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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Corps noirs et médecins blancs,
par Delphine Peiretti-Courtis

Pour lutter contre les stéréotypes racistes qui perdurent à l’égard des femmes et des hommes noirs dans la société française, il faut revenir à leurs origines. De la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe, la littérature médicale a élevé au rang de vérité scientifique les préjugés raciaux sur les corps noirs : infériorité intellectuelle, résistance physique, prédominance des émotions et hypersexualité. Le livre de Delphine Peiretti-Courtis est une enquête sur la façon dont fut traitée cette question dans les écrits spécialisés de cette période. Dans une société où la science s'est substituée progressivement à la religion comme source du savoir, le schéma racialiste élaboré par les savants a été ensuite conforté par le pouvoir politique pour servir le projet colonial : le corps est devenu un outil de la colonisation.

Corps noirs et médecins blancs.
La fabrique du préjugé racial. XIXe-XXe siècles
,
par Delphine Peiretti-Courtis

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Delphine Peiretti-Courtis, agrégée et docteure en histoire, est enseignante à l’université d’Aix-Marseille et membre du laboratoire TELEMMe.

Introduction :

L’ère du préjugé racial est-elle achevée ?


« Le Noir est inférieur », énonce tel un adage le médecin Paul Barret en 1892. Ce jugement péremptoire traduit l’essence de la pensée médicale sur les corps noirs au XIXe siècle. Infériorité intellectuelle, débordement émotionnel, paresse ou encore hypersexualité : voici quelques-uns des préjugés sur les Africains et les Africaines que la littérature médicale a élevé au rang de vérité scientifique entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle.

Au XXIe siècle, des cris de singe dans les stades de football aux références à la sexualité des Africains dans les médias, le corps noir, infériorisé, animalisé, hypersexualisé, peine encore à se débarrasser de ces stéréotypes. Ce racisme demeure vivace et tend même à regagner du terrain et à s’exprimer publiquement depuis les années 2000, dans un contexte de repli, de haine et de retour des extrêmes dans le camp politique, en Europe et ailleurs. Pour mieux comprendre la rémanence de ces visions, ce livre propose un voyage dans le temps, un retour aux origines de la construction des préjugés raciaux sur les corps noirs.

Le rôle de la science dans l’origine de certains préjugés

Il faut remonter à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle pour comprendre le rôle de la science et notamment de la médecine dans l’origine de certains préjugés de race et de sexe sur le corps des Noirs et dans leur pérennité jusqu’à nos jours. Le corps, frontière visible entre les êtres, constitue le creuset de la formation des stéréotypes raciaux et sexuels et des discriminations qui en découlent. Si le corps noir focalise l’attention des savants et suscite les discours les plus prolixes au XIXe siècle, c’est parce qu’il incarne, dans un contexte de fascination pour la diversité humaine, une altérité jugée extrême.

L’époque des Lumières amorce une ère nouvelle, celle du développement des sciences, de la taxinomie du monde vivant, des explorations et de la quête inextinguible de connaissances encyclopédiques. Les représentations et les savoirs sur les populations africaines, sur leur couleur de peau, leur anatomie, leur physiologie ou encore leurs pathologies se construisent donc à cette période et s’enrichissent au siècle suivant. La médecine contribue, dans une société où la science se substitue progressivement à la religion comme source du savoir, à façonner les croyances et à forger les opinions. Le pouvoir politique, fortement influencé par l’expertise scientifique au XIXe siècle, a pour sa part fortifié le schéma racialiste élaboré par les savants. La science a créé la pensée raciale que la politique a ensuite diffusée.

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À une époque où l’on ambitionne d’inventorier l’ensemble du monde vivant, l’Homme se voit donc étudié, classé et hiérarchisé en races. Depuis les écrits des naturalistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à ceux des médecins coloniaux au milieu du XXe siècle, le corps noir est observé, disséqué, mesuré et comparé, dans un souci d’étalonner l’altérité. Il est scruté jusque dans ses profondeurs, depuis l’épiderme jusqu’aux tissus et organes internes, afin de répondre aux grands questionnements sur la nature, l’origine et la diversité humaines mais aussi afin de délimiter les contours de la différence raciale. L’altérité des Africains vis-à-vis des Européens se lit dans une dialectique constante entre inné et acquis, nature et culture, sauvagerie et civilisation. Les discours sur les corps noirs se façonnent et évoluent en fonction des découvertes et des controverses scientifiques, mais également selon des finalités propres à la colonisation.

Au-delà d’une démarche savante, proprement médicale et anthropologique, les études raciologiques répondent à des impératifs économiques, politiques et sanitaires. Il s’agit de connaître l’Autre pour assurer la réussite du projet colonial et préserver la santé des colons blancs puis celle de la main-d’œuvre africaine. Ainsi, la confrontation des corps, par le biais de l’entreprise coloniale, et le déploiement massif de médecins sur le terrain entraînent l’accroissement des travaux sur les peuples d’Afrique. Si les théories, le matériel et les dispositifs d’analyse sont développés en France par des médecins de cabinet, les « objets d’étude » se situent le plus souvent outremer et sont examinés par des médecins de la Marine et des colonies. Dans les cabinets et les facultés en métropole ainsi que dans les hôpitaux et les dispensaires en « brousse », les interactions entre la médecine métropolitaine et la médecine coloniale nourrissent la raciologie au XIXe siècle.

