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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

comme les Blancs et les Noirs d’Afrique du Sud, comme la France et l’Allemagne, l’Algérie et la France doivent sortir des conflits du passé

Il y a cinq ans, des historiens des deux rives de la Méditerranée avaient lancé un appel à dépasser le contentieux historique franco-algérien. Les signataires, récusant le terme de «repentance» pour sa connotation religieuse, appelaient les plus hautes autorités de la République française à «reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie». Aujourd'hui, on ne peut malheureusement que constater l'absence de progrès dans cette direction. C'est sans doute la raison pour laquelle, après avoir rappelé le lourd passé de la France en Algérie, le politologue Mustapha Benchenane (Université Paris-Descartes) conclut une tribune publiée dans le Quotidien d'Oran le 5 juillet 2012, en écrivant : «Ce que les Français et les Allemands ont réussi, ce que les noirs et les blancs sont parvenus à surmonter en Afrique du Sud, devrait aussi être à la portée des Algériens et des Français..» Dans le même registre, l'universitaire Brahim Senouci plaide, également dans le Quotidien d'Oran, le 12 juillet 2012, pour que la France suive l'exemple de l'Allemagne en reconnaissant et en assumant son passé.

Mustapha Benchenane: Les «aspects positifs de l’indépendance»

[Tribune publiée le 5 juillet 2012 dans le Quotidien d’Oran]

Les relations franco-algériennes restent, cinquante ans après l’Indépendance, un drame passionnel.

On constate, en effet, que six années après la fin de la seconde guerre mondiale, la France et l’Allemagne ont été les acteurs principaux du processus de construction européenne par le Traité instituant la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (C.E.C.A) en 1951. En revanche, un demi-siècle après la fin de la guerre d’Algérie, ce conflit et les souffrances qu’il a provoquées semblent être des obstacles infranchissables pour l’instauration de relations apaisées entre les deux pays.

Pour comprendre ce que représente l’indépendance pour les Algériens, il est nécessaire d’avoir à l’esprit une idée claire de ce qu’a été la colonisation.

Deux personnalités françaises engagées dans l’entreprise coloniale en Algérie apportent leur réflexion.

-Guy de Maupassant a effectué trois séjours en Algérie à partir de 1881. Il écrit :« Notre système de colonisation consiste à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections», ou encore : «Enfin, pour résumer la question de la colonisation, le gouvernement, afin de favoriser l’établissement des Européens, emploie vis à vis des Arabes, des moyens absolument iniques»1.

-Jules Ferry, pourtant farouche partisan de la «mission civilisatrice» en Algérie déclare devant une commission sénatoriale en 1892 «Nous les avons vues, ces tribus lamentables, que la colonisation refoule, que le séquestre écrase, que le régime forestier pourchasse et appauvrit. Il nous a semblé qu’il se passait là quelque chose qui n’est pas digne de la France, qui n’est ni de bonne justice ni de politique prévoyante»2.

Henry Laurens, Professeur au Collège de France écrit: «La conquête de l’Algérie a été une guerre de terreur et l’oppression de la colonisation de peuplement une réalité permanente»3.

Quelques données quantifiées donnent la mesure de ce qu’était la situation des musulmans en Algérie à la veille du déclenchement de la lutte armée le 1er novembre 1954. Chez les musulmans, il y a à peine 10% d’une classe d’âge scolarisable qui sont scolarisés. 97% des enfants européens étaient scolarisés. En 2011, selon l’UNESCO et l’UNICEF, le taux de scolarisation dans le primaire en Algérie est de 97,96%.

En 1962, le taux d’analphabètes était de 85%. Il est aujourd’hui de 17 à 18%.

En 1954-1955, le taux de mortalité infantile chez les musulmans était 13 fois supérieur à celui des français. L’espérance de vie était de 47 ans chez les musulmans et de 65 ans chez les européens.

Chassés par la force des terres les plus fertiles, les musulmans possédaient des exploitations agricoles 10 fois plus petites que celles des français….

En 1936-1937, le projet Blum-Violette visait, en particulier, à accorder la nationalité française à environ 20 000 musulmans, «ceux d’entre eux qui sont les plus évolués ou qui ont apporté des garanties importantes de loyalisme»… Le lobby «pieds-noirs» s’est mobilisé contre ce projet et l’a fait échoué. Au Congrès d’Alger du 14 janvier 1937, les 300 maires d’Algérie se sont prononcés à l’unanimité contre le projet de loi. Le maire d’Oran, l’Abbé Gabriel Lambert a dénoncé comme «anti-français» ceux qui soutenaient le projet Blum-Violette.

