Comprendre le monde d’aujourd’hui à l’aune de notre passé colonial
par Jacques Inrep, écrit le 28 septembre 2020, pour histoirecoloniale.net
Jacques Inrep est l’auteur du livre Soldat, peut-être … tortionnaire, jamais, préfacé par Pierre Vidal-Naquet (éditions Scripta, 2003). Jeune appelé, il avait photographié à la sauvette durant son service militaire des documents de l’armée dont l’historien s’est servi pour documenter son livre, La raison d’état, paru en 1962 aux éditions de Minuit, et ses autres ouvrages dénonçant la pratique de la torture. Voir la page publiée le 5 avril 2020 par notre site, « En négligeant les nombreux tampons « secret » visant à dissimuler des crimes, l’ex-appelé Jacques Inrep, qui avait transmis des documents sur la torture à Pierre Vidal-Naquet, témoigne d’un combat qui se poursuit ».
Le dernier livre de Raphaëlle Branche1 est de la même veine que les précédents. Rigueur scientifique. Empathie pour le sujet étudié, il s’agit ici des échanges épistolaires entre des appelés du contingent et leurs familles, ou leurs ami-e-s, lors de la guerre coloniale que fut celle d’Algérie.
Que disaient dans leurs lettres ces soldats de ce qu’ils vivaient dans le bled ou sur un piton ? Dans la majorité des cas, les « gus » cachaient à leurs proches la réalité du terrain, pauvreté des paysans algériens, utilisation de la torture à grande échelle. Sans compter la présence invisible de la mort, celle que l’on peut donner, mais aussi celle que l’on peut recevoir.
Selon les origines sociales, ces missives avaient parfois des teneurs plus ou moins « politiques ». Ainsi, une minorité, minuscule, se réclamait de l’Algérie française, excroissance de l’extrême-droite. Ceux-là, vont se trouver confortés dans leurs opinions à travers le racisme régnant alors dans l’armée française. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas, ainsi ce jeune homme qui découvre simultanément la pauvreté des Algériens et la réalité de la torture. Il s’en ouvre dans une lettre à sa fiancée, celle-ci, jeune fille « BCBG », lui répond qu’il faut défendre « l’Empire colonial français », sic ! Du coup, le jeune conscrit l’invite à venir voir la réalité de la vie ordinaire des Algériens.
Mais la majorité des appelés, même s’ils se demandaient ce qu’ils étaient venus faire dans cette galère, adoptaient rapidement un profil « ras du bitume ». Ils acceptaient, parfois en grognant, les ordres de leurs supérieurs. Assez rapidement, ils vont aussi devenir racistes, vis-à-vis des « fellaghas », mais aussi vis-à-vis des pieds-noirs, responsables de la guerre : « ceux qui avaient fait suer le burnous ! ».
Enfin, une petite minorité, que j’ai envie d’appeler « les résistants ». Souvent de jeunes communistes ou chrétiens de gauche. Se moquant de la censure militaire, ils dénonçaient dans leurs lettres les diverses saloperies de l’armée française. N’ayant pas eu le courage d’être insoumis, certains envisageaient de déserter. Pas facile, à moins de traverser la Méditerranée… à la nage !
Malgré tout, ces lettres étaient une échappatoire au merdier guerrier. Elles essayaient de maintenir un minimum de lien affectif avec leurs proches. Une façon de se maintenir en vie face à la mort qui rôdait.
La transmission de la mémoire de cette guerre coloniale
Sans porter aucun jugement sur ces lettres, Raphaëlle Branche en fait une analyse historique très fine. Mais après avoir consulté quantité de lettres échangées entre les appelés et leurs familles, ami-e-s et fiancées comprises, elle a, quelques décennies plus tard, contacté, à l’aide de questionnaires et d’entretiens, les divers protagonistes de ces échanges épistolaires. Et c’est là le principal intérêt de ce livre.
Qu’en est-il de la transmission intergénérationnelle de la mémoire de cette guerre coloniale ? Les questionnaires et les entretiens réalisés auprès des ex-appelés et leurs familles donnent, grosso modo, le même résultat : il y eut peu de véritable communication sur les expériences vécues par les conscrits lors de cette guerre coloniale. Un peu comme si l’on restait au bord du fleuve avant d’y plonger. Au lieu d’un flot de paroles, juste quelques mots sur la chaleur subie… ou la bouffe dégueulasse !
