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Édition du 15 juillet au 1er septembre 2025

Dans Afrique XXI : « En Kanaky ce n’est pas une histoire de démocratie, c’est une histoire de décolonisation » (Benoit Trépied)

Par Rémi Carayol. Publié par notre partenaire Afrique XXI le 11 juillet 2025

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Il y a un peu plus d’un an, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’embrasait et se rappelait au bon souvenir de la France comme étant l’un de ses derniers territoires coloniaux. Auteur de Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’anthropologue Benoît Trépied rappelle ici les responsabilités de l’État français, qu’elles soient immédiates ou historiques.

Le 13 mai 2024, l’archipel de Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’est embrasé. En réaction à la volonté du gouvernement français de procéder au dégel du corps électoral, et ainsi de saper un des fondements des accords de Matignon et de Nouméa, conclus respectivement en 1988 et en 1998, qui avaient permis de ramener la paix dans ce territoire du Pacifique colonisé par la France au XIXe siècle et avaient ouvert la voie à la décolonisation, et peut-être à l’indépendance du « Caillou », des milliers de personnes sont descendues dans la rue. Ce dégel marquait la fin d’un régime électoral dans lequel les personnes arrivées sur le territoire après 1999 (venues pour la plupart de l’Hexagone) n’avaient pas la possibilité de voter aux élections locales, ainsi qu’aux référendums sur l’indépendance.

Pendant plusieurs semaines, cette révolte a rythmé le quotidien des habitant·es de la capitale, Nouméa, et de ses alentours. Le bilan des violences commises durant ce soulèvement, mais aussi de la répression menée par l’État français ainsi que par des milices dites « loyalistes » (anti-indépendatistes), est très lourd : 14 mort·es – 11 Kanak, 1 Caldoche (le nom donné à la population d’origine européenne installée depuis plusieurs décennies dans l’archipel) et 2 gendarmes – ; des centaines de blessé·es ; des dégâts matériels évalués à 2 milliards d’euros ; près de 2 500 gardes à vue et environ 250 incarcérations. Aujourd’hui, l’économie de l’île est à terre : son produit intérieur brut aurait chuté de 10 à 15 % entre 2023 et 2024, et 13 000 emplois auraient été perdus. Et l’avenir est incertain.

Dans un ouvrage aussi pédagogique qu’engagé (à l’image de son titre : Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie), l’anthropologue Benoît Trépied revient sur la responsabilité de l’État français dans cette situation. Responsabilité immédiate, liée au choix du régime d’Emmanuel Macron de mettre fin au (relatif) consensus issu des accords de Matignon et de Nouméa, et de s’engager aux côtés des plus radicaux parmi les anti-indépendantistes. Mais aussi responsabilité historique : Trépied se livre en effet à une analyse fine de l’histoire de la colonisation, méconnue en France malgré l’extrême violence qui la caractérise, ainsi que des succès et des limites des accords signés dans le passé, sur les plan politique, économique et social.

Rencontré à Paris quelques jours avant qu’il retourne sur le terrain, à 17 000 kilomètres de l’Hexagone, le chercheur revient sur cette histoire douloureuse. [Cet entretien a été réalisé avant que ne soient annoncés les récents accords de Paris sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie]

Un développement « sur la négation des Kanak »

Rémi Carayol : Dans l’Empire colonial français, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie occupe un rôle à part : comme l’Algérie, il s’agissait d’une colonie de peuplement…

Benoît Trépied.
Benoît Trépied. © DR

Benoît Trépied : La colonisation par la France de ce qui s’appelait la Nouvelle-Calédonie depuis que James Cook y avait accosté [en 1774, NDLR] a débuté à partir de 1853. L’objectif était avant tout de créer un bagne afin d’exiler les éléments indésirables de la métropole, et ainsi de trouver une alternative au bagne de Cayenne [en Guyane, NDLR], qui était trop mortifère – les bagnards y tombaient comme des mouches. Pour la France, la Nouvelle-Calédonie était donc destinée à être une terre de relégation pour les bagnards et les forçats, ce qui lui permettait de leur faire expier leur faute via les travaux forcés, tout en mettant en valeur la colonie, en construisant des infrastructures, des routes, etc. – la ville de Nouméa a été construite par les bagnards, par exemple. À la fin de leur peine, l’État leur proposait de rester sur place et de devenir des colons en acquérant des petits lopins de terre.

