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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Daho Djerbal : réconcilier les Algériens avec eux-mêmes et avec leur histoire

L'historien Daho Djerbal, directeur et l'un des fondateurs de la revue Naqd, est maître de conférences en histoire de l’Algérie contemporaine à l’Université d’Alger. Nous reprenons ci-dessous l'interview qu'il a donnée à Hadjer Guenanfa et qui a été publiée dans TSA le 8 mai 2015 1,
[Mis en ligne le 10 mai 2015, mis à jour le 11]

Daho Djerbal : “l’Algérie n’a pas besoin de reconnaissance” des crimes coloniaux

  • Pourquoi les Algériens manifestent aussi peu d’intérêt pour ces événements historiques dont les massacres du 8 mai 1945 ?

Il ne faut pas généraliser parce qu’il y a la mémoire collective. Même si le manuel scolaire et les travaux de recherches universitaires ne se penchent pas sur cette question, il y a tout ce qui relève de la mémoire collective avec le récit, le conte, la légende, le mythe, la chanson, la poésie et tout cela fonctionne et ne s’oublie pas. À mon humble avis, il y a plusieurs histoires, il y a l’histoire de l’État qui est officielle et une histoire de la Nation et une histoire du peuple. Au fond, dans l’histoire officielle, il y a peu d’intérêt pour l’histoire du peuple et pour la Nation. Souvent, ceux qui nous gouvernent oublient qu’ils représentent un pouvoir souverain qui a été constitué et institué par la lutte du peuple algérien.

  • Quelle importance revêt la visite du secrétaire d’État français aux anciens combattants à Sétif pour le 70e anniversaire des massacres du 8 mai 1945 ?

Je fais toujours la part entre ce qui est des rapports intergouvernementaux et de ce qui est du rapport à l’histoire. Souvent il s’agit de possibilités pour les deux gouvernements de trouver un terrain dans lequel ils peuvent négocier une renégociation des accords conclus dans le passé récent, c’est-à-dire, depuis les accords d’Evian à aujourd’hui. Chose qui nous laisse penser qu’il y a instrumentalisation ou une utilisation des faits d’histoire pour pouvoir arriver à des accords intergouvernementaux ou interministériels ou interétatiques. Cela ne m’intéresse pas du tout. Et à mon sens, il y a comme une maldonne quand on fait la part entre la mobilisation étatique, gouvernementale et médiatique française concernant un événement comme le génocide arménien et l’événement du 8 mai 1945 et d’autres. Au fond, le fait d’envoyer un sous ministre inaugurer une stèle à Sétif concernant le massacre du 8 mai 1945 est un non-événement pour moi.

  • Le sujet de la repentance ou de la reconnaissance par la France des crimes coloniaux refait surface lors de chaque commémoration…

Les déclarations de la classe politique ou de personnalités civiles ou religieuses concernant cet événement sont de la pure gesticulation ou des effets de manche pour qu’on puisse défrayer la chronique dans les médias. Le travail sur cette question d’histoire se fait sur le terrain. Quand on exige la reconnaissance, on va exiger un dédommagement. C’est-à-dire le prix du meurtre. Mais est-ce que payer des victimes un siècle ou un demi-siècle plus tard va résoudre le problème de la mémoire collective et du trauma individuel et collectif qui est encore présent ? J’ai plusieurs témoignages de militants de la Fédération de France du FLN, des hauts cadres du PPA-MTLD ou du mouvement national algérien. Quand on leur pose la question pour savoir comment ils sont arrivés à faire de la politique, la plupart évoquent le 8 mai 1945. Il faut savoir que la trace ne s’efface pas. À chaque nouveau traumatisme individuel ou collectif, ce qui est enkysté dans la mémoire individuelle ou collective revient à la surface.

  • L’Algérie n’a donc pas besoin de cette reconnaissance ?

Absolument ! On doit faire un travail sur nous-mêmes. Dans les manuels scolaires, les médias, les ouvrages, on va retrouver une histoire plus ou moins codifiée, encadrée et orientée. Une histoire des vainqueurs et donc du pouvoir. Nous devons faire cette histoire pour nous-mêmes et par nous-mêmes. C’est-à-dire qu’il faut mettre en parole, verbaliser, publier, travailler, se rencontrer autour de ces questions et se demander : que sommes-nous devenus ? La reconnaissance est d’abord pour nous-mêmes. Pourquoi ? Pour réconcilier les Algériens avec eux-mêmes et avec leur histoire. Des gens sont laissés pour compte dans cette histoire. Il y a des victimes, mais aussi des acteurs de cette histoire et ils sont très nombreux. La question aujourd’hui est de savoir si ce type d’événement ne va pas se reproduire. Est-ce que cela ne va pas se répéter jusqu’à ce jour ? Est-ce que cela n’est pas en train de se répéter à ce jour ?

  • La violence des années 1990 est aussi une conséquence de ce qu’on a refoulé ?

Absolument ! Dans un numéro de Naqd, une psychiatre de l’hôpital Frantz Fanon de Blida qui, recevant des rescapés des massacres collectifs des villages de La Mitidja, leur avait demandé de raconter ce qui s’est passé. Eh bien, les gens se mettaient à raconter la descente de parachutistes français dans leur village. Un trauma de la guerre de libération non mis en parole et non verbalisé est refoulé, enkysté dans la mémoire. Nouveau choc ou nouveau traumatisme, il ressort à la surface et lors de la première verbalisation, c’est ce qui était enfoui qui revient à la surface. Et vous ne pouvez pas pacifier ou entrer dans une relation pacifiée dans la société si les problèmes qui l’ont agitée, les massacres qui ont atteint les populations, les purges et les luttes intestines, les guerres fratricides ne sont pas mis en parole. Il n’y a pas une famille en France qui n’a pas une armoire fermée où gisent des cadavres. Chez nous aussi. Donc cessons ces mascarades et ces gesticulations intergouvernementales concernant les reconnaissances et la repentance et travaillons sérieusement.

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