En fait, lors d’un échange entre un homme « traumatisé » et son interlocuteur (ou interlocutrice), il faut que la « victime » sente de l’empathie, voire de la compassion, de la part de celui-ci (ou de celle-ci). Sinon, telle une huitre, l’ex-appelé va se refermer.
Il y eut une réelle incompréhension entre les appelés et leurs proches lors de leur retour à la vie civile. Mais, c’était déjà le cas lorsque ceux-ci revenaient en permission dans leur famille. Les mères, les fiancées, les sœurs, ne retrouvaient plus leurs fils, leurs fiancés, leurs frères, dans ces êtres aigris, taciturnes, parfois violents. Une exception toutefois, la communication s’élaborait parfois avec les pères ou les grands-pères, tous anciens soldats de la Grande guerre ou de la Seconde guerre mondiale.
Les dégâts psychologiques liés à la guerre d’Algérie
Le chapitre suivant est particulièrement douloureux. Il aborde le problème des dégâts psychologiques liés à la guerre d’Algérie. Je suis partie prenante dans ce débat sur les retombées psychiatriques de cette guerre coloniale, puisque moi-même, ex-appelé, suis devenu soignant pendant plusieurs décennies. Infirmier psychiatrique, puis psychologue clinicien et psychanalyste (je suis d’ailleurs cité par l’auteure).
Dans le service de l’HP (hôpital psychiatrique) où j’ai commencé ma carrière en 1966, les anciens d’Algérie étaient nombreux, tant du côté des soignants que du côté des patients. Mais, face aux divers symptômes de nos malades, alcooliques, névrosés ou psychotiques, nous ne faisions quasiment jamais le lien avec la participation de ceux-ci à la guerre d’Algérie. Il y avait là un trou théorique béant, un silence assourdissant.
C’est lors d’une rencontre avec mon confrère Bernard Sigg (« le dossier pourpre ») psychiatre et psychanalyste, à Lyon, que nous avons, à l’aide d’une règle de trois, sur la nappe d’un bouchon lyonnais, tenté de quantifier le nombre d’anciens d’Algérie souffrant de troubles mentaux, que nous avons pu mesurer le phénomène. Le principe était simple : il suffisait de prendre les chiffres des soldats américains de la guerre du Vietnam présentant ces mêmes troubles et celui de la population de ce pays, puis ensuite de comparer ces chiffres avec la population française. En effet, en France, il n’existe aucune donnée chiffrée concernant ce problème dramatique. Bernard Sigg s’était officiellement adressé au ministère des Armées, puis à celui de la Santé. Rien. Le néant. « Il n’y a rien à voir. Circulez ! ». C’est ainsi qu’avec une simple règle de trois, nous arrivâmes au chiffre de 250 à 300 000 malades potentiels… à la louche !
Raphaëlle Branche, avec empathie, aborde ce problème dans son livre, mais également les conséquences de ces drames sur l’entourage des ex-appelés : femmes, enfants, parfois petits-enfants, etc. Que de vies gâchées…
Mais pour terminer sur une note optimiste, j’aimerai souligner que dans ce magnifique livre, l’historienne aborde, en filigrane, tous les changements intervenus au cours de cette décennie. L’installation de la télévision dans la plupart des foyers, l’apparition des frigidaires et des machines à laver, le départ des paysans quittant la terre pour l’usine, les nouveaux chanteurs, nouveaux cinéastes, le remplacement de la mobylette par une 4cv, le début d’émancipation des femmes, etc. La liste est longue, la guerre d’Algérie signe le glas d’un monde ancien, sclérosé, machiste et petit bourgeois.
Pour conclure, concernant cette guerre coloniale, la France a « la morve au nez », il serait temps qu’elle se mouche et qu’elle fasse le nécessaire pour tourner la page de cette histoire dramatique. Sachant, comme je l’ai écrit dans un précédent article, qu’avant de tourner la page, encore faudrait-il l’avoir lue.
Le livre de Raphaëlle Branche, en plus d’être bien écrit, va dans le sens du dévoilement de ce passé trop longtemps refoulé par notre pays. Nous ne pouvons que le conseiller à la lecture. Tous les protagonistes de cette guerre l’apprécieront, mais également ceux qui désirent comprendre le monde d’aujourd’hui à l’aune de notre passé colonial.
