« Qui a profité le plus de la colonisation ? »
Robert Micallef, retraité, Arpaillargues (Gard).
« Je suis né à Alger, en 1945. J’ai habité Bab-el-Oued, pendant toute mon enfance et mon adolescence. Quand mon père travaillait et que ma mère faisait des courses, c’est ma voisine algérienne qui me gardait. Nous entretenions d’excellentes relations même quand on a su que le mari était impliqué dans le FLN. Le climat entre les peuples s’est dégradé les dernières années. Surtout à cause de l’OAS. Les relations n’étaient plus les mêmes parce que chacun avait choisi son camp. Même ceux qui ne l’avaient pas choisi étaient poussés par les uns et les autres. Le pied-noir qui n’était pas dans le clan de l’Algérie française était considéré comme un traître. J’ai été élevé dans une ambiance modérée, jamais dans le racisme, mais cela existait autour de moi. Pour beaucoup, un bon Arabe était un Arabe mort. J’ai vécu le départ comme un drame parce que je quittais mon pays. Si l’indépendance s’était mieux passée, je pense que mes parents seraient restés. Je suis retourné à Alger, en septembre dernier. Ma première visite a été réservée à un ancien camarade d’école. On s’est retrouvés avec beaucoup d’émotion. Dès que je disais que j’étais né ici, j’étais merveilleusement accueilli, partout où je suis passé. Ils ont évolué bien plus vite que nous. Pour eux, la guerre d’Algérie est finie depuis plus longtemps. Que la France ait apporté quelque chose à l’Algérie, on ne peut pas dire que c’est faux. Mais qui en a profité le plus ? Il y avait cette inégalité entre les Algériens et les Français. Ceux qu’on appelait les indigènes n’avaient pas les mêmes droits. Où sont les bienfaits de la colonisation quand, au départ, on spolie ces gens-là, en leur enlevant leurs terres ? »
« L’Algérie ne m’évoque pas grand-chose »
Nazim, vingt-six ans, travailleur social, Drancy (Seine-Saint-Denis).
« Je n’ai pas d’attaches particulières vis-à-vis de l’Algérie. Je suis né ici, je suis allé de la maternelle à l’université en France. Je n’ai pas été élevé de manière traditionnelle et encore moins religieuse. Je ne sais même pas parler un mot d’arabe. Quand on est issu de l’immigration, même après deux ou trois générations, les discours sur l’Algérie sont omniprésents dans la famille. J’ai toujours habité la banlieue nord où il y a une forte présence de gens issus de l’immigration algérienne. On entend aussi un peu tout et n’importe quoi sur l’Algérie. Il y a des gens qui s’y rattachent sans savoir pourquoi. L’Algérie ne m’évoque pas grand-chose. Elle m’intéresse, mais en tant que Français et en termes historiques, comme peut m’intéresser n’importe quel autre pays. Mais pas de manière sentimentale, parce que c’est l’histoire de mes parents et de mes grands-parents. L’image qu’on m’a transmise, c’est que la période coloniale n’a rien apporté de positif. Non pas par rejet des Français mais avec des éléments rationnels pour démonter l’histoire officielle de la colonisation. Je pense que l’État français a entretenu, dans les mentalités, une spécificité coloniale liée à l’Algérie. Le statut de département français faisait que c’était vraiment la France. Il y vivait près d’un million de Français, pas trente mille comme en Indochine. Dans la fameuse loi, quand était évoquée l’Afrique du Nord, cela concernait l’Algérie. Ce traitement particulier se ressent aujourd’hui dans l’amertume de certains pieds noirs. Le racisme du Front national s’est fondé en partie autour du passé algérien de Le Pen. C’est aussi la réalité de la France : sur les trois millions d’étrangers, un tiers ont la nationalité algérienne. Et avec leurs enfants, on atteint les deux millions. Les Français sont habitués à vivre avec les Algériens. Mais moi, mon origine algérienne, je n’en fais pas un étendard. Je ne me revendiquerai jamais du monde arabo-musulman parce que, ce qu’il s’y passe actuellement, je n’en suis pas fier. »
« Je me suis toujours senti algérien »
Maurice Baglieto, ancien combattant de l’indépendance, Alger.
