Comment réhabiliter les fusillés pour l’exemple de 14-18 ?
Le 25 Janvier 2010
L’idée qu’il faut réhabiliter les fusillés pour l’exemple de la Première Guerre mondiale fait son chemin. La première fois qu’un Premier ministre, Lionel Jospin, l’avait exprimée, en 1998, elle avait suscité de vives polémiques. Depuis, dans son discours de Douaumont le 11 novembre 2008, le président Sarkozy l’a reprise en partie à son compte, et, un an plus tard, à l’Arc de Triomphe, il a évoqué de nouveau les « fusillés pour l’exemple qui attendent encore qu’on leur rende justice ».
Tout en se réjouissant de cette évolution des autorités de la République à l’approche du centenaire de la Grande Guerre, il nous paraît légitime qu’une association comme la Ligue des droits de l’Homme, qui s’est mobilisée dès l’époque du conflit contre des décisions arbitraires des conseils de guerre, ainsi que des historiens qui se sont penchés sur différents aspects de cette histoire, donnent leur point de vue sur les formes que devrait prendre à leurs yeux une telle réhabilitation.
Grâce aux campagnes menées après la guerre, des condamnations ont déjà été levées, comme celle des «caporaux de Souain » dont l’instituteur Théophile Maupas, défendu avec opiniâtreté par sa veuve, Blanche Maupas. Mais beaucoup d’autres cas sont restés dans l’ombre et nombre d’injustices n’ont pas été réparées. Comme pour Jean Chapelant, sous-lieutenant de 23 ans ramené blessé dans ses lignes, en octobre 1914 dans la Somme, accusé de « capitulation en rase campagne », condamné à mort et fusillé, attaché sur un brancard. Ou Léonard Leymarie, soldat du 305e régiment d’infanterie, condamné à mort et fusillé dans l’Aisne en décembre 1914, pour mutilation volontaire et abandon de poste, alors que des témoignages indiquaient qu’il avait été blessé à la main à son poste de guetteur dans une tranchée.
Des familles demandent que la lumière soit faite sur le sort d’ancêtres qui font partie des 140 000 militaires français morts durant la guerre, mais qui, d’après un fichier établi par l’administration des Anciens combattants, n’ont pas eu droit à la mention « mort pour la France ».
Au total, on estime que, pendant le conflit, plus de 600 militaires français ont été exécutés suite à la condamnation d’un conseil de guerre. Mais ces tribunaux ont prononcé au total quelque 140 000 décisions, dont environ 1 800 condamnations à mort commuées ensuite en d’autres peines, et ont infligé d’autres décisions que la mort : des peines de travaux forcés, des peines de « travaux publics », c’est-à-dire de déportation vers des bagnes et chantiers coloniaux, des peines de détention dans des forteresses ou des camps militaires, et des peines de prison, parfois commuées elles aussi au profit d’un retour au front. Or un grand nombre de soldats condamnés à ces peines, ou dont la peine de mort a été commuée en l’une d’entre elles, sont morts, eux aussi, avant de retrouver la France ou la liberté, sans que leur nom figure sur les monuments aux morts.
S’y ajoutent les victimes d’exécutions sans jugement dont le nombre est impossible à déterminer car elles ont laissé moins de traces dans les archives comme dans les récits. Deux cas ont été rendus public après la guerre, ceux des sous-lieutenants Henri Herduin et Pierre Millant, fusillés sans jugement, le 11 juin 1916, à Fleury, devant Douaumont. Une stèle a été érigée à leur mémoire, le 4 novembre 2009, en l’absence, malheureusement, du secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, Hubert Falco, à qui le maire de Verdun, Arsène Lux, avait écrit que cela risquait d’avoir un impact négatif « sur le moral de nos forces armées, notamment pour celles engagées en Afghanistan ». Un signe de ce que toutes les polémiques ne sont pas closes.
L’existence de victimes d’exécutions sommaires témoigne de ce que la demande de vérité et de justice dépasse largement le cas des seuls condamnés fusillés. Elles paraissent particulièrement nombreuses dans les troupes coloniales. Il existe, par exemple, à propos de tirailleurs d’Afrique du nord, un ordre écrit de tirer au sort dix hommes et de les faire fusiller, exécuté le 15 décembre 1914 sur le front de l’Yser. Et elles semblent avoir été nombreuses aussi parmi les étrangers européens engagés volontaires en 1914, Russes, Polonais, Roumains, Juifs d’Europe centrale, Arméniens et autres Ottomans, qui s’étaient retrouvés dans la Légion étrangère, parfois victimes d’un encadrement habitué à la violence des guerres coloniales et à l’instruction sans ménagement d’anciens délinquants, et où certains d’entre eux, inadaptés à cette unité, sont morts pour avoir demandé à combattre dans des régiments ordinaires.
