L’histoire coloniale de la France refait irruption dans le débat politique français. La loi du 23 février 2005, votée par le parlement français, qualifie de «positive» l’entreprise colonialiste. Qu’est-ce qui vous choque le plus dans cette loi ?
Le vote de cette loi révèle l’existence d’un double langage sur l’Algérie au sein de la classe politique française et au plus haut niveau de l’Etat français. Il y a une contradiction entre le discours sur la colonisation qui est celui de cette loi et les positions officielles de l’Etat français.
L’ambassadeur de France en Algérie a reconnu que, le 8 mai 1945, pendant que l’Europe fêtait la victoire sur le nazisme, des milliers d’Algériens qui manifestaient pour l’indépendance dans plusieurs villes, à Sétif, Guelma et Kherrata, ont été massacrés par la police coloniale et les milices des colons. Cet Ambassadeur a eu le courage de se rendre à Sétif, de déposer une gerbe de fleurs au monument aux Martyrs de la ville et de faire ce discours extrêmement important dans l’histoire des relations algéro-françaises sur la réalité du massacre du 8 mai 1945. Au même moment, la loi du 23 février 2005 était débattue et votée par le Parlement français, ce qui est une remise en cause du discours de l’ambassadeur, représentant officiel de l’Etat français. Dans le meilleur des cas, on est en présence d’une vraie cacophonie et, dans le pire des cas, d’un double langage sur l’Algérie.
Cette loi semble être le résultat d’une négociation entre la droite française et les organisations des « rapatriés ». Comment expliquer cette « réconciliation » tardive entre les gaullistes et les anciens défenseurs de l’« Algérie française », ennemis jurés du général De Gaulle ?
On fait comme s’il existait plusieurs France, une France qui a acceptée l’autodétermination du peuple algérien et une autre France, celle de l’extrême droite, qui l’a toujours refusée. Or, il me semble que l’épisode De Gaulle n’a été qu’une parenthèse dans le courant de la pensée et de la politique française concernant l’Algérie. Le vote majoritairement favorable à l’indépendance de l’Algérie lors du référendum organisé en France sur cette question était plus un vote de soutien à De Gaulle qu’une adhésion au principe de l’autodétermination du peuple algérien. La majorité de l’opinion française n’a jamais réellement admis le principe de la séparation entre l’Algérie et la France. Il suffit d’examiner le contexte dans lequel s’est déroulé ce référendum pour voir que ce qui était en question dans le débat médiatique, c’était soutenir ou ne pas soutenir le régime gaulliste.
Y a-t-il eu, récemment, rapprochement entre l’UMP et de l’extrême droite à l’occasion du vote de cette loi du 23 février 2005 ? Je ne le crois pas pour la simple raison que la classe politique française a toujours été majoritairement à droite concernant l’Algérie. Pour moi, la ligne de démarcation n’est pas très nette entre ce que pensent Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen sur l’Algérie. La gauche française a toujours été, quant à elle, équivoque sur la question nationale algérienne et sur la question coloniale en général.
L’historien français Benjamin Stora affirme que la loi du 23 février 2005 est une remise en cause du « pacte gaulliste sur la décolonisation », signé symboliquement, selon lui, par le peuple français à l’occasion du référendum sur l’indépendance de l’Algérie. Qu’en pensez-vous ?
Je m’inscris en faux contre cette idée. Je ne crois pas que ce référendum ait été un « pacte anticolonial ». Je pense qu’il a été un pacte de soutien au général De Gaulle.
La lutte entre les gaullistes et les partisans de l’« Algérie française » a pourtant été une lutte longue et sanglante. L’hostilité entre ces deux camps n’était-elle pas, selon vous, motivée par une réelle divergence sur la question de la décolonisation de l’Algérie ?
Pour moi, il ne s’agissait pas d’une divergence sur la décolonisation de l’Algérie mais d’une divergence sur le devenir de la France et sur son rôle dans le monde. Pour l’extrême droite, pour ceux qu’on appelait à l’époque les «ultras», l’Algérie était un morceau de la France, aussi française que la France elle-même. Abandonner l’Algérie revenait, à leurs yeux, à abandonner une partie de la France, une partie du corps social français, celle qui vivait outre-mer. Pour le général De Gaulle, il s’agissait de «restaurer la grandeur de la nation française», de redonner à la France les moyens de sa puissance. Or, les moyens de cette puissance étaient hypothéqués par la guerre d’Algérie. C’est pour cela qu’il fallait, pour lui, mettre fin à cette guerre. La «parenthèse gaullienne» dans l’histoire des relations algéro-françaises est à inscrire dans le contexte mondial des années 50 et 60. A l’époque, la France gaulliste voulait se libérer de la tutelle américaine et recouvrer sa puissance au niveau international.
La loi du 23 février 2005 a révélé en France la persistance d’une certaine nostalgie du « temps des colonies ». Existe-t-il en Algérie aujourd’hui, selon vous, une opinion nostalgique du temps de l’« Algérie française », une opinion qui estimerait que l’indépendance a été une «erreur»?