Guerre d’Algérie : « Les appelés étaient les témoins de ce que la France n’était pas ce qu’elle disait être »
Entretien avec Raphaëlle Branche, propos recueillis par Hassina Mechaï, publié dans Le Point Afrique, le 28 septembre 2020. Source
Que sait-on du ressenti intime des appelés de la guerre d’Algérie ? L’historienne Raphaëlle Branche ouvre une fenêtre avec son ouvrage, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, où elle interroge et sonde un silence, celui des appelés d’Algérie. Ils ont été 1,5 million de jeunes conscrits partis pour un pays dont ils ne savaient pas grand-chose et pour une guerre dont ils ignoraient tout. Pendant ces dits « événements d’Algérie » et encore après, le silence a constitué le puits sans fond dans lequel cette expérience a pu se perdre, se taire, être étouffée aussi.
Un silence sourd que Raphaëlle Branche, professeure à l’université de Paris-Nanterre, avait déjà décelé dans ses précédents livres, dont La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie [1954-1962]2.
Dans « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », elle travaille divers matériaux, journaux intimes, lettres, carnets de notes, témoignages, pour rendre au mieux cette perte de l’innocence qu’a été pour beaucoup d’appelés cette guerre sans nom. Explorant avec nuance et délicatesse les trames et liens familiaux pris dans les rets de l’Algérie, Raphaëlle Branche reconstitue l’envers d’une guerre, en débusque les silences personnels comme le grand silence du récit officiel. Elle suit aussi à la trace les signifiants comme les non-dits à travers ces expériences singulières, qu’elle ramène alors dans le même mouvement dans l’histoire dont ces appelés avaient été parfois exclus. Ou dans laquelle ils avaient pu se sentir perdus. Un travail magistral d’archéologie des affects.
Le Point Afrique : Vous avez choisi d’aborder la guerre d’Algérie du point de vue des appelés et de leur cercle familial. Que peut dire cette histoire abordée à revers et qui touche l’intime ?
Raphaëlle Branche : Le sens de ma démarche est de promouvoir un objet d’histoire en tant que tel et qui est rarement identifié par les historiens du contemporain : la famille comme lieu de construction de la mémoire et élément de la mémoire sociale. La famille m’a semblé une voie d’entrée pour saisir cette question lancinante concernant les anciens combattants de la guerre d’Algérie, à savoir le silence : pourquoi n’avaient-ils pas souhaité en parler ? Il me semblait que le vrai problème à poser était « en parler à qui ? ». En revenant au cœur de leur expérience et aux premiers moments de celle-ci, il m’est apparu que les premières personnes à qui ils en ont parlé étaient leurs proches. J’ai voulu revenir à ces premiers récits. Les familles sont des objets d’histoire, elles sont aux prises avec l’histoire aussi. Ces familles qu’ils forment aujourd’hui avec leurs épouses, enfants et petits-enfants sont assez différentes du modèle familial que ces appelés ont connu eux-mêmes enfants dans les années 1930. Il m’a fallu dès lors esquisser une histoire des familles françaises pour comprendre comment il était possible ou pas de parler en revenant aux spécificités de chaque contexte. Il m’a fallu revenir aux mots : comment lesquels étaient possibles ou impossibles aussi. Autant de réflexions liées à l’expérience algérienne, mais pas seulement. Ce livre tente donc de relire la question du silence, qui est une impression dominante, dans une perspective historique plus large, qui ne s’expliquerait pas seulement par la question algérienne. Le titre du livre est une question adressée aux pères. Ce livre retrace l’histoire de cette question souvent impossible à poser, sinon dans certaines conditions que je tente d’éclairer.
Vous avez suivi la trace de cette guerre à travers des récits, des lettres, des témoignages. À partir de quel moment ces éléments biographiques et intimes faisaient-ils sens pour éclairer cette guerre ?
Éclairer le sens des actions passées et réfléchir aux conditions dans lesquelles des histoires individuelles parlent d’une situation collective sont des questions récurrentes pour tout historien. Nous travaillons à partir de traces du passé et nous devons trouver les bons outils pour les interpréter. J’ai travaillé sur la base de questionnaires, et en croisant les sources de l’époque. Je tente d’expliquer pourquoi je retiens tel ou tel élément pour appuyer ma démonstration. J’essaie alors de les remettre dans un contexte plus large. Je peux expliquer, comme historienne, ce que c’est que d’avoir 20 ans dans les années 1950, ce que c’est que de grandir dans un milieu bourgeois, les attentes sur le service militaire, ce que c’est que d’être un homme. Je relie ces éléments pour tenter de comprendre comment les gens ont été pénétrés de ces valeurs patriotiques, nationales, de virilité.
