Madjid Benchikh : «Si un groupe met en danger le système, la réponse sera dure »
L’ici et le maintenant. Dans une salle Cosmos archicomble, les panélistes du jour s’attaquent à du lourd, avec pour mission de dresser un bilan critique de cinquante années de gestion publique. C’est l’empreinte que veut imprimer le colloque à ce cinquantenaire en se disant : qu’a-t-on fait de l’indépendance ? Qu’est-ce qui a été fait depuis 1962 ? Et pourquoi en sommes-nous là ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? En quoi avons-nous failli ? C’est tout l’enjeu de ce cycle de conférences qui ambitionne de fournir des instruments scientifiques pour une meilleure compréhension (appréhension) de notre destin national.
Premier «client» couché sur le billard : le système politique algérien. Pour une autopsie critique de la balbutiante démocratie algérienne, ce mort-né du glorieux projet indépendantiste. Le panel 5 se propose de disséquer ce grand corps malade qu’est le régime gérontocratique algérien. Ce vieux Léviathan qui ne veut ni guérir, ni mourir. Arc-bouté ad vitam aeternam à son koursi califal. Quel est le secret de sa mystérieuse longévité ? That is the question. Sous l’intitulé : «Sur quoi repose l’endurance du régime politique en Algérie ?», trois spécialistes, réunis autour de Omar Carlier en modérateur, vont se succéder pour présenter chacun son diagnostic.
C’est le vénérable Madjid Benchikh, l’un de nos plus brillants juristes, qui s’y colle le premier. Madjid Benchikh confie d’entrée son bonheur d’être ici. «Je suis heureux d’être de temps en temps rappelé au bon souvenir des Algériens grâce à El Watan», glisse-t-il malicieusement, lui qui a quitté l’Algérie en 1996. Ancien doyen de la faculté de droit d’Alger, premier président de la section d’Amnesty International en Algérie et membre actif de plusieurs ONG de défense des droits humains, Madjid Benchikh est aujourd’hui professeur émérite officiant à l’université Cergy-Pantoise. On lui doit quantité d’ouvrages dont Algérie, un système politique militarisé (L’Harmattan, 2003).
En fin connaisseur du dossier des droits de l’homme en Algérie, Madjid Benchikh prévient dès l’introduction que son propos n’est pas d’établir un bilan des violations des droits et libertés, «puisque c’est quelque chose qui est connu de tous». Ce bilan, argue-t-il, confronte deux sources fondamentales : d’un côté les rapports gouvernementaux établis à l’attention des instances internationales, à l’image du dernier rapport présenté devant le Conseil des Nations unies pour les droits de l’homme (basé à Genève), de l’autre l’inventaire des ONG qui présentent des rapports plus critiques. «Ces deux thèses étant connues, et comme ce colloque revêt un caractère académique, il convient de faire une autre lecture des droits de l’homme en Algérie à la lumière de l’analyse du système politique algérien. Il m’a semblé que c’est une lecture vivifiante qui peut aider à la compréhension des droits de l’homme en la reliant au système dans lequel ils vivent, et c’est mon propos aujourd’hui», explique le conférencier.
«La perversion des promesses constitutionnelles»
Madjid Benchikh s’évertuera dès lors à analyser le discours droit-de-l’hommiste algérien en puisant dans le corpus juridique et politique officiel, et en le soumettant à l’épreuve des faits. Son matériau, en l’occurrence, sera les différentes Constitutions, de 1963 à 1996, et les Chartes de 1964 et de 1976.«Chaque jour, vous constatez qu’il y a des violations des droits de l’homme. Les élections, point de départ d’un système pluraliste, ne donnent pas satisfaction. Les organisations internationales des droits de l’homme, que ce soit celles des Nations unies ou les ONG, font état de violations multiples. Pourquoi nous n’aboutissons pas dans le cadre du système politique algérien à la protection promise par le texte constitutionnel et le discours politique ? C’est ce que j’appelle la perversion des promesses constitutionnelles dans la pratique du système politique algérien.»
Opérant une lecture du patrimoine génétique de la doctrine droit-de-l’hommiste algérienne, Madjid Benchikh fera remarquer que le Mouvement national, dans son essence, avait intégré au cœur même de sa feuille de route la lutte pour les droits et les libertés démocratiques du peuple algérien. «Ce n’est pas une spécificité algérienne. Dans tout mouvement anticolonial, la lutte pour la dignité est quelque chose de crucial», dit-il. Il rappellera dans la foulée qu’en 1947, le parti nationaliste qui devait prendre la relève du PPA s’appelait bien «Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD)».