Il faut être aussi clairs sur nous-mêmes, nous autres Algériens, que sur la société française. Le discours officiel algérien a toujours voulu faire croire aux jeunes générations que «le 1er novembre 1954, le peuple algérien s’est levé comme un seul homme contre le colonialisme». Ce n’est pas du tout vrai. Les Algériens qui ont pris le parti de la séparation de la France, le parti de l’indépendance totale de l’Algérie, étaient une infime minorité. Une autre partie de la population algérienne n’était pas indifférente à une certaine présence française en Algérie. Le courant qu’elle a pu représenter dans la société algérienne de l’époque existe encore aujourd’hui dans la société algérienne.
Le parti de l’indépendance totale de l’Algérie et de la souveraineté nationale complète est aujourd’hui vaincu. On est revenu sur l’essentiel de ce qui a été acquis par la guerre de libration et par le mouvement national dans son ensemble. On est revenu sur la nationalisation des ressources du sol et du sous-sol et la décision algérienne est de moins en moins indépendante des intérêts étrangers.
Le parti de l’indépendance totale est aussi défait au niveau idéologique. Le courant qui, à l’époque coloniale, n’était pas indifférent à la continuité de la présence française en Algérie, a idéologiquement repris le dessus. Comme il existe un «problème algérien» dans la conscience française, il y a un « problème français » dans la conscience algérienne. Beaucoup d’Algériens n’ont pas fait leur deuil du départ des Français de leur pays.
Le « temps des colonies » est bel et bien fini. Comment cette nostalgie s’exprime-t-elle aujourd’hui en Algérie ?
La nostalgie du temps de l’Algérie française, dans la société, s’exprime sous différentes formes. Elle remplit les pages de beaucoup de journaux, notamment francophones. Nous n’avons qu’à relire la presse des dernières années pour voir comme l’Algérie coloniale est mythifiée et idéalisée, comme l’image des pieds-noirs est remodelée pour être réhabilitée. La nostalgie de l’époque coloniale s’exprime aussi dans la littérature. Vous n’avez que lire le romancier Boualem Sansal pour vous en convaincre.
Tout se passe, dans ces milieux nostalgiques, comme si la guerre de libération et son acquis, l’indépendance, n’étaient qu’une parenthèse à refermer. En France, la parenthèse gaulliste se referme. En Algérie, la parenthèse indépendantiste, elle aussi, se referme.
La presse algérienne a pourtant dénoncé la loi du 23 février 2005…
La réaction de la presse algérienne a été très tardive. Trois mois après l’adoption de cette loi, la presse était toujours muette. Elle n’a réagi qu’une fois certaines institutions politiques, comme le Parlement, et certaines associations liées au FLN, sous l’impulsion de l’exécutif, se sont mises à dénoncer ce texte.
A l’exception d’une petite minorité «assimilée», l’ensemble des Algériens vivaient à l’époque coloniale dans la misère et l’ignorance. Comment expliquer qu’il puisse y avoir une aussi forte nostalgie de cette époque?
Près de 80% de la population algérienne actuelle n’a pas vécu ni le mouvement national ni la guerre d’indépendance. La transmission de la mémoire de la lutte anticoloniale aux nouvelles générations ne s’est pas faite. L’espace est donc libre au discours nostalgique, favorable au retour de la France en Algérie. Il est favorable au discours dominant sur la «relation privilégiée» que l’Algérie, au niveau économique et financier, «devrait» avoir avec l’Etat français.
Peu d’historiens algériens se sont exprimés sur la loi du 23 février 2005 au moment de son adoption. Comment expliquez-vous cela ?
Les historiens français, les associations de la société française, les syndicats enseignants français, etc. devaient réagir à cette loi qui impose aux établissements scolaires et universitaires l’enseignement du «rôle positif de la colonisation». Les historiens algériens ont commenté cette loi en son temps et se sont exprimés sur son contenu, notamment dans des les colonnes de la presse étrangère.
Le problème pour les historiens algériens n’est pas celui-ci. Le problème est qu’ils n’ont pas réagi à l’histoire officielle du mouvement national et de la guerre de libération enseignée dans les écoles et les universités algériennes. Leurs réactions à cette histoire officielle ont été individuelles et dispersées. Ils n’ont pas réagi en tant que corps constitué. En réalité, nous devons nous interroger plus sur nous-mêmes que sur les l’attitude du Parlement français et ses motivations.
Tout au long de mon travail de chercheur et d’enseignant, j’ai fini par me rendre compte que le discours nationaliste algérien, de manière générale, s’est construit en réaction au discours français sur l’Algérie, qu’il est, en quelque sorte, un contre-discours. Le discours français dominant niait notre existence en tant que nation. S’est alors construit un contre-discours qui affirmait tout ce qui était nié. Il ne faut plus continuer dans cette logique. Il faut faire l’effort d’élaborer un discours sur l’histoire algérienne qui soit un discours pour soi et non seulement un discours réactif.
Comment peut-on qualifier la réaction des autorités algériennes à la loi du 23 février 2005 ?