Vous avez travaillé sur une période de vingt ans. Par votre irruption dans la vie de ces familles, avez-vous déclenché des prises de parole ou de conscience de choses tues ?
J’ai fait le choix dans ce livre de ne pas être en retrait. Je fais partie de l’enquête, en quelque sorte. Du moins, pour une partie. De toute façon, tout historien est aussi situé. Une partie de l’enquête repose sur mes interactions avec les familles sur parfois plusieurs années. Les gens m’ont donc parlé à moi, avec une certaine idée de ce qu’était mon travail d’historienne. Cette problématique des effets de l’enquête m’est familière et fait partie aussi du travail. J’ai essayé de rendre compte de cet aspect de mon travail, notamment en reproduisant au mieux les mots des témoins. Cette enquête a effectivement été utilisée par certains qui m’ont dit « vous avez fait bouger des choses en nous ». Écrire ce livre avait aussi pour but que des lecteurs ou des lectrices puissent s’en saisir pour raconter ou pour questionner.
Vous écrivez que les structures de silence sont des objets historiques à analyser. Entre le silence des appelés et celui de la société française sur ce même sujet de la guerre d’Algérie, lequel était le premier ou faisait reflet à l’autre ? Ou se sont-ils nourris l’un l’autre ?
Il me semble que la réponse est fonction du moment. Une des évidences de la difficulté à constituer un discours sur la guerre en Algérie dans la mémoire collective française, et même au sein des anciens combattants, est le fait que la guerre a duré huit ans. Elle a donc été très différente, dans sa réalité et dans ses attendus, au fur et à mesure de la guerre. Partir jusqu’en 1957, 1958, 1959, il est encore possible de penser qu’on part pour défendre l’Algérie française et maintenir l’empire. À partir de fin 1959, il n’est plus possible de croire cela, car ce n’est plus le discours officiel. Le lien entre le ressenti sur le terrain et ce qui est dit dans la société n’est pas de même nature que ce qu’ont pu constater des gens partis en 1957. Ces derniers ont découvert le colonialisme alors qu’on leur avait dit qu’ils étaient là pour défendre la civilisation française. Ils découvraient en face d’eux des gens qui luttaient pour leur indépendance avec un discours articulé et non pas des sauvages simplement avides de sang. Les décalages peuvent alors être violents. Ils sont d’une autre nature à la fin de la guerre, quand, par exemple, des soldats français peuvent être pris pour cible par l’Organisation armée secrète. Ce sont dans ces décalages entre des croyances collectives et une expérience individuelle que se niche en partie le silence. L’autre élément qui explique le silence renvoie à la famille.
Par ailleurs, il importe de rappeler que ces conscrits ne découvrent pas que la guerre en Algérie. Ils y découvrent un autre pays, un autre peuple et la réalité de la colonisation. Tout cela est l’occasion de questionnements, de doutes et parfois de silences, car parfois rien n’est compréhensible. Il ne faut pas oublier l’importance de l’ignorance française sur la situation en Algérie. Il s’agit bien plus d’une ignorance que d’un déni. La France était un pays démocratique, avec une presse libre. Pourtant, globalement, l’Algérie intéressait peu, à part dans quelques milieux militants très informés. L’ignorance sur l’Algérie ne date pas de la guerre mais est antérieure.