Des impératifs économiques, politiques et sanitaires

Leurs conclusions se déploient dans les rapports des missions coloniales, dans les bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, dans des revues médicales, au sein des dictionnaires de médecine ou encore dans des monographies sur les races humaines. Elles se propagent ensuite au sein de la population française, par divers canaux, à un moment où l’entreprise coloniale doit recueillir l’approbation et le soutien du plus grand nombre. Exhibitions humaines et expositions coloniales, manuels scolaires et encyclopédies, cartes postales ou publicités participent alors à cette fabrication et à cette diffusion des préjugés raciaux sur les Africains et les Africaines.

Affiche publicitaire, vers 1910
Affiche publicitaire, vers 1910
Ce travail s’insère dans une historiographie riche autour de la construction du racisme scientifique à l’époque coloniale et s’intègre aux recherches sur l’intersectionnalité ou les mécanismes croisés de construction des stéréotypes de race, de sexe et de genre. Il présente une analyse contextuelle nouvelle sur la fabrication des préjugés sur les corps noirs de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Cette période est marquée par la naissance de la science des races humaines, soutenue et renforcée par l’entreprise coloniale. Elle s’achève par l’invalidation, après la découverte du génocide commis par les nazis – sous couvert de la science –, du concept de race. Ce livre se propose de montrer les liens étroits existant entre la racialisation du corps noir et la biologisation du sexe, du genre et de la sexualité des peuples d’Afrique. Il met en exergue les discours sur le sexe et la sexualité qui semblent façonner la pensée médicale sur les hommes et les femmes noirs et guider les recherches.

Si cet ouvrage traite de l’édification accablante de préjugés infériorisants sur les Africains et les Africaines, il démontre également la création de représentations jugées plus « valorisantes » telles que la virilité et la force des hommes noirs ou la maternité exemplaire des femmes. Ces caractéristiques contribuent toutefois encore à essentialiser les populations africaines. Enfin, il révèle le fait que des scientifiques, certes minoritaires et souvent méconnus, ont cherché à remettre en question la vision consensuelle et monolithique des peuples noirs au cours du XIXe siècle et plus particulièrement durant le premier XXe siècle. En dénonçant l’ethnocentrisme, l’obsession anthropométrique ou les stéréotypes racistes, en insistant sur le poids des facteurs culturels et acquis pour différencier les êtres, leurs discours dévoilent une autre facette de cette histoire du regard médical sur l’Autre.

Cette étude, envisagée sous un angle chronologique, s’intéresse dans un premier temps au moment de la rencontre et de la construction des stéréotypes, à partir d’une altérité considérée comme visible : le corps noir. La science des races humaines qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle est au départ déconnectée de ses objets de recherche. Elle se nourrit d’observations issues des récits de voyage, perçus comme des sources de terrain précieuses, de classifications dressées par les naturalistes ou encore de conjectures de savants de cabinet. La recherche empirique n’apparaît que de manière exceptionnelle, lors de la dissection de certains individus, comme la célèbre Vénus hottentote par Georges Cuvier. Les savoirs édifiés à cette époque accréditent, par le sceau de la science, des présupposés déjà existants sur l’Autre et en créent de nouveaux qui serviront de référence jusqu’au milieu du siècle suivant.

La naissance de l’anthropométrie

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle débute une nouvelle période : celle de l’accroissement et de la validation scientifique des préjugés raciaux, avec l’anthropométrie naissante notamment ; celle aussi des projets politiques et du terrain africain. Les médecins de « brousse » deviennent incontournables dans ce contexte. Ils mesurent les corps, prennent des photographies anthropométriques, s’intéressent à la pathologie tropicale et collectent des crânes et des cadavres. Les interactions entre savants de cabinet et praticiens de terrain connaissent leur apogée à cette époque et contribuent à l’approfondissement des théories raciales et sexuelles sur les corps noirs.

Enfin, la troisième période, qui s’étend des débuts du XXe siècle aux années 1960, est celle d’un développement des études culturalistes et de la prise en compte du facteur acquis dans les différences humaines. La diversité intrapopulationnelle existant en Afrique devient peu à peu irrécusable du fait de l’accumulation des observations. La multiplication des missions sur le terrain et les apports de l’anthropologie culturelle y jouent un rôle majeur. Les évolutions de la science et les progrès de la génétique à cette période entraînent néanmoins, en parallèle, un regain d’intérêt pour l’inné et la race. Ces recherches vont toutefois conduire à la mise en lumière de la porosité des catégories raciales. Enfin, si l’heure est alors au prosélytisme colonial, perceptibles notamment dans les expositions coloniales et dans les spectacles en France, elle est aussi à la réhabilitation des peuples africains, à l’intérêt et à la curiosité vis-à-vis de leurs cultures.