La position de l’Etat algérien et de ses institutions sur cette loi n’est pas très sincère ni très spontanée. C’est une position tactique qu’il faut inscrire dans le contexte de la négociation en cours d’un traité d’amitié entre l’Algérie et la France. Je ne vois pas pourquoi nous intégrerions le chœur de la dénonciation officielle de la loi du 23 février 2005 alors qu’il poursuit d’autres buts que ceux que nous pensons devoir poursuivre. Cela ne nous intéresse pas, ni en tant que citoyens ni en tant qu’historiens.
Ce qui devrait intéresser les Algériens, c’est l’adoption par le Parlement algérien, sans débat dans la société, de lois qui remettent en cause la souveraineté nationale, c’est la mise en place de mécanismes qui soumettent l’Algérie aux intérêts étrangers. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est bien une ingérence dans les affaires algériennes des intérêts extérieurs, principalement français.
Vous inscrivez la réaction des autorités algérienne à la loi du 23 février 2005 dans le contexte de la négociation du traité d’amitié algéro-français. Qu’est-ce qui, selon vous, se joue dans cette négociation ?
Ce qui se joue, c’est l’importance de la présence des intérêts des français en Algérie. Pendant presque vingt ans, la France a tourné le dos à l’Algérie. Le plus important pour elle a été l’expansion vers l’est et le centre de l’Europe. Entre-temps, les Américains prenaient pied au Maghreb. L’Europe en général – et pas seulement la France – est en train de renégocier sa présence dans la rive sud de la Méditerranée. Mais l’échange avec cette rive sud ne sort toujours pas du cadre de l’échange inégal. Il est marqué par une perte de plus en plus grande de la souveraineté de nos Etats et par la présence de plus en plus grande des intérêts étrangers dans la gestion de leurs affaires.
Concernant les intérêts français en Algérie, on peut légitimement se poser la question de la prépondérance de la France dans les échanges commerciaux algériens au moment où d’autres marchés peuvent probablement offrir de meilleurs rapports qualité-prix. On devra un jour mesurer la réelle importance de l’investissement français en Algérie, dans la PME/PMI mais aussi dans les grandes affaires et dans le secteur financier et bancaire.
Toutes ces questions doivent, évidemment, être abordées de façon objective, ni convulsive ni épidermique. Le problème en Algérie est, plus généralement, qu’il n’y a pas débat sur l’avenir des relations de l’Algérie aux grandes puissances.
Plusieurs organisations du courant dit «nationaliste (anciens combattants de la guerre de libération nationale, enfants des martyres de la guerre de libération, etc.) exigent de la France de «demander pardon au peuple algérien pour les crimes commis par le colonialisme». Comment interpréter cette exigence dans le contexte actuel des relations algéro-françaises?
C’est vraiment malsain parce que toutes ces organisations ont réagi à l’adoption de la loi du 23 février 2005 avec quelques mois de retard. Elles n’ont réagi qu’une fois la Présidence de la République leur en a donné l’ordre. Leur indignation est feinte, peu spontanée.
La question de la reconnaissance par la France des crimes de l’époque coloniale doit, à mon sens, être abordée autrement. Les Antillais ont montré la voie. En posant la question de l’histoire esclavagiste, ils ont posé le problème non seulement à l’Etat français, mais aussi à la société française tout entière.
Cela devrait nous servir d’exemple. Si l’on examine la dernière période de la présence coloniale en Algérie, celle de la guerre d’indépendance, on se rend compte que toute une génération de Français a mis la main à l’entreprise coloniale, en tant qu’appelés du contingent, en tant que rappelés, en tant que soldats de l’active et en tant que membres des « forces auxiliaires », c’est-à-dire les milices pieds-noirs. Il n’y a pas de famille française qui n’ait pas mis la main, d’une façon ou d’une autre, à ce qui s’est passé en Algérie pendant la guerre de libération nationale, c’est-à-dire aux massacres, tortures et déplacements de populations, etc. On peut même dire que dans chaque placard des maisons françaises gît un cadavre qui s’appelle l’Algérie !
Le problème de fond en France est que la société française ne veut pas réellement s’interroger sur son histoire coloniale. Cette histoire est de l’ordre du refoulé. Seule une poignée d’historiens soulèvent ce problème mais ils manquent de supports pour porter leurs travaux à la connaissance de la société. La loi du 23 février 2005 n’est, de ce point de vue, qu’un retour du refoulé colonial, de la conscience impériale qui n’a jamais fait son deuil du temps des colonies.
Certains historiens, en France, ont dénoncé la loi du 23 février 2005 pour son contenu qui célèbre la colonisation. D’autres l’ont dénoncée essentiellement pour ce qu’elle officialise l’ingérence de l’Etat dans l’écriture de l’histoire nationale française. En Algérie, qui écrit l’histoire ? L’Etat ou les historiens ?
C’est l’Etat bien sûr ! L’histoire enseignée à l’école algérienne est plus une histoire de l’Etat et de ses agents qu’une histoire de la nation. Le discours historique dominant est le discours étatique, non celui des historiens. Si on doit rejeter l’ingérence de l’Etat français dans l’écriture de l’histoire de la colonisation, nous devons aussi rejeter l’écriture de l’histoire algérienne par l’Etat et non par les historiens.
Yassine Temlali, 3 janvier 2006.