S’y ajoutent les « mauvais sujets » prélevés, en mai-juin 1917, au sein de chaque régiment en « grève des tranchées », victimes de la déportation administrative dans les colonies, quand Pétain et le haut commandement ne pouvant faire ce qu’ils voulaient en matière de conseils de guerre, ont eu recours à une mesure qu’ils pouvaient mettre en œuvre sans passer par des formes judiciaires. Le relevé des transportés depuis Marseille vers l’Algérie, l’Indochine, le Maroc, l’Afrique occidentale et Madagascar, donnent un total de près de 2000 hommes. Leur disparition après prélèvement dans les unités, sur des critères aussi variables que contestables, a laissé croire à un nombre beaucoup plus grand de fusillés qu’il n’y en a eu en réalité. Mais beaucoup sont morts néanmoins, dans des conditions que leurs familles ignorent encore.
Les renseigner implique d’exhumer les dossiers précis de soldats concernés. La réhabilitation de tous ces hommes, qu’elle implique de lever une condamnation judiciaire ou qu’elle consiste à dire la vérité sur la mort de soldats non « morts pour la France » qui n’ont pas été jugés, ne peut que prendre la forme d’un travail sur des cas individuels. Seule une grâce peut être une mesure collective globale, or elle ne serait pas adaptée car une grâce ne proclame pas qu’une injustice a été commise ni n’efface les éventuelles condamnations, elle dispense de l’exécution d’une peine, ce qui, bien évidemment, n’est plus la question.
Il est bien sûr inconcevable qu’un siècle plus tard, des cas soient rejugés. On ne peut porter de jugement rétrospectif sur les hommes ni sur les institutions du passé, qui appartiennent à un moment de notre histoire. En revanche, une commission rassemblant des historiens, des juristes, des représentants d’associations et du Service historique de la Défense, pourrait s’efforcer d’établir certains faits concernant le sort de soldats disparus lors de la guerre et considérés « non morts pour la France ». Une telle commission pourrait examiner les cas soumis par des familles, des associations ou que des travaux de recherche auraient révélés. Et, pour les condamnations judiciaires qui lui apparaîtraient comme éminemment contestables eu égard aux faits rassemblés, elle pourrait, sans aucun jugement sur les acteurs de l’époque, proposer à la Cour de cassation de prononcer leur annulation sans renvoi, comme dans son arrêt de 1906 concernant le capitaine Dreyfus.
Les historiens ont raison de ne pas accepter aveuglément d’être, dans des procès concernant des faits anciens, des auxiliaires de la Justice pour juger des prévenus. En revanche, ne sont-ils pas dans leur rôle lorsqu’il s’agit d’éclairer la société française d’aujourd’hui sur des faits occultés du passé ? Et si leurs recherches leur permettent de conclure que certaines condamnations prononcées alors apparaissent éminemment douteuses, ne pourraient-ils pas émettre des avis favorables à des annulations, transmis à la Cour de cassation ? De tels avis ne pouvant bien sûr porter que sur la levée symbolique de condamnations judiciaires et jamais sur d’absurdes condamnations rétrospectives.
Dans le cas des victimes de jugements qu’une telle commission proposerait d’annuler, comme dans celui des victimes d’exécutions extrajudiciaires ou de déportations administratives qu’elle souhaiterait voir réhabiliter, elle pourrait recommander que les intéressés bénéficient officiellement de l’inscription « mort pour la France » (transcrites sur les registres d’état-civil) et que leurs noms, s’ils n’y figurent pas déjà, soient ajoutés sur les monuments aux morts.
L’objectif d’une telle commission serait d’essayer de faire la lumière sur le plus grand nombre possible de ces faits pour le centenaire, en 2014, du déclenchement de la Grande Guerre.
André Bach, général C.R., ancien chef du Service historique de l’Armée de Terre,
Jean-Pierre Dubois, professeur de droit, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH),
Gilles Manceron, historien et vice-président de la LDH,
Claude Pennetier, historien (CNRS),
Michel Tubiana, avocat, président d’honneur de la LDH.