Côté algérien, le mouvement des Oulémas (Experts en science islamique) ne s’est pas prononcé contrairement à Messali Hadj, leader nationaliste, qui s’y est opposé.

Quant aux conditions d’existence matérielles calamiteuses des musulmans, il suffit de se reporter aux Chroniques algériennes – 1939-1958 d’Albert Camus pour être édifié. La situation n’était pas meilleure au plan psychologique. En effet, pour le vainqueur, le vaincu n’a pas d’histoire, pas d’identité, pas de culture. La conséquence est que le moins méritant des «pieds-noirs» avait la conviction qu’il était supérieur au meilleur des musulmans et il le lui faisait savoir….

Toute révolte était durement réprimée, le point d’orgue de cette violence coloniale étant les dizaines de milliers de morts à Sétif et Guelma en 1945.

L’ensemble des facteurs favorables à une insurrection étaient réunis en 1954. Mais quand la guerre éclate le 1er novembre 1954, la classe politique française ne comprend pas la nature des événements. François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, martial, déclare : «la seule négociation, c’est la guerre»… Pierre Mendès-France, président du Conseil n’est pas plus lucide.

Il prend la parole à l’Assemblée Nationale le 12 novembre 1954 : «A la volonté criminelle de quelques hommes doit répondre une répression sans faiblesse, car elle est sans injustice. Les départements d’Algérie font partie de la République, ils sont français depuis longtemps. Jamais la France, jamais aucun parlement, jamais aucun gouvernement ne cédera sur ce principe fondamental. Entre l’Algérie et la métropole, il n’y a pas de sécession concevable. Cela doit être clair pour tout le monde»…

Par rapport à 1954 ou 1962, l’Algérie en juillet 2012 n’est pas seulement un autre pays, c’est une autre planète. Depuis juillet 1962, le destin des Algériens est de nouveau entre leurs mains, pour le meilleur et pour le pire, comme pour tout peuple qui a échappé à la domination. Les Juifs et les «pieds-noirs» n’ont pas pu rester en Algérie après 1962 pour de nombreuses raisons : le trop lourd contentieux accumulé au cours de 132 années de colonisation ; la guerre d’indépendance (1954-1962) qui a meurtri tout le monde ; la séquence OAS au cours de laquelle les commandos de cette organisation d’extrémistes «pieds-noirs» ont massacré tout musulman qui avait la malchance de croiser leur chemin ; l’impossibilité pour les européens, comme le soulignait Germaine Tillion, d’envisager une vie en Algérie à égalité de droit avec les musulmans ; l’absence d’un Mandela côté algérien…

La diversité est certes une richesse, mais encore faut-il la mériter en maîtrisant le très difficile art du vivre ensemble à égalité de droits et de devoirs. Néanmoins, 50 ans après, l’histoire commune, la proximité géographique, les liens de toutes sortes – l’Algérie est le deuxième pays francophone après la France – devraient inciter les uns et les autres à donner sa chance à l’avenir à travers des partenariats dans tous les domaines. Ce que les Français et les Allemands ont réussi, ce que les noirs et les blancs sont parvenus à surmonter en Afrique du Sud, devrait aussi être à la portée des Algériens et des Français.

Mustapha Benchenane


Brahim Senouci : Algérie-France, pardonner ou non ?

[Article (extraits) publié dans le Quotidien d’Oran, le 12 juillet 2012.]]

En 2008, la médaille de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne est attribuée à cinq personnalités françaises, à l’occasion du 45èmeanniversaire de la signature du traité de l’Elysée, acte fondateur de l’amitié franco-allemande. L’une de ces personnalités la refuse. Il s’agit de Marc Ferro, historien français de renom.

Marc Ferro avait œuvré pourtant pour cette entente, notamment par la célèbre émission télévisée qu’il anima sur Arte pendant une douzaine d’années, Histoire parallèle. Dans la lettre qu’il adressa à la chancellerie allemande, il exprime sa reconnaissance pour la distinction qui lui est offerte et l’impossibilité de l’accepter, en tant que fils d’une mère déportée au camp de Buchenwald dont elle n’est pas revenue. «Assumer cet honneur sur ma poitrine me serait insupportable. Je n’ai jamais fait mon deuil de mon être chéri», déclara-t-il4. L’ambassadeur allemand accueillit cette attitude avec compréhension et respect. En France, l’opinion manifeste la même attitude bienveillante.