Forte de ce puissant ascendant généalogique, la question des droits de l’homme va donc trouver racine dans l’humus de la lutte anticoloniale. «Hormis la période ayant suivi le coup d’Etat de 1965 où il n’y avait pas de Constitution durant une dizaine d’années, le discours juridique et politique en Algérie a toujours prétendu respecter les droits de l’homme. On peut rattacher cela au fait que la lutte même anticolonialiste s’est faite au nom des libertés démocratiques», appuie Madjid Benchikh. Citant la Loi fondamentale de 1963, il note : «Il y a même une disposition de la Constitution de 1963 qui dit que l’Algérie reconnaît la Déclaration universelle des droits de l’homme, ce qui est une affirmation forte.»
Après le pronunciamiento de Boumediène en 1965, la situation va changer. Le discours politique se plaît toujours à claironner son attachement au respect des droits de l’homme. «Cette période 1965-76 marque la fragilité du discours juridique et politique et montre la faiblesse des corps sociaux pour défendre ne serait-ce que le discours juridique et politique relatif aux droits de l’homme», souligne Benchikh.
Et d’ajouter : «C’est une période où l’on passe de la souveraineté du peuple à celle de l’Etat. On estimait qu’il fallait aller vers la primauté de l’Etat pour organiser la société. On assiste à un discours plus conquérant». «Dans le privé, on sentait bien que les gouvernants avaient un discours plus critique à l’égard des droits de l’homme. On commençait déjà à imputer à des thèses occidentales [ce type de revendications]. Comme si le respect des droits de l’homme était une espèce d’importation de l’étranger.»
Les Constitutions de 1989 et 1996 marquent le passage au pluralisme politique : «On rentre dans un système politique démocratique au sens libéral du terme. Moi, j’ai voté pour les Constitutions de 1989 et de 1996 malgré les reculs de la Constitution de 1996.» Même si les dispositions de ces deux textes sont généreuses, elles auront peu d’impact sur le terrain : «Le problème est que ces affirmations du discours juridique et politique ne s’accompagnent pas d’une pratique. On assiste à une perversion des discours avancés. Pour comprendre cette perversion des promesses constitutionnelles, il faut remonter aux conditions dans lesquelles a été mis en place le système politique algérien. Autrement dit, l’organisation et la détention du pouvoir.»
La thèse de Madjid Benchikh est que le parti FLN n’a jamais disposé de la réalité du pouvoir comme on a pu le dire : «Il n’y a jamais eu de système de gouvernement par le parti en Algérie. Dès 1962, vous le savez, l’armée des frontières est rentrée en force en Algérie et a mis en place le système politique. L’embryon d’Etat installé au lendemain de l’indépendance a été mis en place sous l’égide du commandement militaire. J’inclus dans le commandement militaire des civils, et, au premier chef, le président de la République.»
«Le pouvoir ne peut être déterminé par les urnes»
Pas de changement notoire après 1988. Le multipartisme instauré par la Constitution de 1989 sera un simple élément de décor : «Ce n’est pas la compétition et les possibilités d’alternance qui vont être au cœur de l’exercice du pouvoir et donc de la pratique des libertés démocratiques et des droits de l’homme. Comme dans tous les systèmes autoritaires, la compétition politique est souvent faussée par des organismes qui sont le plus généralement occultes», d’où l’émergence du «cabinet noir». «Les discours politique et juridique continuent à affirmer la protection des droits de l’homme parce qu’il y a ce legs historique. Dans la pratique, aucun président n’a été élu sans avoir été au préalable désigné par le commandement militaire. La légitimité politique ne peut être tirée que lorsqu’on reste dans cette ligne. Par exemple, lorsque le président Zeroual a tenté de créer un parti politique, il a dû démissionner peu après. Ce système ne peut accepter que la légitimité politique change de camp».
Il tombe sous le sens, souligne le conférencier, qu’à partir de là, les libertés publiques seront sérieusement compromises. «A partir du moment où les institutions principales sont désignées en dehors de la Constitution, le système est complètement faussé. Vous pouvez organiser les élections que vous voulez, elles ne parleront jamais des aspirations de la population. Les libertés ne peuvent plus s’exercer normalement.»
