La sociologue Lætitia Bucaille, autrice de « Gaza, quel avenir ? », examine les obstacles au plan Trump pour l’enclave palestinienne. Elle souligne combien le 7 Octobre 2023 et la guerre menée par Israël ont fait entrer tous les acteurs du conflit dans une ère nouvelle.

« Gaza, quel avenir ? », de Lætitia Bucaille, professeure de sociologie politique à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), aux éditions Stock.
« Si des progrès sont accomplis à Gaza, c’est parce qu’ils auront été imposés de l’extérieur »
par Fabien Escalona. Publié par Mediapart le 18 novembre 2025.
Donald Donald Trump a eu la satisfaction de voir adoptée, au Conseil de sécurité des Nations unies, la résolution de son pays censée mettre en musique son « plan » pour Gaza. Après la négociation d’un cessez-le-feu et la libération des otages israéliens et de prisonniers palestiniens, celui-ci prévoit notamment le déploiement d’une force internationale.
C’est un succès diplomatique pour le président des États-Unis, qui intervient quelques jours après les révélations du Guardian faisant état de plans militaires états-uniens très loin d’une véritable solution politique pour l’enclave et la cause palestinienne en général. Selon le quotidien britannique, ces plans prévoient une division du territoire gazaoui entre une « zone verte » sous contrôle conjoint de forces armées israéliennes et étrangères, concentrant les efforts de reconstruction, et une « zone rouge » laissée en ruines, où sont actuellement concentré·es les Gazaoui·es.
En tout état de cause, la réalité actuelle est surtout celle de frappes sporadiques continuant à faire des victimes, d’une situation sanitaire catastrophique et d’un manque massif de biens de première nécessité. Dans ce contexte, Israël continue de désobéir au droit international en entravant les flux d’aide humanitaire dans l’enclave.

Comment saisir ce moment suspendu entre la guerre et la paix ? Lætitia Bucaille, professeure de sociologie politique à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), s’est risquée à l’exercice des scénarios envisageables dans Gaza, quel avenir ?, récemment publié aux éditions Stock. Une réflexion informée par trois décennies d’observation des tactiques des gouvernements israéliens pour ne pas avoir à répondre aux aspirations politiques portées par le nationalisme palestinien. Entretien.
Mediapart : Comment qualifiez-vous la situation actuelle, qu’on peine à décrire comme un cessez-le-feu ? Et que reste-t-il du fameux plan brandi par Trump pour aboutir à « la paix » ?
Lætitia Bucaille : Le plan Trump a fonctionné pour mettre un frein à l’offensive israélienne dans Gaza. Le qualifier de « plan de paix », comme le président états-unien n’hésite pas à le faire, apparaît décalé par rapport à ce qui se passe sur le terrain – la situation sanitaire encore catastrophique, les bombardements persistants, même s’ils sont plus sporadiques –, et même par rapport à l’objectif affiché. Le mot le plus juste serait celui de « pacification » : la logique est d’imposer par la force une cessation des hostilités, tout en faisant taire les acteurs rebelles.
La perspective à long terme du plan Trump est en elle-même assez imprécise. Ce qu’elle dessine, c’est un protectorat international sur la bande de Gaza, avec des acteurs, britanniques et égyptiens notamment, qui ont déjà contrôlé le territoire par le passé, soit en tant que puissance mandataire, soit comme administration militaire. Il y aurait là un retour ironique de l’histoire.
Si la sortie de l’état de guerre est si difficile à organiser, c’est que les États-Unis cherchent en parallèle à satisfaire les exigences israéliennes de sécurité, tout en ménageant les demandes saoudiennes concernant la création d’un État palestinien. C’est une des raisons pour lesquelles leur plan inclut des intervenants extérieurs, censés faire tampon entre Israël et la population gazaouie et les éventuelles forces du Hamas encore présentes.
L’architecture promet d’être complexe, avec une force multinationale s’articulant à un comité de paix incluant des personnalités comme Tony Blair et Donald Trump, mais aussi aux militaires israéliens qui voudront garder le contrôle. Depuis les années 1990, Israël a déjà sous-traité la gestion de la sécurité à l’Autorité palestinienne, ce qui a d’ailleurs contribué à son discrédit. Mais là, il s’agirait de le faire avec une multiplicité d’acteurs internationaux dépendant de pays souverains.
