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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Communautarisme et cloisonnement des mémoires

Antisémitisme contre islamophobie, mémoire juive contre souffrance coloniale, Shoah contre traite des Noirs... Jamais la société française n'aura autant été agitée par le souvenir de souffrances collectives. Jamais, sans doute, ces drames du passé n'auront à ce point été utilisés à l'appui d'affirmations identitaires et d'une compétition victimaire lourde de violence sociale.

L’incessant recours aux victimes d’hier, s’ajoutant à l’instrumentalisation quotidienne du conflit israélo-palestinien, alimente une machine infernale : tandis qu’en 2002 les violences visant des synagogues ont pu être comparées à la Nuit de cristal de l’Allemagne hitlérienne par un responsable religieux juif, certains dirigeants antiracistes invoquent les blessures coloniales ou le racisme anti-maghrébin, pour expliquer sinon excuser les beurs agresseurs de juifs. Des collégiens d’origine africaine chahutent le cours sur l’extermination des juifs au nom du silence fait sur l’esclavagisme. La confusion atteint son comble lorsque l’humoriste Dieudonné désigne les juifs comme responsables du commerce triangulaire et prétend ensuite qu’il est attaqué pour avoir critiqué la politique d’Israël.

Le cloisonnement des mémoires, l’ignorance réciproque, l’incapacité à saisir la part d’universel contenue dans chacune de ces expériences historiques tendent à faire rejeter sur l’autre la responsabilité de ses malheurs ou de ceux subis par ses ancêtres. Ainsi, les agressions racistes ou antisémites ont presque cessé de susciter des réactions collectives : chacun compte à présent ses victimes, ses stigmates et descend dans la rue pour défendre « les siens ». Des juifs constituent l’essentiel des cortèges contre l’antisémitisme, des Arabes se rassemblent lorsqu’un de leur cimetière est profané. Il est loin le temps où la profanation du cimetière juif de Carpentras, le meurtre de Malik Oussekine ou celui de Brahim Bouraam jetaient sur le pavé des foules mêlées.

A cette communautarisation des émotions, se sont ajoutés un emballement réactif, une propension aux analyses à l’emporte-pièce qui, avant même la moindre constatation policière, transforment a priori chaque agression en drame intercommunautaire. En novembre 2003, le gouvernement a créé un « comité interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme » après l’incendie d’un lycée juif à Gagny, dont le caractère antisémite n’a pas été établi jusqu’à présent.

Récemment à Epinay-sur-Seine, la série d’agressions au couteau visant des personnes d’origines diverses après un étudiant de yeshiva ont tempéré, sous réserves des conclusions de l’enquête, la thèse d’une attaque exclusivement motivée par la haine de juifs. Au mépris de toute prudence, le président du CRIF, avant que l’agresseur du jeune juif ne fasse d’autres victimes, avait immédiatement mis en relation cette agression à l’arme blanche avec le prétendu laxisme de la justice à l’égard de l’antisémitisme.

LA PEUR DE L’AUTRE

Ces réactions maladroites et parfois surdimensionnées témoignent d’abord de l’hypersensibilité des juifs de France à une situation qui, longtemps sous-estimée par les politiques et les médias, ne peut que les renvoyer à des souvenirs tragiques. Mais, mal contrôlées, rarement accompagnées d’initiatives de dialogue, elles confortent chacun dans la peur de l’autre, creusant le fossé, confirmant une situation où les victimes se défendent seules, éloignant la perspective d’une riposte large de l’opinion qui finit par croire que l’antisémitisme se réduit aux contre-coups des événements du Proche-Orient.

Contre cette évolution communautariste, les responsables politiques n’ont pas trouvé le ton juste. Ils passent sans transition des discours les plus « républicains » aux gestes appuyés en direction de telle ou telle communauté, courent de cimetière profané en école agressée, mais peinent à rappeler les leçons de l’Histoire et à impulser durablement la politique éducative énergique que la situation exige. Les associations de lutte contre le racisme se distinguent elles aussi par leur impuissance. Incapables d’adapter leur discours et leurs actions à la montée d’un nouvel antisémitisme d’origine maghrébine, elles paraissent avoir été emportées dans la grande bourrasque des affiliations communautaires. La pauvreté de leur implantation sur le terrain et de leur réflexion théorique, la confusion qu’elles ont longtemps entretenue entre l’antiracisme, la défense des sans-papiers et le combat anti-Le Pen, leurs partis pris non assumés dans le conflit du Proche-Orient, les ont empêchées de servir d’antidote à la montée de l’antisémitisme.

Le MRAP, historiquement proche du PCF, est perçu comme promusulman (défense des filles portant le foulard, pas de deux avec Tariq Ramadan), SOS-Racisme, fondé sous l’égide de François Mitterrand et dont l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) est membre fondateur, est vécu comme proche de la communauté juive organisée, tout comme la Licra, la plus ancienne des trois, qui rassemble surtout des notables.

Attisé par des rivalités médiatiques et politiques, le conflit s’est récemment cristallisé sur le mot d’ordre à lancer pour organiser la riposte. Manifester contre l’antisémitisme ou « contre tous les racismes » ? SOS-Racisme et la Licra ont choisi la première voie en défilant à Paris, le 16 mai, rappelant que l’antisémitisme domine désormais largement le recensement des passages à l’acte racistes. Pour ces associations, « tout mélanger » revient à refuser de regarder en face cette réalité nouvelle pour chercher des excuses aux auteurs d’agressions.

D’autres mouvements, comme le MRAP ou la Ligue des droits de l’homme, estiment qu’isoler l’antisémitisme affaiblit la riposte et renforce le communautarisme. De fait, le chacun pour soi victimaire alimente la concurrence mémorielle qui attise à son tour les tensions et éloigne la fusion des antiracismes. Il tend aussi à faire oublier le rôle des semeurs de haine, graveurs de croix gammées et autres provocateurs d’extrême droite qui, dominant dans un passé récent, n’ont pas disparu comme par enchantement.

Reste une lourde réalité : l’incessante répétition des agressions antisémites, la litanie des incendies, des crachats, des profanations ont réactivé chez les Français juifs non seulement une sinistre mémoire, mais une crainte sourde qui ne se limite plus aux habitants de banlieues populaires.

Personne ne peut s’étonner qu’au pays du pamphlétaire antisémite Edouard Drumont (1844-1917) et du régime de Vichy, une telle situation résonne d’un écho tout particulier. Personne ne peut ignorer non plus que les Français juifs issus des pays du Maghreb vivent le renouveau de l’antisémitisme comme une réactivation d’un passé – l’expulsion de leur terre de naissance dans les années 1960 -, éclipsé par l’ombre portée de la Shoah, mais gravé en eux, entre hargne et nostalgie. Enfin, comment oublier que chaque époque où les juifs ont éprouvé de la peur a annoncé des lendemains tragiques pour les autres minorités et pour la République.

Il est donc urgent de stopper la machine infernale de l’affrontement des mémoires et des victimes. En bannissant les amalgames du type « juif = Sharon » ou « musulmans = Ben Laden ». En adaptant les sanctions infligées aux auteurs, souvent très jeunes, d’actes antisémites, qui oscillent aujourd’hui entre un vide incompréhensible et des peines pour l’exemple sans visée pédagogique. Enfin, tâche ardue, en réhabilitant et en transmettant largement les mémoires croisées et parfois conflictuelles de toutes les populations qui, désormais, cohabitent sur le sol de France.

Philippe Bernard – Le Monde du 23 juin 2004.

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