Ce silence n’était-il pas dû aussi au fait que cette guerre ne disait pas son nom et était qualifiée d’« événements » ? En cela, ces appelés ne pouvaient s’inscrire dans une généalogie glorieuse de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale…
J’ai voulu restituer les emboîtements successifs de registres à la disposition des individus désireux d’appréhender le réel. Qu’est-ce qu’une guerre ? Pour beaucoup, c’est ce qu’a fait le grand-oncle à Verdun ou le père à Dunkerque en 1940, pas ce que ces appelés font en Algérie. En Algérie, qui plus est, ils font leur service militaire, avec tout ce que cela suppose d’obéissance. On leur dit qu’au bout de 18 mois ce sera la quille et aussi que l’Algérie n’est pas la guerre. Le discours officiel, qui ne reconnaît ni l’ennemi ni la légitimité de sa lutte nationale, insiste sur le rôle de l’armée pour construire l’Algérie française avec des soldats du contingent qui devront se battre mais aussi construire des routes, surveiller des marchés et rues, faire l’école et accompagner des campagnes de vaccination. Des actes qui ne ressemblent pas à une guerre, mais pas non plus à un service militaire. On leur parle de pacification, d’opérations de police. Ces appelés ont donc du mal à se penser comme combattants. De fait, beaucoup n’ont jamais tiré un seul coup de fusil. Par la suite, ils auront du mal à être reconnus comme d’anciens combattants. Car l’être, c’est avoir participé à une guerre et avoir été en position d’être tué. Or c’était bien le cas ! Si certains n’ont pas manié les armes, ils étaient quand même exposés à la mort. À leur retour, ils reviennent d’une guerre et pas seulement du service militaire. Mais le déni officiel a rendu leur discours sur la violence de leur expérience difficile à dire et à entendre.
Vous citez des extraits de lettres des appelés et l’impression qui s’en dégage est surtout celle d’un ennui plat…
La guerre ne se fait pas un rythme continu. Elle est une expérience globale, en discontinuité. Pour l’Algérie, cela est vrai a fortiori, car l’intensité de l’affrontement armé est faible et surtout très localisée. Ces appelés peuvent partir en opération, avec des montées d’adrénaline, mais ils peuvent surtout attendre sur les pitons où sont installées leurs unités. Avec un complexe obsidional qui s’installe, avec la peur tout autant. Ces appelés s’ennuient donc beaucoup. En outre, ils ne savent pas pour combien de temps ils sont partis, car la durée du service militaire a varié, selon les besoins de la guerre. Cela a eu des effets délétères psychologiquement et les familles n’ont pas été épargnées. Le temps était suspendu pour tout le monde. L’incapacité à pouvoir se projeter dans l’avenir, en raison de ce temps suspendu, explique pourquoi, quand ces appelés rentrent, ils ont surtout envie de passer à autre chose.
Les appelés ont-ils participé à la prise de conscience de la réalité algérienne ou étaient-ils dans l’impossibilité de le faire ?
Même si ce n’était pas une guerre, il y avait des formes de contrôle sur les soldats qui étaient bien supérieures à un contrôle sur un service militaire en temps de paix. Ils n’avaient pas le droit de parler de ce qu’ils voyaient. Ils ne pouvaient même pas dire à leurs proches où ils étaient stationnés. Ils devaient donner une adresse codée. Quant à témoigner, certains ont eu le désir de le faire en écrivant à la presse ou en recopiant des documents pour les transmettre. Ce sont quelques cas sur plus d’un million et demi d’appelés. Mais ces démarches ont surtout eu lieu après leur retour. Ils ont pu être des informateurs, ou, comme nous dirions désormais, des lanceurs d’alerte. Il faut se rappeler que les correspondants de presse n’avaient pas accès aux terrains militaires, sauf à être avec les troupes. Donc il était difficile pour eux de recueillir un point de vue qui n’était pas celui officiel de l’armée.
La loi d’amnistie n’est pas accueillie avec soulagement ou joie, mais plutôt avec honte. D’ailleurs, ce sentiment de honte semble prégnant, en Algérie mais aussi a posteriori…
Cette amnistie a empêché toute poursuite judiciaire pour les actions commises durant la guerre d’Algérie. Elle assimile donc tous les soldats à ceux qui ont pu commettre des actes criminels. Elle protège tout autant ceux qui ont commis ce genre d’actes. La honte renvoie à un sentiment très intime, le décalage entre l’image qu’on a de soi et ce qu’on fait. C’est une thématique qui revient sous leurs plumes et qui prend racine parfois dès la guerre. Cela se décèle dans leurs journaux intimes. Cette honte se complexifie aussi dans le rapport à la famille, car ils ne voulaient pas que leur image soit atteinte. Je cite les carnets de notes d’un militant communiste qui explique comment il peine à convaincre ses camarades de respecter l’humanité des prisonniers. Il en souffre terriblement, en tant que militant mais aussi en tant qu’humaniste. Il a réussi quand même à surmonter la honte en rendant public son journal. Ce sentiment de honte a été identifié comme important par les psychiatres qui ont traité certains appelés atteints de troubles. Cette honte persiste des décennies après.
Au fond, ces appelés rappelaient-ils trop la blessure narcissique qu’a pu être aussi la perte de l’Algérie pour la France ?