Madjid Benchikh parle alors naturellement de «démocratie de façade» : «Les libertés sont proclamées mais pas pratiquées. La démocratie de façade va laisser des marges et des espaces qui permettront l’expression d’un certain nombre de libertés démocratiques, mais elles ne conduiront pas à l’alternance. Le pouvoir ne peut être déterminé par les urnes. Il ne peut pas être mis en danger. Il peut être mis en cause, mais pas en danger par la pratique des droits de l’homme. Si jamais la pratique politique d’un parti, si jamais la pratique associative ou syndicale constituent une menace pour lui, si jamais un groupe, par exemple le Front islamique du salut, ou d’autres organisations de ce type, mettent en danger le système, la réponse sera dure, la violation peut être massive. Et c’est la période (les années 1990, ndlr) que nous avons connue.»
L’intervention de Madjid Benchikh.
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Mohammed Hachemaoui : Corruption politique, le nerf de l’ordre autoritaire
La voix ponctuée de trémolos, le dernier intervenant au panel 5 consacré à l’analyse du régime politique algérien, le politologue Mohammed Hachemaoui, contient difficilement son émotion.
Et pour cause : c’est la première fois qu’il partage le fruit de ses travaux devant un public algérien, des travaux qui portent sur la corruption politique. Un gros morceau. Autant dire une bombe. En s’attelant à une si lourde tâche, Hachemaoui – qui a par ailleurs le mérite d’être le concepteur de ce colloque et son commissaire scientifique – s’impose comme un pionnier. Son sujet de thèse – «Clientélisme et corruption dans le système politique algérien» – annonçait déjà la couleur.
«La corruption politique en Algérie, dernière ligne de défense du régime autoritaire ?» C’est sous ce titre que se déclinera son exposé. Un exposé extrêmement dense, bien fouillé, qui livre les conclusions de plusieurs années d’investigations vouées à cerner un phénomène tentaculaire qui gangrène toutes les sphères du pouvoir et les strates de la société algérienne.
«Travailler sur la corruption politique n’est pas la manière la plus intelligente de se faire des amis en Algérie. C’est même la manière la plus sûre de se faire des ennemis», lance le sémillant chercheur en guise de prologue, pour dire la témérité de sa démarche. «Je ne veux pas adopter la posture d’un imam révulsé par la corruption morale des croyants. Pas davantage celle d’un militant qui brave les interdits et dénonce la corruption au quotidien. Je respecte ces deux postures, qui sont nécessaires dans une cité. Mais ce n’est pas la démarche que j’ai choisie. J’ai choisi d’être un sociologue du politique parce que je crois que la science sociale se doit d’opérer le dévoilement des logiques de domination.» Et de poursuivre : «Ce sujet est un casse-pipe, mais il faut savoir le contourner d’un point de vue épistémologique. Il est difficile parce qu’il y a énormément de confusion autour de ce sujet, qui nous concerne tous et qui conditionne le destin de notre nation.»
La «chkara» institutionnalisée
Mohammed Hachemaoui nous apprend que très peu d’études sont consacrées, dans le champ des sciences sociales, à ce nouvel objet : «Il a fallu attendre l’affaire Watergate pour que l’on assiste, d’abord aux Etats-Unis, à un boom dans les études sur la corruption. Mais ce boom est resté cantonné dans la science politique anglo-saxonne et américaine. En France, il y a très peu de travaux sur la corruption. En Algérie, c’était tabou. Après, à partir des années 2000, on en parlait occasionnellement pour écarter un concurrent, Messaoud Zeggar, tel général, l’affaire Khalifa… Moi, j’ai commencé à travailler sur la corruption à partir de 2002. Je constate une évolution. On en parle énormément, mais dans la confusion la plus totale.»
Détaillant quelques éléments de méthode, Hachemaoui confie : «Ce matériau est le fruit d’une enquête de terrain que je mène depuis 2002 dans différents sites, dans des municipalités de la wilaya d’Alger dont je ne dévoilerai pas le nom, également dans l’est et le sud du pays. Je me suis focalisé sur une sociologie de la corruption locale. Au départ, je travaillais sur le clientélisme politique et, au cours de mes enquêtes, j’ai rencontré ce qu’on appelle la ‘chkara’. Et je l’ai vue à l’œuvre dans les mécanismes électoraux. Alors, je me suis dit : c’est là qu’il faut chercher. Ensuite, je suis monté micro, mezzo, au niveau départemental, dans le gouvernorat du Grand-Alger dont personne ne parle. Après, je me suis intéressé aux affaires de grande corruption : Khalifa, BRC, etc.»