À ce projet de colonisation pénale s’est ensuite ajouté celui d’une colonisation libre, lorsque l’État a proposé des solutions d’ascension sociale par la voie coloniale à des « petits » Français de l’Hexagone à la fin du XIXe siècle. Et à cette double colonisation de peuplement, pénale et libre, se sont ajoutés les contrats d’engagement (des contrats de travail contraints, assez proches de l’esclavage) signés par des indigènes venus d’autres îles du Pacifique ou d’Asie du Sud-Est.

C’est ainsi que, au fil du temps, cette société coloniale s’est constituée. Une société diverse, traversée de nombreuses lignes de fractures sociales, raciales mais aussi de genres, puisqu’il y avait une grande pénurie de femmes, en particulier de femmes blanches. Et cette société coloniale composite s’est constituée à côté de la société kanak, voire à son détriment, puisque pour que cette société coloniale puisse se déployer, il fallait de la place. Les Kanak se sont fait spolier leurs terres, puis enfermer dans des réserves desquelles ils n’avaient pas le droit de sortir jusqu’en 1946. Ainsi, le développement de cette société coloniale calédonienne s’est fondé sur la négation des Kanak, et même sur la volonté de les éradiquer – un paramètre que l’on retrouve généralement dans les colonies de peuplement.

Très vite, il y a eu une immense dépopulation kanak, d’abord à cause des maladies amenées par les premiers Blancs, qui ont fait des ravages inouïs au sein de la population (ravages longtemps sous-estimés dans l’historiographie, et que les travaux des archéologues nous aident aujourd’hui à réévaluer), mais aussi du fait des spoliations foncières qui ont entraîné des révoltes, qui ont elles-mêmes entraîné de violentes répressions. Il y a eu des cycles de famine également, puisque les Kanak, qui étaient des horticulteurs, n’avaient plus de moyens de ressources. Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, ils sont passés d’une population de plusieurs centaines de milliers à à peine 20 000. Cela étant dit, ils n’ont pas été complètement balayés comme l’ont été les indigènes d’Australie ou des États-Unis.

Rémi Carayol : Pour quelles raisons ?

Benoît Trépied : Essentiellement parce que l’émigration française n’a jamais été extrêmement dynamique. Mais aussi parce qu’il manquait de femmes : beaucoup de femmes kanak ont donc été prises pour femmes par des hommes européens, parfois sous la contrainte (le phénomène des viols est lui aussi sous-estimé dans l’historiographie), et très tôt dans l’histoire de la colonie, même s’il n’y a pas eu l’émergence d’une classe sociale métisse – on était soit blanc soit indigène, une bipolarisation qui a abouti à un face-à-face encore visible aujourd’hui.

« Exploiter les Kanak plutôt que de les éradiquer »

Rémi Carayol : Dans votre livre, vous citez un administrateur colonial qui explique à un missionnaire au début du XXe siècle qu’il n’y aura bientôt plus de Kanak. Un plan d’extermination a-t-il été mis en œuvre, ou tout du moins envisagé ?

Benoît Trépied : Des administrateurs et des militaires l’ont évoqué. Ma collègue Isabelle Merle, dans son livre sur l’expérience coloniale2, en cite certains qui disent qu’il faudrait faire comme les Britanniques en Tasmanie : organiser des battues générales. Mais, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de grand plan d’extermination. D’abord parce que la colonie n’avait pas les moyens de ses ambitions. C’était une colonie du bout du monde, très peu peuplée, extrêmement marginale au sein même de l’Empire français. Ensuite parce qu’il y avait des injonctions contradictoires quant à ce que la colonie voulait faire des autochtones.

Le monde colonial n’est pas un monde monolithique, il y avait en son sein un courant réformateur, porté notamment par les missionnaires à partir du début du XXe siècle, par des courants de la gauche métropolitaine aussi durant l’entre-deux-guerres, qui pensaient qu’il fallait réformer l’Empire sur des bases plus humaines, moins violentes, sans pour autant remettre en cause la logique de la domination coloniale. Enfin, certains défendaient l’idée qu’il fallait faire travailler les Kanak, les exploiter plutôt que les éradiquer.

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