Je rappellerai, d’abord, l’engagement constant de la Ligue des droits de l’Homme en faveur des droits des Arméniens. C’est au lendemain même de sa fondation qu’elle a cherché avant même le génocide de 1915 à alerter l’opinion publique sur leur sort. En effet, aussitôt constituée en 1898 à l’occasion de l’affaire Dreyfus, l’une de ses premières manifestations publiques a consisté à organiser le 16 juin 1900 au Théâtre du Vaudeville à Paris une manifestation au bénéfice des 80 000 orphelins Arméniens survivants des massacres de 1897 dans l’empire ottoman qui étaient le préambule du génocide de 1915. À cette occasion, le principal orateur, l’écrivain Anatole France, avait appelé au nom de la Ligue, le monde à prendre conscience du sort qui menaçait les Arméniens du fait des dirigeants ottomans : « Les malheurs des Arméniens sont aujourd’hui connus du monde entier. On sait comment l’idée sanglante née au fond d’un palais du Bosphore fut réalisée dans les montagnes du Taurus, à l’Ararat, par des armées de brigands, sous le regard favorable des walis et des pachas… Non, ce n’est pas en haine du peuple turc que je rappelle ces crimes. Mais les auteurs de tant d’assassinats sont impunis… Nous les dénonçons pour qu’ils ne recommencent pas. Et puis… l’état actuel des Arméniens de Turquie est lamentable ; soixante mille orphelins y meurent de faim… Aujourd’hui, des sommets du Taurus aux plateaux de l’Ararat, trois cent mille victimes nous crient : “Vous n’êtes pas venus. Nous sommes morts et nos enfants vont mourir. Pour que nous nous endormions en paix, donnez du pain à nos orphelins” ».
Par la suite, en particulier quand le problème de l’accueil en France de rescapés du génocide de 1915 s’est posé en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Ligue des droits de l’Homme est restée fidèle à son premier engagement et n’a cessé de combattre pour la reconnaissance par toutes les nations du génocide commis dans l’empire ottoman. Cela jusqu’à la période de 1996 à 2001 où un combat politique important a été mené à l’Assemblée nationale et au Sénat pour la reconnaissance par la France du génocide de 1915, où la Ligue française et la Fédération internationale des droits de l’Homme y ont pris toute leur place, comme en témoignent les communiqués de l’époque, tel celui de la LDH en 1998 se félicitant du premier vote par l’Assemblée nationale et celui de 2001 saluant l’adoption définitive de la loi. La LDH a diffusé, en particulier, l’ouvrage L’actualité du génocide arménien (Edipol, 1999), issu du colloque du Comité de défense de la cause arménienne d’avril 1998, et, rédacteur en chef, à l’époque, de la revue de la LDH Hommes & Libertés, j’ai programmé et publié en 2000 un article de Philippe Kalfayan sur le génocide arménien et la nécessité de sa reconnaissance par la France.
L’engagement de la LDH en faveur des droits des Arméniens est donc resté constant. Sa revue a abordé en 2005 les débats en Turquie sur la reconnaissance du génocide. En a témoigné encore, récemment, son communiqué d’avril 2006 exprimant son indignation suite à la profanation à Lyon le 24 avril d’un mémorial du génocide arménien, où elle a rappelé son soutien à la loi du 29 janvier 2001 par laquelle la France a reconnu publiquement le génocide arménien de 1915 et son opposition « à toute tentative visant à nier l’horreur de ce crime contre l’humanité ».
C’est dans le prolongement de ce combat que je me situe. L’objet de mon article dans Libération était précisément de répondre à un historien qui avait, avec d’autres, demandé l’abrogation de la loi du 29 janvier 2001. Contrairement à la lecture hâtive qu’a faite l’auteur de cette réaction, je m’y suis employé précisément à défendre la loi de reconnaissance de 2001 contre ceux qui veulent la remettre en cause, les dix-neufs historiens (Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet, Michel Winock) qui avaient demandé publiquement le 13 décembre 2005 dans Libération son abrogation (ainsi que des Taubira et Gayssot). C’est précisément à l’article du 10 mai 2006 dans Libération de Jean-Pierre Azéma, l’un des initiateurs de l’appel de décembre 2005, que mon article du 25 mai répondait pour l’inviter à cesser de remettre en cause cette loi, même quand il ne parlait plus d’abrogation mais de « toilettage ». Il est étrange que mon article ait pu susciter une telle réaction alors que ladite demande d’abrogation de décembre dernier n’avait pas suscité, à mon sens, les réactions d’indignation qu’elle méritait.