« Mon engagement pour l’indépendance est venu naturellement. Ouvrier, je travaillais avec des Algériens qui étaient encore plus exploités que moi. Ma place était de leur côté, pas du côté du patron. C’est comme ça que j’ai choisi mon camp : pas celui de l’Algérie française, comme d’autres pieds noirs, mais celui de l’Algérie algérienne. Militant du Parti communiste algérien, j’y ai connu une fraternité de combat extraordinaire, avec mes camarades juifs, européens, arabes. Cela m’a façonné pour le restant de mes jours. Les luttes généreuses du peuple de France m’ont elle aussi aidé à comprendre la question nationale. Il y avait aussi cet esprit internationaliste, cette solidarité avec tous les peuples qui voulaient se libérer, en Afrique et en Asie. Mais plus que tout, c’est le sentiment d’appartenir au camp des exploités qui m’a poussé à me ranger du côté de la lutte du peuple algérien pour son indépendance. J’ai été arrêté pour mes activités le 19 janvier 1957 puis jeté dans un camp pendant quarante-quatre mois. Je me suis toujours senti algérien. Le premier Baglieto, d’origine génoise, est arrivé ici bien avant 1830. Mon grand-père, mon père sont nés à Boufarik, et moi à Belcourt. Mais je ne fais aucune concession sur mes origines européennes et je ne suis pas non plus musulman. Même pendant les années de terrorisme, l’idée de quitter mon pays ne m’a jamais effleuré l’esprit. Ma place est ici. Je ne regrette rien du tout, si c’était à refaire, je referais le même parcours. Entendre les nostalgiques de l’Algérie française vanter aujourd’hui les soi-disant côtés « positifs » de la colonisation me met hors de moi. »
« Sans colonisation, il n’y aurait pas eu de guerre »
Amar Assas, fils de Harki, responsable de l’association Harkis et droits de l’homme, Gap (Hautes-Alpes).
« Si j’ai fait partie des descendants de harkis qui se sont opposés à cette loi, c’est qu’elle mélange tout. Il y a deux problèmes distincts, qu’on doit dissocier : d’une part, l’indemnisation et la réparation d’une injustice vécue par les harkis, et d’autre part, le débat politique et historique sur la colonisation. Or des députés UMP ont instrumentalisé les harkis pour glisser dans cette loi les articles 4 et 13. À vingt ans, j’étais dans une logique séparatiste. Je disais : « Mon père a choisi la France. » C’était un discours récurrent, préfabriqué, qui nous était inoculé. Pourtant, pour de nombreux harkis, le chemin qu’ils ont pris pendant la guerre ne correspondait pas à un choix idéologique en faveur de la France. Par la suite, j’ai pris conscience du fait que l’on n’avait pas à opposer les immigrés et les harkis. Je considère aujourd’hui qu’il y a des immigrés économiques et des immigrés politiques, les harkis. Lorsque je dis que les harkis sont des immigrés comme les autres, je provoque un tollé. Pourtant, ces populations se heurtent, aujourd’hui, aux mêmes difficultés. Elles subissent les mêmes discriminations. Que l’on soit fils de harki ou fils d’immigré, on est confronté aux mêmes problèmes pour trouver un logement, un emploi. Le délit de faciès, de patronyme existe dans les deux cas. D’ailleurs des enfants de harkis se trouvaient parmi les initiateurs de la Marche des Beurs dans les années quatre-vingt. De même que des soldats français ont commis des ignominies pendant la guerre d’Algérie, des harkis ont commis des horreurs. Certains étaient chargés par l’armée française des basses besognes, c’est indéniable. Pour ces raisons, ceux-là ont opéré une rupture définitive avec l’Algérie. En revanche, pour la majorité, cette rupture n’existe pas. Certains veulent même être inhumés là-bas. Cette question du jugement porté sur la colonisation nous interpelle. Sans colonisation, il n’y aurait pas eu de guerre, et pas de harkis. »
« La colonisation, c’est la contrainte par la force »
Henri Malavergne, retraité, ancien appelé du contingent, Bagnolet (Seine-Saint-Denis).
« Je suis parti à l’armée en novembre 1960. Après les quatre mois de classes, on m’a indiqué que, comme d’autres copains, je devais partir en Algérie. Comme trois autres appelés, sur un groupe d’une trentaine, j’ai refusé. Le capitaine m’a fait appeler et m’a demandé si je savais à quoi je m’exposais. Je lui ai répondu que je préférais faire de la prison que d’aller tuer des hommes et des femmes qui ne m’avaient rien fait. J’ai eu de la chance en échappant finalement à la prison. Comme j’ai refusé de prendre les armes et que j’avais un CAP, j’ai reçu une formation pour devenir moniteur dans un centre de formation de la jeunesse algérienne. Je suis parti pour Oran début juin, avant d’être affecté à Ouarizane, près d’Aïn Kerman, pour construire un centre de formation. La population était surexploitée, misérable. Le capitaine qui dirigeait la section administrative spéciale payait les paysans participant à nos travaux avec les sacs de grain destinés à l’aide humanitaire et se livrait à toutes sortes de trafics. L’armée verrouillait tout et ne participant pas aux opérations, nous étions très peu au courant de ce qui se passait. Mais nous savions que certains obligeaient des « insoumis », comme les appelait l’armée, à s’asseoir nus sur des tessons de bouteilles. Dans la vallée du Chélif, quand les colons avaient maille à partir avec des ouvriers agricoles algériens qui contestaient le non-paiement de leur travail, ils appelaient l’armée, et les rebelles étaient passés à tabac puis à la gégène par les soldats. Certains militaires faisaient ça de bon cœur, sans se faire prier. Alors, dire que la colonisation avait quoi que ce soit de positif est pour moi scandaleux. La colonisation, c’est la contrainte par la force pour soumettre un peuple. Ce qui est incroyable, c’est que, quarante-quatre ans plus tard, cette guerre nous touche toujours autant. »
Propos recueillis par Ludovic Tomas et Rosa Moussaoui