Or, la question de « l’acceptabilité » de la force de stabilisation internationale se pose à plusieurs niveaux. Du côté d’Israël, ses dirigeants refusent l’implication de la Turquie, dont ils se méfient à cause de son soutien à la cause des Frères musulmans. Du côté des Palestiniens, ces forces étrangères seront-elles perçues comme des gens venant en aide ou comme des forces d’occupation ? Et du côté de l’opinion publique des pays impliqués, où le soutien à la cause palestinienne est fort, l’envoi de troupes semblant participer à une occupation sera mal perçu.
Pour garder le contrôle de Gaza, vous écrivez que les dirigeants israéliens seront tentés d’agir comme en Cisjordanie ou comme au Sud-Liban : quels sont ces « modèles », et sont-ils vraiment comparables à la situation de l’enclave, qui subit un blocus ?
La spécificité de Gaza et de la guerre qui y a été menée, c’est effectivement l’absence d’échappatoire. Il n’est malheureusement pas nouveau qu’un gouvernement bombarde des civils étrangers et ne distingue que très peu, voire pas du tout, entre civils et combattants. Mais Gaza a pour particularité d’être un territoire exigu dont les Palestiniens sont demeurés prisonniers, et dont Israël a bloqué les sources d’approvisionnement.
Je n’ignore pas cette dimension essentielle, mais les cas de figure du Sud-Liban et de la Cisjordanie dessinent des « gestions sécuritaires » spécifiques. Au Sud-Liban, il y a une situation de cessez-le-feu théorique. Israël et le Hezbollah ne sont plus censés échanger de tirs. Pourtant, Israël viole régulièrement ce cessez-le-feu pour atteindre des cibles. Ses forces armées restent à l’extérieur du territoire libanais, mais dès qu’elles l’estiment nécessaire, elles rentrent, frappent et repartent.
En Cisjordanie, Israël recourt de manière de plus en plus intense à des frappes aériennes et interventions terrestres. Mais dans ce cas, les Israéliens sont installés dans le territoire à travers les colons et la présence continue de l’armée.
Que va-t-il se passer à Gaza ? Pour l’instant pas question de recoloniser, même si une minorité déterminée d’Israéliens le souhaite, mais l’évacuation complète de l’enclave n’est pas acquise. Peut-être se dirige-t-on vers l’occupation d’une partie seulement de la bande, la plus proche des frontières israéliennes.
Revenons sur ce qui s’est produit depuis le 7-Octobre. Dans votre livre, vous parlez de « la fin d’un monde », là où d’autres analystes et militants pointent les continuités dans la destruction du peuple et du projet national palestinien. En quoi les deux années écoulées font-elles « époque » dans ce conflit séculaire ?
Avec le recul, on peut dire que la première année de la guerre a été marquée par une logique militaire, excessive, mais différente de celle qui a marqué la deuxième année, beaucoup plus terrible. C’est en effet après la rupture par Israël d’un deuxième cessez-le-feu avec le Hamas que l’affamement de Gaza a été organisé, qu’est survenu le déploiement « militaro-humanitaire » de la Fondation humanitaire pour Gaza, donnant lieu à des massacres de la faim, puis la destruction systématique du bâti de la ville de Gaza. Là, même les avocats habituels d’Israël ont eu du mal à défendre son action.
Ce qui s’est passé en 2025 a bien sûr eu des conséquences terribles pour les Palestiniens, qui ont vécu un supplice qui se poursuit aujourd’hui. Même si les bombardements ont largement diminué, ils manquent d’abris, de nourriture et de soins. La politique d’anéantissement a bien créé un « avant » et un « après ».
Mais cette guerre a aussi abîmé Israël, en dégradant un système politique dont la dimension libérale était déjà attaquée par la droite et l’extrême droite. Les crimes commis à Gaza ont changé Israël et son image pour toujours, et créent un précédent. Par ailleurs, ils font écho à une crise globale de la démocratie en Occident, avec une montée globale de l’intolérance, des extrêmes droites au pouvoir ou menaçant d’y parvenir, et adoptant des modes de gouvernement brutaux qui militarisent l’action du gouvernement, comme aux États-Unis.
Et puis, enfin, il y a cet écart qui s’est creusé entre les opinions publiques et les élites dirigeantes. Celles-ci sont restées très timorées face aux crimes commis, comme l’illustre la non-dénonciation de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël, alors que des larges pans de l’opinion publique ont très rapidement été sensibles, voire acquis à la cause palestinienne.