Primo Levi, écrivain juif italien, rescapé du camp d’Auschwitz, est mort à Turin en 1987. Le médecin légiste avait conclu à un suicide. Cette thèse est d’autant plus plausible que Levi ne s’était jamais remis de sa déportation. Il la raconte dans un livre très célèbre, Si c’est un homme. On lui a souvent demandé s’il avait pardonné aux Allemands. Sa réponse était ambiguë. Il déclare que le pardon est impossible parce que le repentir n’est pas sincère. Il dissocie dans un premier temps les coupables du peuple allemand qu’il innocente du crime. Mais c’est pour ajouter que ce même peuple ne pouvait pas ignorer l’existence des camps et donc qu’il doit assumer une part de la culpabilité. Primo Levi bénéficie du respect universel, non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, Allemagne comprise.

Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue juif d’origine russe, a une attitude beaucoup plus tranchée. Il refuse totalement le pardon et renonce à ouvrir un livre ou une partition allemande et s’abstient de parler la langue allemande dans laquelle il excelle… Il explique son attitude par l’abomination des camps. Il insiste sur ce qui fait l’originalité selon lui du génocide juif, la normalité de l’horreur. Il parle des orchestres qui jouaient Schubert pendant les séances de pendaison et l’absence de haine chez les SS qui pratiquaient la torture. Ainsi, ce massacre n’était pas commis sous l’empire de la colère mais organisé de manière froide, réfléchie. Contrairement à Primo Levi, il déclare coupable le peuple allemand dans son ensemble, puisqu’il a porté au pouvoir Hitler, qu’il l’a plébiscité avec enthousiasme comme en témoignent «les affreux hurlements des congrès de Nuremberg5». Enfin et surtout, il trouve insupportable «l’absence de culpabilité du peuple allemand dans son ensemble qui jouit tranquillement du plan Marshall sans la moindre gêne». Là, ses déclarations deviennent véritablement haineuses : «On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l’avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n’auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants…6». Et Jankélévitch d’ajouter : «Le pardon ! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et c’est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truie7». Il conclut par une sentence sans appel : «le pardon est mort dans les camps de la mort8».

Tout comme Primo Levi et Marc Ferro, Jankélévitch bénéficie du respect et de la considération de toute l’Europe. En dehors de quelques voix bien timides, personne ne s’est avisé de lui tenir rigueur de ses propos.

[…]

Il y a une différence de taille [entre ces deux situations]. L’Allemagne a demandé pardon, ne cesse de demander pardon. Elle a totalement assumé son héritage. Même si Jankélévitch, Ferro ou Levi jugent cette demande hypocrite, elle n’en existe pas moins. Il est remarquable qu’en dépit de son attitude, beaucoup de gens, en France notamment, à l’image de ces trois personnalités, lui refusent le pardon. Il est surtout remarquable que la société française dans son ensemble juge ce refus respectable.

A contrario, quand il s’agit de l’Algérie, entre tentative de révisionnisme tendant à faire passer la parenthèse coloniale comme une œuvre positive, amnistie des tortionnaires, glorification des Bigeard…, la demande de pardon n’est pas de mise. C’est tout juste si on concède une certaine violence de l’armée coloniale, tout de suite expliquée par «la violence terroriste» des rebelles. En somme, ce qu’on demande au peuple algérien, c’est une réconciliation fondée sur un mensonge. Ceux qui la refusent sont accusés d’être des messagers de la haine et du ressentiment.

Marc Ferro n’a pas pu enterrer sa mère. Il ne sait même pas si elle a eu une sépulture. 70 ans plus tard, il ne peut se résoudre à l’oublier. Des dizaines de milliers d’Algériens ont été ainsi massacrés, jetés dans des fosses communes, précipités dans les gouffres qui environnent les villes de Sétif, Guelma et Kherrata. Les descendants de ces victimes n’ont-ils pas droit au même respect que celui manifesté à l’égard de Marc Ferro ? Non ? Parce qu’Algériennes, donc inférieures ?

La question même de la réconciliation n’est pas envisageable tant que la demande de pardon ne sera pas exprimée. La mémoire des morts sans sépulture exige le respect de cette clause !

Brahim Senouci

  1. Extraits de Au soleil, recueil d’articles de Guy de Maupassant, publié en 1884 : Bou-Amama et La Kabylie-Bougie.
  2. Voir http://semaphores.info/2012/05/un-ferry-qui-prend-leau/.
  3. [Note de LDH-Toulon] – Lire de Henry Laurens, résumé de cours 2004-2005.
  4. [Note de LDH-Toulon] – Référence : http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/01/30/une-decoration-insupportable/.
  5. [Note de LDH-Toulon] – Extraits de Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible, éd Seuil, Points-essais, 1986, page 45.
  6. Vladimir Jankéléitch, op. cit, p. 50.
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