Pour ma part, avant cet article, j’avais déjà pris la défense de cette loi, notamment dans l’introduction au livre “La colonisation, la loi et l’histoire” (co-dirigé avec Claude Liauzu, Syllepse, 2006), où on peut lire qu’il s’agit d’« une loi de reconnaissance d’un fait historique référé aux principes fondamentaux des droits de l’homme qui sont à la base de notre constitution. Et elle ne témoigne aucunement d’un jugement anachronique : rappelons qu’avant même la Shoah, c’est à l’occasion du massacre des Arméniens dans l’empire ottoman pendant la Première guerre mondiale qu’on a relevé pour la première fois dans un document diplomatique international les mots “crime contre l’humanité”, quand les ministres des affaires étrangères d’Angleterre, de France et de Russie ont qualifié dans une déclaration commune ce massacre de “crime contre l’humanité et la civilisation”. […] En aucun cas, les lois […] qui concernent des faits solidement établis, dont sont responsables des États et dont ont été victimes des communautés humaines en tant que telles, Noirs, Arméniens et Juifs, ne portent atteinte, au même titre que celle de 2005, à la liberté des enseignants et des chercheurs. C’est pourquoi il n’est pas exact de dire, comme le fait l’appel des dix-neuf personnalités, que toutes ces lois “ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites”, ni de les qualifier toutes quatre d’“indignes d’un régime démocratique” ».
C’est la même position de défense résolue de la loi de 2001 que j’ai exprimée à d’autres reprises, notamment lors de la rencontre « Amnésie internationale » organisée le 11 mars 2006 à Marseille par la Jeunesse arménienne de France. Et c’est donc le même combat que j’ai poursuivi en répondant à Jean-Pierre Azéma le 25 mai dans Libération.
Tout autre est la question de la pertinence ou non d’une loi qui permettrait, à l’image de la loi Gayssot, de condamner en France des propos négationnistes concernant le génocide arménien. Je maintiens qu’en l’occurrence le recours à la loi n’est pas la bonne manière de faire avancer en France la prise de conscience générale de la réalité du génocide arménien. Par principe, il ne revient pas à la loi de condamner les auteurs de contre-vérités historiques. La loi Gayssot contredit ce principe. Était-elle indispensable ? A-t-elle fait avancer réellement la connaissance de la Shoah en France ? De telles questions sont posées. Si je pense qu’il ne faut pas abroger aujourd’hui cette loi, malgré les doutes qu’on pouvait émettre lors de son adoption en 1990 et ceux qu’on peut encore avoir, eut égard au principe qu’elle contredit, c’est parce que je pense, d’une part, que cette abrogation serait interprétée aujourd’hui comme un encouragement au négationnisme, et, d’autre part, comme je l’ai écrit dans ce texte dans Libération, parce que l’antisémitisme pose, à mon sens, en France, « un problème spécifique relatif au maintien de l’ordre public » et « nous impose la nécessité de réagir à cet avatar de l’appel à la haine antisémite bimillénaire qu’est la négation de la Shoah ». Je maintiens que la haine des juifs a une longue histoire depuis des siècles dans les mentalités européennes et qu’aucun « antiarménisme » ne lui est comparable, malgré telles ou telles expressions xénophobes à leur égard qu’on peut relever dans notre histoire. Certes, les réactions négationnistes provoquées en France par l’État et les nationalistes turcs, comme récemment à Lyon, peuvent conduire à des troubles à l’ordre public extrêmement graves, auxquelles des mesures spécifiques doivent faire face, mais l’épaisseur historique de l’antisémitisme pose des problèmes autres qui peuvent légitimer, sans céder à une quelconque « concurrence des mémoires », des réponses spécifiques.
En l’occurrence, la pénalisation d’une contre-vérité historique, qui est toujours discutable par principe, peut, pour cette raison, être tolérée comme une exception nécessaire à l’égard des crimes nazis. La règle que ce n’est pas à la loi de dire la vérité historique est d’autant plus importante dans ce cas que le génocide des Arméniens dans l’empire ottoman – je le maintiens – « est, malheureusement, moins bien documenté historiquement (les obstacles opposés par la Turquie à l’accès aux archives y sont pour beaucoup) » que le génocide des juifs et des tsiganes ; notamment en raison de la défaite militaire de l’Allemagne nazie en 1945, de l’ancienneté plus grande des faits, voire – même si cet argument est discutable – de l’organisation bureaucratique moins développée de l’empire ottoman. Dans ces conditions, reconstituer la genèse du génocide arménien se heurte à davantage de difficultés, qui sont autant de brèches où tentent de s’engouffrer les négationnistes.
L’essentiel est de progresser dans la connaissance historique du génocide arménien et de diffuser largement cette connaissance en France et ailleurs. Là est le défi essentiel. Pour y parvenir, tout ce qui pourrait donner l’impression d’une vérité officielle protégée par la loi me semble contre-productif. L’appel des dix-neuf, mis à part leur demande d’abrogation illégitime, s’appuie sur le refus légitime de toute histoire officielle. D’où, je le maintiens aussi, « la nécessité d’un large débat ». Qui va de pair avec la nécessité d’un énorme effort pédagogique pour diffuser les connaissances acquises, par le film, la télévision, les articles des magazines, les colloques historiques, l’édition d’ouvrages scientifiques et de vulgarisation, etc. Beaucoup de choses de qualité existent déjà, mais il faut les multiplier, en faisant en sorte que ces faits soient connus de tous, et non pas seulement des personnes héritières de cette histoire.
L’enjeu est de renseigner, persuader et convaincre les Français quant à l’évidence d’un génocide organisé, non pas, en l’occurrence, d’agiter devant eux la menace d’amendes et de peines de prison.