Afghanistan : l’amnésie française
Au moment où est rapatrié le corps d’un nouveau soldat français mort en Afghanistan, on ne sait de quoi il faut s’étonner le plus : de la passivité de l’opinion publique ou du silence de la classe politique sur cette guerre. Un silence qui contraste avec les critiques de plus en plus vives qu’elle suscite au Royaume-Uni et en Allemagne.
Et pourtant, s’il y a un pays qui devrait être critique sur cet engagement, c’est bien la France. La France marquée par sa double et tragique expérience de l’Indochine et de l’Algérie, la France dont la figure emblématique du dernier siècle, Charles de Gaulle, fonda l’essentiel de son action politique sur le pari que les solidarités nationales l’emportaient toujours en dernière instance. Un pari qu’il n’a jamais perdu : l’occupant allemand a été vaincu, les peuples colonisés se sont émancipés, l’Amérique a perdu au Vietnam, « la Russie a bu le communisme comme le buvard boit l’encre ».
Or, comme si ces expériences n’avaient jamais eu lieu, comme si de Gaulle n’avait jamais existé, une presse de plus en plus paresseuse évoque la nécessité de protéger les populations d’Afghanistan des talibans, dont au fond elle ne voudrait pas, l’espoir de consolider le régime du président Karzaï, le juste combat des soldats de l’OTAN pour la civilisation contre la barbarie etc. Ne se croirait-on pas revenu au conformisme du milieu des années cinquante sur le problème algérien : nos soldats se battant pour protéger les indigènes des « fellaghas », appelés aussi terroristes, l’action psychologique auprès des populations etc. N’avons-nous pas entendu que l’état-major américain avait voulu s’informer des méthodes françaises de « pacification » utilisées à cette époque ?
Tout cela, comme s’il y avait lieu de douter un instant des sentiments de cette population quand elle voit d’un côté des maquisards issus de ses rangs, de son sang, de l’autre des étrangers dont elle ignore la langue et exècre les mœurs, venus de pays lointains avec un état d’esprit complètement différent, des moyens techniques démesurés et sans doute la délicatesse d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Comme si on pouvait espérer la moindre sympathie de villageois qui ont appris qu’à quelque distance de chez eux, l’aviation américaine avait fait des centaines de morts en bombardant par erreur une noce, comme si le problème du président Karzaï se réduisait à sa corruption. Corrompu, certes, il l’est ; mais quel gouvernement ne l’est pas sous ces latitudes ? La question n’est pas là ; elle est la profonde illégitimité d’un régime venu « dans les fourgons de l’étranger » comme la monarchie restaurée de 1815, un vice irrémédiable pour une population montagnarde, où le sentiment national – ou tribal qu’importe – est à vif. […]
De l’Algérie à l’Afghanistan
Les personnes, qui ont eu comme moi vingt ans en 1955, ne peuvent manquer d’être frappées par l’extraordinaire ressemblance qui existe entre les discours tenus à cette époque pour justifier la guerre en Algérie et la rhétorique utilisée aujourd’hui par les promoteurs de la guerre en Afghanistan, comme par exemple M.M. Kouchner et Morin dans une récente Tribune libre du Monde.
À présent comme autrefois, ce sont « nos valeurs » que nous défendons sur le terrain, nos valeurs et non pas celles des Algériens ni celles des Afghans. Pourquoi les défendions-nous, hier, en Algérie et non pas en Afrique du Sud ? Pourquoi les défendons-nous, aujourd’hui, en Afghanistan et non pas en Tchétchénie ? Chacun voit bien que, dans les deux cas, « nos valeurs » ne sont qu’un prétexte masquant d’autres desseins.
Le sort de la liberté du monde se décide pour une part en Afghanistan, proclame M. Sarkozy. Pareillement, nous assurait-on, c’est l’existence même de la France qui se jouait en Algérie, et il était « évident » que la France ne survivrait pas à la perte de sa colonie.