L’œuvre de déconstruction de cet imaginaire racial, ancré dans les esprits pendant une période de plus d’un siècle et demi, a-t-elle été réalisée depuis les indépendances ? Si les scientifiques ont invalidé le concept de race après 1945, les hommes politiques ont-ils amorcé un travail critique face au passé colonial français et face aux représentations qui ont été édifiées à cette époque ? Les savoirs construits autour des populations colonisées marquent encore les représentations collectives et nourrissent des discriminations dans la société française. Les préjugés raciaux et sexuels qui ont été entérinés par la science puis validés par les institutions françaises pendant la période coloniale ne peuvent se déliter seuls si un réel effort de déconstruction n’est pas engagé. Ainsi, en analysant la construction des stéréotypes érigés sur les Africains et les Africaines et en éclairant le contexte et les finalités qui ont présidés à leur fabrication, ce livre se donne pour objectif de contribuer à cet effort.


Table des matières



Introduction. L’ère du préjugé racial est-elle achevée ?

1. Survivances d’un racisme ordinaire en France

Résurgences, rémanences ou permanences ?
Corps et couleur de peau : être une femme noire, un homme noir en France

I. 1780-1860, RENCONTRE AVEC L’ALTERITE AFRICAINE ET CONSTRUCTION DES STEREOTYPES

2. Les mystères de l’altérité noire : la couleur de peau

La couleur noire : histoire d’une malédiction
La couleur comme critère de race
D’où vient la couleur noire ?
L’enveloppe cutanée

3. Le crâne et le visage africains

Le crâne, l’angle facial et la race : l’héritage de la physiognomonie et de la phrénologie
Nez, lèvres et prognathisme
Les « cheveux africains »

4. Corps et cultures des Africains : entre vertu, primitivité et sauvagerie
La nudité africaine

Les frontières de l’humanité et de l’animalité : langage, bipédie et anthropophagie
Primitivité et animalité : l’odeur de l’Autre stigmatisée
La maternité exemplaire des Africaines

5. Le sexe des hommes et des femmes noirs : difformité ou démesure ?

Les attributs sexuels des femmes noires : les Hottentotes, les Bochimanes et les autres
L’excision et sa caution médicale
Le sexe mythifié de l’homme noir
La sexualité africaine : entre excès et dérèglement

II. 1860-1910, LE CORPS NOIR SCRUTE ET MESURE : SCIENCE, POLITIQUE ET TERRAIN AFRICAIN

6. Analyser, mesurer et déchiffrer la différence

Affiner les critères d’analyse
Mesurer la surface
Scruter les profondeurs

7. Une résistance et une immunité hors du commun ? Le corps, un outil politique

À l’épreuve des pathologies tropicales : immunité et vulnérabilité des Noirs et des Blancs
L’Afrique, le tombeau de l’homme blanc ?
L’immunité des Africains : une question d’acclimatation ou de race ?
La déconstruction du mythe de l’immunité : la vulnérabilité africaine
La résistance à la douleur : insensibilité ou contrôle de soi ?
Le préjugé de la robustesse africaine

8. Entre nature et culture : l’« esprit africain »

Une taxinomie des vices et des vertus en terre africaine
La colonisation ou la transmission de la civilisation et du vice
Les mœurs africaines : des « sauvages » à civiliser ?

9. Beauté et culture africaines

Une classification de la beauté noire
La beauté façonnée : les « techniques du corps »
Infériorité, évolutionnisme et animalité

10. Sexe, sexualité et genre troublés

Sexualité africaine et tentations coloniales
Relations interraciales et peur du métissage
Troubles dans le genre en Afrique : des sociétés à éduquer

III. 1910-1960, MEDECINE DE TERRAIN ET PROSELYTISME COLONIAL : LA RACE FACE A LA CULTURE

11. Les races n’existent pas

Un corps façonné par la culture ?
La persistance des études sur les profondeurs du corps
La génétique : un nouvel espoir pour la raciologie ?
Les preuves de l’inexistence des races humaines

12. « Faire du Noir » ou la peur de la dépopulation africaine

Pathologies tropicales et mortalité africaine : l’urgence sanitaire
Former les mères africaines
Action coloniale et maternité

13. La « force noire » et le retour de la virilité africaine

La force naturelle de l’homme noir : un modèle de virilité ?
L’utilisation de la force africaine
Que vaut l’homme noir ? Évaluer la résistance

14. Culture et exotisme africains : entre mépris et tolérance

Le médecin-ethnographe et la « culture africaine »
Les mutilations génitales et leur condamnation
Nudité et pudeur : le relativisme culturel

Épilogue. Le racisme à l’ère postcoloniale

Bibliographie synthétique
Index

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