Pour Hachemaoui, on aurait tort de réduire la corruption aux seuls pots-de-vin : «Les pots-de-vin sont une forme dominante de la corruption, mais ce n’est pas la seule. Se focaliser sur les pots-de-vin, c’est oublier les conflits d’intérêt, l’extorsion, le népotisme…» Le conférencier l’admet : «Il est difficile de quantifier la corruption.» Le plus important dans une telle étude, insiste-t-il, est d’analyser le système politique qui préside à l’instauration de la corruption comme mécanisme de régulation du jeu politique : «La corruption n’est pas un phénomène isolé. Elle a besoin d’un environnement institutionnel pour exister.» Il apporte dans la foulée une précision de taille en postulant que «la corruption existe même dans des régimes démocratiques».
Il déconstruit au passage ce qu’il appelle «un paradigme dominant selon lequel la corruption prospère dans les Etats rentiers». «On parle beaucoup de la malédiction du pétrole et moi-même, j’ai été le propagandiste de la rente. Après, j’ai constaté que la corruption existe même dans les Etats non rentiers. Il faut donc opérer un renversement de perspective en mettant les institutions au centre de la réflexion.»
Mohammed Hachemaoui avancera dès lors deux thèses qui vont étayer son étude. Première thèse : «La corruption politique est posée dans les fondations institutionnelles mêmes du régime comme le pendant de l’ordre autoritaire.» Deuxième thèse : «Les arrangements institutionnels sous-jacents à l’autoritarisme et à la corruption structurent l’organisation de l’Etat et de l’économie politique, par-delà les métamorphoses formelles et discursives du système politique.»
«On a un régime fort et un état faible»
Mohammed Hachemaoui souligne au passage que son intérêt va se porter fondamentalement sur «la corruption systémique qui est enchâssée dans les processus politiques et économiques». Il s’intéresse de près à la corrélation entre «régime prétorien» et richesses. «Les questions qui ont guidé ma réflexion étaient : comment les institutions confèrent à certains groupes et intérêts un accès disproportionné au processus de prise de décision ? Comment s’opère le transfert entre pouvoir et richesses ? Qui met en place ces opportunités, qui y accède et qui n’y accède pas ?»
Le politologue assure que les changements «de façade» survenus après les émeutes d’Octobre 1988 ne changeront rien au cœur de l’équation : «Après 1988, tout a changé sauf l’essentiel : les règles du jeu politique. C’est cela, la force de ce régime. C’est qu’il a su reproduire les règles du jeu politique sous des formes institutionnelles changeantes.» Quelles sont ces règles ? «1- Concentration et exercice non imputable du pouvoir. Il n’y a pas de reddition des comptes. 2-Institutionnalisation de monopoles et d’oligopoles. 3-Affaiblissement institutionnel de l’Etat et de la société civile. On a un régime fort et un Etat faible. 4- La dirty tricks politic. La politique des sales coups. Et nous avons là tout un répertoire qui comprend les intimidations, le harcèlement, l’homicide politique, les complots. Il y a un organe qui a le monopole de ce répertoire : la police politique. Tout a changé en Algérie, sauf la police politique.» Hachemaoui observe que «le régime est construit selon deux logiques structurantes qui ont des affinités électives entre elles : autoritarisme prétorien-corruption politique.»
A partir de l’ossature théorique et méthodologique adoptée, le chercheur en vient à identifier cinq séquences dans l’évolution de la corruption politique en Algérie. 1962-1965 : la corruption des factions. 1965-1988 : la corruption de patronage. 1989-1991 : l’ère des réformateurs confrontés à la «garde prétorienne». 1992-2000 : la corruption dans sa corrélation à la violence politique. 2000-2012 : la fabrique des tycoons dont la figure emblématique s’appelle Abdelmoumen Khalifa.
De ce magma nauséabond, Hachemoui retient la séquence 1989-1991, la fameuse «parenthèse enchantée». Il estime que le couple Hamrouche-Ghazi Hidouci a été la chance manquée de l’Algérie. «Personne, avant eux, n’avait eu les leviers du gouvernement et personne ne les a plus jamais repris après eux. Plus jamais on ne donnera les leviers du pouvoir, la réalité du pouvoir, à un civil», martèle-t-il. «Après 1992, on a assisté à un véritable démantèlement institutionnel.» Hachemaoui termine en sériant ce qu’il appelle «les effets dévastateurs» de la corruption : «Elle démultiplie les procédures bureaucratiques, gangrène les marchés publics, récompense l’incompétence. Elle enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. D’où toutes ces disparités sociales, alors qu’il y a tant de ressources.»