Les Afghans ont un gouvernement « démocratiquement » élu, et en face de celui-ci, les taliban ne sont que d’abominables terroristes ? La France aussi avait « organisé », c’est le cas de le dire, des élections en Algérie, et elle défendait là-bas « le suffrage universel » contre les poseurs de bombes du Milk-bar et du Casino de la Corniche. Quant à « l’armée afghane », elle n’est guère qu’une pâle reconstitution des malheureux harki, et selon toute probabilité, elle est promise au même sort qu’eux.
Nous luttons en Afghanistan contre le fanatisme et l’obscurantisme ? J’entends encore Pierre Commin, alors secrétaire général de la SFIO, expliquer aux étudiants socialistes dont j’étais, qu’en Algérie l’armée française soutenait la cause de la laïcité contre un islam archaïque et borné. Au surplus, cette argumentation donne rétroactivement raison aux Soviétiques et à leurs alliés, qui se servaient des mêmes prétextes pour justifier leur invasion de l’Afghanistan en 1979 : chacun se souvient de Georges Marchais et de sa condamnation du « droit de cuissage » qui sévissait selon lui dans ce pays.
Dans ce registre, une place particulière est accordée au sort des femmes afghanes ; on se rappelle qu’en Algérie, l’émancipation de la femme était également à l’ordre du jour, et qu’en mai 1958, par exemple, plusieurs centaines de femmes musulmanes, solidement encadrées par l’armée française, s’étaient dépouillées de leur voile sur le forum d’Alger, au cours d’une cérémonie présidée par la générale Massu. Dans les deux cas, le pire service qui puisse être rendu à la cause des femmes, c’est qu’elle soit prise en charge par une armée d’occupation.
La résistance afghane est animée de l’extérieur par les combattants d’Al-Qaïda, et elle bénéficie d’un sanctuaire dans les zones tribales du Pakistan ? De même, au moins à en croire Guy Mollet, c’étaient Nasser et l’Egypte qui suscitaient du dehors la « rébellion » algérienne, et celle-ci ne se prolongeait que grâce aux bases dont elle disposait en Tunisie.
Il s’agit aujourd’hui de « conquérir le cœur des populations » en construisant des routes, des écoles, des dispensaires, etc. On croirait entendre les inventeurs du célèbre « plan de Constantine » qui prétendait par les mêmes moyens arracher les populations d’Algérie à l’emprise du F.L.N. De même, on veut aujourd’hui séparer les taliban des Afghans, en oubliant que les taliban sont des Afghans.
Enfin, bien entendu, nous ne faisons pas la guerre en Afghanistan ; nous ne la faisions pas non plus en Algérie et la seule différence est qu’à présent, le mot de « sécurisation » a remplacé celui de « pacification ». En tenant de tels propos, je m’attends à me voir accuser de « saper le moral de l’armée » et de « poignarder nos soldats dans le dos » ; c’était déjà le cas entre 1955 et 1962. Mais la solidarité avec nos soldats consiste, non pas à les engager dans une aventure sans issue, mais à mettre un terme à celle-ci. Ces reproches ne font que mettre au jour une ultime ressemblance : en Afghanistan comme en Algérie, nos soldats ne font que payer de leur sang l’aveuglement et la lâcheté de nos dirigeants politiques.
Alors, que faire ? Aujourd’hui comme hier, nous retirer d’une guerre qui n’est en rien la nôtre et dont chacun sait qu’elle est d’ores et déjà perdue. S’ils doivent se libérer, les hommes et les femmes d’Afghanistan se libéreront eux-mêmes, et nul ne saurait le faire à leur place, surtout pas une armée d’occupation. Pour s’en assurer, il aurait suffi de relire Robespierre (discours contre la guerre, 1792) : « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ».
Directeur d’études à l’EHESS
- Extrait de « Afghanistan: la France a perdu la mémoire »publié sur Marianne2 : http://www.marianne2.fr/Afghanistan-la-France-a-perdu-la-memoire_a181783.html, le 13 septembre 2009.
- Source : http://www.reseau-ipam.org/spip.php?article1478 sur le site du CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale).