitant les quartiers pauvres ; ce sont bien plutôt des personnes d’âge mûr, vivant luxueusement, souvent de nationalité et de résidence étrangères.

Une erreur de logique élémentaire

Ainsi, la réalité se révèle compliquée et nos idées trop simples. Même chose
concernant la pseudo-explication généralement proposée. Les discours postulant un lien fondamental entre délinquance et immigration invoquent tous une caractéristique générale des populations dites immigrées : leur « culture », leur « religion », ou bien l’« éducation donnée par les parents ». Or ceci enfreint une règle élémentaire de logique : on ne peut pas expliquer des cas particuliers par des règles générales. Si la « culture », la « religion » ou « l’éducation »
de certains groupes composant la population française étaient en soi facteur de délinquance, alors toutes les personnes appartenant à ces groupes seraient plus ou moins délinquantes. Or ce n’est pas le cas. Dans le plus difficile des quartiers, les personnes pratiquant la délinquance constituent une minorité.
En sens inverse, la majorité des habitants de ces quartiers ne pratiquent pas la
délinquance. Ils sont pourtant eux aussi « issus de l’immigration ». Dès lors, il est impossible d’expliquer le comportement délinquant par l’origine de telle ou telle catégorie de personnes. Dans la réalité, le basculement vers la délinquance de certains jeunes s’explique généralement par une conjonction de plusieurs facteurs : problèmes familiaux, échec scolaire, précarité socio-économique, habitat dans un quartier où il existe déjà une activité délinquante, mauvaises rencontres, engrenage… Et ces facteurs ne sont pas propres
aux jeunes Français issus de familles maghrébines ou africaines sub-sahariennes.

Ce sont les facteurs ordinaires de la délinquance, qui expliquent tout aussi bien la délinquance des jeunes Français issus de familles plus anciennement françaises. Et ce sont aussi ces facteurs qui expliquaient largement la délinquance aux époques antérieures, quand il n’y avait quasiment pas d’« Arabes » ni de « Noirs » en France, mais qu’il y avait déjà de la délinquance.

Laurent Mucchielli

Facebook
Twitter
Email