En plus de cet écart, les sociétés occidentales ont aussi été traversées par une logique de polarisation entre pro-Israël et pro-Palestine. Le fait qu’un ministre français se mêle de l’organisation d’un colloque universitaire, sous prétexte qu’il ne serait pas assez pluraliste, illustre la fébrilité du moment et les risques pesant sur les libertés académiques, voire publiques.
Je constate aussi avec effroi la multiplication des actes antisémites en France et en Europe, qui creuse la méfiance entre les groupes et les communautés. Le fait que le Rassemblement national en profite pour se poser en champion de la défense d’Israël et des juifs de France, je le vis, effectivement, comme la fin d’un monde…
Selon vous, la réplique au 7-Octobre a obéi, dans les sphères politiques et militaires israéliennes, à des logiques distinctes. Comment les différenciez-vous, et en quoi cela aide-t-il à comprendre ce qui s’est passé ?
Je ne suis pas sûre que le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ait eu une stratégie claire. Il a surtout composé avec les ressources et les alliés qu’il avait, guidé par son objectif de rester au pouvoir, mais sans savoir exactement où il voulait arriver. Cela peut expliquer le défaut de cohérence dans l’action. Pour ma part, je distinguerais trois logiques à l’œuvre.
En premier lieu, le pouvoir a affiché l’intention de détruire le Hamas, sans préciser s’il parlait des capacités du mouvement ou du mouvement lui-même, ce second objectif se révélant hors d’atteinte. Cette logique de destruction a conduit l’armée à user de moyens disproportionnés, ne respectant pas la distinction entre civils et militaires, et causant des morts civiles bien plus nombreuses que celles que l’armée israélienne assumait jusqu’alors.
Même si ce comptage peut sembler macabre, il faut savoir qu’auparavant, les dirigeants de Tsahal se permettaient de tuer dix personnes civiles pour éliminer un chef de haut rang du Hamas. Or, ils ont décidé d’augmenter ce ratio de « 10 pour 1 » à « 100 pour 1 ». Ils ont conservé, en parallèle, la préoccupation de mettre le moins possible en danger les soldats israéliens, d’où le fait de raser les immeubles pour avoir une vue dégagée sur les opérations à mener.
Une deuxième logique, vengeresse, a également été présente dès le début du conflit. Tout un tas d’Israéliens, outrés de ce qui s’est passé le 7-Octobre, considèrent les Gazaouis complices dans leur ensemble, d’où la facilité avec laquelle se sont propagées des rumeurs sur des ouvriers travaillant en Israël qui auraient transmis des informations au Hamas, ce qui a été démenti. Cette logique sous-tend les vidéos publiées par des soldats, se mettant en scène en train de détruire, humilier et tuer.
Enfin, une logique de nettoyage ethnique, voire génocidaire, s’est déployée. Avec deux façons de se débarrasser des Gazaouis : soit en les faisant partir, et en les parquant dans l’attente de ce projet, ce qui fournirait l’occasion de récupérer des territoires pour y construire des colonies ; soit on les tuant directement. Tous les décideurs n’ont pas adopté toutes ces logiques, mais leur cohabitation a rendu possible la destruction systématique que l’on a sous les yeux.
Dans le débat sur les issues politiques, que vous reprenez dans votre livre, vous semblez écarter la solution à deux États en dépit de ses mérites, et privilégier une solution dite « confédérale ». À quoi cela ressemblerait-il, et quels intérêts pourraient converger pour la faire advenir ?
Pour le moment, cette solution n’a clairement pas beaucoup de soutien. Le schéma le plus classique, soutenu par la communauté internationale, reste la juxtaposition territoriale de deux États, un pour les Israéliens, l’autre pour les Palestiniens.
Mais on bute sur le problème des 600 000 colons qui résident en Cisjordanie. Ils sont à la fois nombreux et disséminés, dessinant sur la carte une peau de léopard qui empêche la continuité territoriale d’un éventuel État. De surcroît, ces colons sont profondément hostiles aux Palestiniens et revendiquent une souveraineté israélienne sur la Cisjordanie. Enfin, la Cisjordanie et Gaza restent séparées par le territoire d’Israël, ce qui a été une difficulté permanente des discussions ayant suivi les accords d’Oslo.
La solution à un État est prônée par différents acteurs, avec plusieurs visions. Les nationalistes religieux, de part et d’autre, adoptent des versions où un groupe domine l’autre, qu’il s’agisse des musulmans dominant les Juifs dans la Palestine historique, côté Hamas, ou d’une suprématie juive s’exerçant sur des sous-citoyens arabes, côté extrême droite israélienne. Une version plus exigeante et démocratique existe, affirmant que Juifs et Arabes seront des citoyens égaux.
