Un motif de satisfaction, mais un article invalidé cache l’autre
par Claude Liauzu1
Le président de la République vient de saisir le Conseil constitutionnel de l’invalidation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui impose l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation2.
C’est un motif de satisfaction pour ceux qui se battent depuis un an contre cette loi et pour les profs qui s’étaient engagés à ne pas l’appliquer. Tout est-il résolu pour autant comme s’empressent de l’annoncer certains médias et hommes politiques ? La mission Debré n’a pas consulté les historiens qui ont affirmé depuis le début leur opposition à la loi, et rien ne transparaît sur ce que devient l’article 33 créant une Fondation pour la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie.
La liberté des historiens reste menacée par cette Fondation – sur laquelle un rapport préparatoire annoncé pour juin est toujours confidentiel – qui serait le lot de consolation offert au lobby des rapatriés les plus ultras. Quels crédits, pris sur quoi ? Quel fonctionnement ? Quel contrôle des archives ? Quelle place pour les associations cultivant la mémoire de l’OAS et la nostalgie de l’Algérie française ? Quel statut des chercheurs universitaires ? Aucune réponse n’est fournie à ces questions. Le précédent des mémoriaux de Marseille 4 et de Montpellier5, où les spécialistes sont pris à partie par les extrémistes nostalgiques de l’OAS, traités de « trous du cul d’universitaires» par Georges Frèche6, est édifiant. Le précédent des insultes du ministre des Anciens combattants (qui serait en charge de la Fondation ?) contre les opposants à sa loi, traités de « pseudo-historiens » et de « spécialistes auto-proclamés » est tout aussi édifiant7. Cela est inacceptable et ne sera pas accepté par les historiens respectueux de la déontologie de leur métier. Depuis un an, on a le sentiment que la classe politique va de faute en faute, cherche à sortir de Charybde pour aller en Scylla. Après la « commission » annoncée cet été par le ministre des Affaires Etrangères pour confier à des experts officiels de Paris et d’Alger l’évaluation du passé colonial, refusée par le milieu des spécialistes8, la mèche d’un nouveau conflit est ainsi allumée.
Notre combat continuera tant que la liberté des historiens sera soumise à des pressions politiques.
Il faut ajouter un autre effort, indissociable, qui concerne les carences de notre profession face aux besoins de mémoire de la société. Ces besoins posent des problèmes difficiles, mais laisser les réponses à des entrepreneurs ou des idéologues serait grave. L’annonce prochaine d’une « journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions » est une décision politique qui suscitera des réactions diverses. Mais l’absence dans les programmes scolaires de l’histoire de l’esclavage engage la responsabilité des commissions chargées de leur élaboration et, plus généralement, celle des historiens.
Nos associations professionnelles, nos institutions universitaires ne peuvent pas non plus continuer à traiter par le silence les migrations, qui sont constitutives de notre société, le passé colonial qui est, lui aussi, constitutif de notre identité, les problèmes du racisme. Si l’histoire est d’abord un va-et-vient entre le présent et le passé, elle doit prendre en charge l’immense mouvement historique qu’est le processus de mondialisation des sociétés. Cela entraîne une réflexion sur la mise à jour d’un corpus encore très hexagonaliste, sur la formation des enseignants, ainsi qu’une critique sans complaisance des conservatismes du métier. Cela appelle aussi un débat entre les historiens et les forces vives de la société. Parmi les initiatives allant dans ce sens, un colloque se tiendra à Jussieu le 23 février.
Notre liberté dépend aussi, sinon d’abord de notre responsabilité, de notre capacité à être à la fois bons ouvriers et bons citoyens, comme le rappelait Marc Bloch.
Claude Liauzu