Ils ne sont pas les seuls, car il faut rappeler les Français d’Algérie, rapatriés, les harkis aussi. Les témoins gênants de la colonisation et de cette guerre violente sont nombreux. Pour les appelés, la dimension spécifique est qu’ils venaient de métropole. Ils sont d’une certaine manière les témoins de ce que la France n’était pas ce qu’elle disait être, de ce qu’elle n’a pas réussi à faire : développer l’Algérie et développer entre ces deux peuples des liens d’égalité et de respect. Ils sont témoins d’un échec. Cela n’est pas agréable pour une nation, même si le discours officiel va valoriser la capacité à rebondir après l’échec. C’est ce que fera le général de Gaulle avec un discours très volontariste qui revient à décrire l’Algérie et l’empire comme des boulets.
Quel a été le devenir politique de ces appelés, notamment par leur vote ? Autrement dit, la guerre a-t-elle structuré leur devenir de citoyen ?
C’est là une question à creuser. Pour les rapatriés, des travaux en sciences politiques à propos du prétendu « vote pied-noir » ont montré qu’il y a une fabrication de ce vote dans le sens où on le fait exister en disant qu’il existe. Mais il n’est pas démontré que les pieds-noirs votent de manière spécifique systématiquement et en toutes circonstances. Pour ce qui est des appelés, il n’existe pas d’études qui permettraient de répondre à la question. Il me semble que cette question n’a pas été posée car elle n’a pas intéressé. J’esquisse dans le livre des pistes, car des choses ont été atteintes lors de leur expérience algérienne, par exemple tout ce qui concerne le rapport aux Algériens et notamment le racisme anti-maghrébin, le rapport à l’armée et à l’autorité aussi. On pourrait imaginer que ces atteintes ont eu des effets politiques chez certains des témoins.
Vous montrez aussi les effets inconscients de cette guerre sur les descendants de ces appelés…
Ces effets montrent à quel point on est traversé par des héritages pas toujours explicites. Toute une clinique, en collaboration avec des historiens, montre ce transgénérationnel. Autrement dit, des choses qui passent d’une génération à une autre sans être transmises explicitement. À travers quelques cas étudiés, je montre que des personnes sont comme habitées par une mémoire qui vient du passé et de l’expérience algérienne des pères. Les descendants ont pu recevoir un héritage inconscient, jusqu’à en être pénétrés dans un certain nombre d’actes de leur vie. Mais je montre aussi comment certains se sont emparés de l’histoire de leur père en la resituant dans leur propre histoire, en actes de création. Ce n’est pas qu’un héritage subi, mais ce peut être un héritage dont on peut s’emparer.
Cette mémoire de l’Algérie est-elle enfin désormais plus abordable ? Est-ce qu’Emmanuel Macron, par effet générationnel, sera à la guerre d’Algérie ce que Jacques Chirac a été pour Vichy ?
La clé générationnelle est effectivement un élément dont il faut tenir compte. Emmanuel Macron a donné plusieurs preuves de son engagement autour des questions du rapport de la société française à son engagement colonial. Un engagement à comprendre au sens de clarification. Le texte rendu public en septembre 2018 à l’occasion de sa visite à Josette Audin a été extrêmement important. Le fait que, dans ce texte, il ait désiré dépasser le cas d’un homme pour parler d’un système et qu’il parle de la responsabilité de l’État dans ce système est un acte fort. Il manque toutefois dans ce texte toute référence au colonial.
Mais n’y a-t-il pas des ambiguïtés au regard de la difficulté qui subsiste à accéder à certaines archives coloniales ?
Sur la question mémorielle de l’Algérie, il me semble qu’il n’y a pas beaucoup d’ambiguïtés. Je note une évolution de la présidence, même si elle n’est pas forcément linéaire. Le président n’est pas tout et la question des archives classifiées secret défense le montre. Celle-ci n’est pas liée à Emmanuel Macron, mais à des administrations qui ont, de fait, des pratiques en contradiction avec la parole présidentielle. Cela ne concerne pas que l’Algérie, mais un pan plus large de la France contemporaine dont l’écriture de l’histoire est compromise dès lors que l’accès à des archives librement communicables est entravé. Il demeure donc une tension au cœur même de l’État qui concerne, plus largement, l’accès des citoyens aux archives de cette période récente, et notamment de la guerre d’Algérie.