La contrepartie serait cependant la fin d’Israël comme État juif. Et cette solution, qui peut plaire à des Européens attachés à un modèle séculier, paraît difficilement praticable après le 7-Octobre et la guerre menée par Israël à Gaza.
Les réflexions autour de « deux États, une nation » prennent acte que les territoires sont trop imbriqués pour rester étanches l’un à l’autre. Une coopération, notamment pour gérer les ressources naturelles comme l’eau, est inévitable. Sans libre circulation, la vie serait très compliquée également. Juifs et Arabes pourraient vivre là où ils l’entendent, et dépendraient d’États souverains dotés d’institutions propres mais reliés par une administration commune.
Mais cette solution se heurte à la peur qui a gagné les deux parties. En Europe, on a du mal à comprendre l’angoisse existentielle des Israéliens, liée à leur histoire et à leur place au Moyen-Orient, qui peut être jugée déplacée mais contribue à expliquer leur stratégie d’enfermement des Palestiniens. Et du côté des Palestiniens, ceux qui vivent en Cisjordanie ne peuvent qu’être terrorisés par ce qu’il s’est passé à Gaza, comme par la violence redoublée qu’ils subissent eux aussi, de la part de l’armée et des colons.
Vous notez qu’il n’y a aucun miracle à attendre, ni aucune figure providentielle susceptible de renverser la table. Beaucoup d’espoirs sont pourtant placés en une figure comme Marwan Barghouti pour prendre le relais d’un Mahmoud Abbas largement décrédibilisé côté palestinien. En quoi cela ne suffira pas ?
Le manque de leadership des deux côtés n’est pas nouveau. Côté israélien, on ne sait pas quelle serait l’alternative à Nétanyahou, et ses opposants principaux ne semblent pas avoir, en tous les cas, une vision très claire ou très différente de l’avenir. Côté palestinien, les leaders potentiels, qui pourraient bénéficier d’une légitimité démocratique, ne sont tout simplement pas autorisés à exister.
Barghouti est en prison depuis 2002. Il est populaire parce qu’il n’a jamais gouverné et ne s’est pas abîmé dans la coopération sécuritaire avec Israël. Son envergure tient au fait qu’en 2006 il a réussi à faire signer, à toutes les factions palestiniennes, en prison, un accord qui fixe comme objectif un État palestinien dans les frontières de 1967. Il est donc crédible pour amener les acteurs les plus radicaux vers un compromis historique compatible avec les résolutions votées par l’ONU et la préservation de l’existence d’Israël.
Même s’il était libéré, il reste cependant à voir dans quel état il sortira de prison. Surtout, un acteur politique peut avoir une vision et une légitimité, mais il n’avancera pas beaucoup sans conditions extérieures qui lui permettent d’agir. Il faudrait que les États-Unis et Israël lui permettent d’exister. Il est important que les Palestiniens puissent se projeter dans un leader, mais leurs moyens propres sont tellement faibles que sans un soutien extérieur fort, ce leader n’aboutira à rien.
Il reste une impression d’avenir très bouché à court ou moyen terme, en tout cas très loin d’une solution politique équitable…
C’est pour cela que si la logique très affairiste de Trump est éminemment critiquable, on peut lui reconnaître le mérite d’avoir mené à une désescalade dans cette guerre d’anéantissement. Et même si cela n’est pas satisfaisant, il me semble que si des progrès sont accomplis dans les années à venir, c’est parce qu’ils auront été imposés de l’extérieur.
Ce qu’on ne saisit pas encore très bien, c’est le niveau d’exigence que poseront les pays du Golfe pour négocier un « deal » avec Israël. Les dirigeants saoudiens, émiratis et qataris se soucient modérément du sort des Palestiniens mais ne s’assoient pas complètement dessus, car leur opinion publique et celle des musulmans dans le monde comptent pour eux.
En ce qui concerne les élites européennes et états-uniennes, on a vu qu’elles n’ont pas fait grand-chose pour soutenir les Palestiniens, mais qu’en sera-t-il dans dix ans ? Il y aura alors de nouvelles générations au pouvoir. Les étudiants de Columbia, pour peu qu’ils n’aient pas été mis en prison par un régime complètement transformé par Trump, pourraient bien mener une politique extérieure différente une fois aux postes de responsabilité.